Stéphane Van Damme est professeur d’histoire moderne, titulaire de la chaire d’histoire des sciences à l’institut universitaire européen de Florence. Son propos tient dans le sous-titre du livre : « une autre histoire de la philosophie ». Voici donc un livre qui oblige à remettre en question nos connaissances, notre approche des Lumières

Du passé, ne faisons pas table rase

C’est un livre exigeant et important, équipé d’un appareil de notes conséquent évidemment dans ce type de collection. Disons le d’emblée, remettre en question ne signifie pas faire table rase du passé. Il s’agit bien d’une « autre histoire » et pas d’une contre histoire, comme l’auteur le précisait encore récemment dans une émission sur France Culture. L’ouvrage contient un épilogue.
On peut conseiller de lire, comme en écho, introduction et conclusion avant de se plonger dans la lecture de chaque partie afin d’en faciliter la compréhension. Signalons enfin la présence de larges extraits de textes d’époque dès que cela est nécessaire.

En guise de mise en garde

Dans l’avant-propos, l’auteur identifie un certain nombre de maux dont souffre l’histoire des Lumières. Le diagnostic est le suivant : l’histoire, ou du moins l’historicisation, en est souvent absente. De plus, on a souvent une approche téléologique qui cherche à retrouver les racines des combats des intellectuels du XIXème siècle dans les Lumières. Il faut aussi avoir une vision moins fixiste de la philosophie, c’est-à-dire restituer du mouvement aux idées. On aboutit logiquement à une définition de la philosophie entendue comme « la résultante de l’ensemble des opérations, pratiques et symboliques, organisationnelles et discursives, par lesquelles les acteurs s’accordent pour considérer un objet ou une activité dans une société donnée ».

Philosophie partout, philosophie tout le temps

Parmi les idées fortes que développe Stéphane Van Damme, il y a d’abord celle qui considère que la philosophie est alors au cœur de l’existence, qu’elle est partout et donc pas seulement là où on l’attend. Généralement, on l’attend dans certains milieux et dans certains types de textes. Selon l’auteur, il faut se départir de ce carcan. Il envisage donc une définition large de la philosophie. La philosophie est donc présente dans la société des XVIIème et XVIIIème siècles. Au passage on notera la périodisation large choisie par l’auteur. Il faut aussi prendre en compte une diversité de pratiques. On retrouve dans cette première partie l’empreinte de Daniel Roche avec l’insistance faite sur la circulation des idées. La philosophie aussi est déclinable dans des textes de natures très différentes. Enfin, philosopher n’est pas lors un métier à plein temps, une sorte de magistère, et au contraire être professeur de philosophie est plutôt un entre-deux dans une carrière comme le montre l’auteur à travers plusieurs itinéraires. Dans ce grand travail de réévaluation de l’activité philosophique, il faut aussi donner davantage de place aux femmes. De même on aborde souvent en cours la question des philosophes par un certain nombre d’ « affaires » et l’auteur rappelle combien ce surgissement dans la sphère publique fait partie de l’activité du philosophe. Tout ceci a, pourrait-on dire, un coût, à savoir une « personnification extrême » des écrits.

La métropolisation de la vérité

Après avoir réfléchi en terme de champ, il s’agit dans cette deuxième partie de spatialiser, c’est-à-dire d’avoir une vision au plus près de la réalité du terrain de l’époque. L’auteur choisit des cas parfois peu connus, comme Edimbourg, pour examiner la question de la circulation et de la diffusion des idées. Il faut lier émergence de la philosophie et métropoles. Dans ce genre d’espace se joue un triple mouvement paradoxal : enfermement des activités scientifiques portées par une culture expérimentale, desserrement par rapport à ces lieux et enfin curialisation de la vie scientifique. Il ne faut pas en tout cas convoquer trop tôt des séparations comme science et philosophie. L’exemple des automates valide cela.
Edimbourg fut donc une ville capitale et c’est un des mérites de l’ouvrage que de faire découvrir des cas peu connus et qui permettent de remettre en cause une vision figée du mouvement des Lumières. Edimbourg est alors une ville connectée et l’auteur en donne de nombreux indices.

Quel projet, quelle communauté ?

Stéphane Van Damme s’intéresse au déploiement de la philosophie hors d’Europe, ce qui permettra en même temps de préciser le contenu ou encore le périmètre de la philosophie. C’est donc le moment d’aborder la question de « l’universalité de projet politique de la philosophie moderne ». Il repart d’Edimbourg qui fut le centre éditorial des Lumières britanniques. L’auteur suit également plusieurs personnalités et montre qu’en « produisant de l’altérité, la rencontre marque les limites géographiques et culturelles de l’Europe qu’elle transforme en frontière des civilisations ». Stéphane Van Damme aborde ensuite la construction de communautés philosophiques et montre notamment que l’amitié ne fut pas qu’une figure de style. Ce fut aussi une réalité dans la construction de certaines œuvres philosophiques.

Dans l’épilogue, l’auteur met en garde contre quelques dérives possibles de cette « autre histoire de la philosophie ». Il précise également les chantiers ouverts et leur degré d’avancement. Il souligne par exemple qu’il faut veiller à ne pas passer « du paradigme isolationniste au paradigme contextualiste ».

Voici donc un ouvrage bilan et étape en même temps. Bilan, dans le sens qu’il conclut, comme le dit l’auteur, un tryptique entamé avec son ouvrage sur Descartes puis celui sur Paris. En même temps, il dresse des perspectives, dessine des voies à emprunter. Il enrichit notre approche de cette période car en essayant d’être au plus près des réalités et des contingences de l’époque, il montre des figures plus incarnées de la philosophie et non des noms à révérer fidèlement et de façon figée.

© Jean-Pierre Costille Clionautes.