Le livre de Jean-Didier Vincent a reçu en 2010 le prix Femina essai. Il sort aujourd’hui en édition de poche. Au même moment, les éditions Flammarion proposent une compilation de textes d’Elisée Reclus présentés par Christophe Brun. Elisée Reclus Les grands textes, Champs classiques, 504 pages, 12 euros. Christophe Brun est normalien et agrégé d’histoire.
Les deux ouvrages sont tellement complémentaires que le compte-rendu qui suit entremêlera ces deux livres. Précisons aussi que dans la compilation de textes, chaque thème retenu donne lieu à plusieurs extraits, tous introduits par quelques mots qui permettent de mieux les apprécier.
Le retour d’Elisée
Pourquoi parler d’Elisée Reclus aujourd’hui ? Quelle image a-t-on de lui ? Il faut reconnaître que si l’homme est souvent cité, on prend rarement le temps de développer son importance. Par exemple, dans le cadre des concours d’enseignement, les candidats doivent connaître l’histoire de l’histoire, mais aussi l’histoire de la géographie. Très souvent donc, on cite Elisée Reclus comme un point de départ, avant de passer à d’autres noms. Pourtant, à lire sa biographie, on s’aperçoit que le personnage est plus qu’un simple repère chronologique. Au contraire d’ailleurs, il est peut-être une référence pour de nombreuses questions aujourd’hui. A quoi dès lors attribuer cette mise à l’écart ? Peut-être à sa personnalité politique loin d’être synonyme de consensus. De plus, c’est un géographe avec un sens du verbe, de la formule et un lyrisme certain auquel on n’est plus forcément habitué aujourd’hui.
Une plume, un style
Si Jean-Didier Vincent insiste souvent sur la plume et les qualités littéraires du personnage, il prend aussi le temps de citer des passages pour que le lecteur apprécie bien de quoi il s’agit. On ne saurait cependant que trop conseiller de lire en parallèle l’autre livre de Christophe Brun. En plus, on lira à travers ces extraits, des engagements forts qui ont porté et mené toute la vie d’ Elisée Reclus. Ainsi, lorsqu’il défend le vote des femmes, ou de façon générale une place importante pour elles, ou encore lorsqu’il parle du couple ou du rapport parents-enfants, il dit : « notre titre de parents ne nous fait en rien vos supérieurs, et nous n’avons sur vous d’autres droits que ceux de notre profonde affection ».
L’empreinte familiale
Il est toujours délicat de retracer les premières années d’un futur personnage important car faut-il les évacuer en pensant que rien ne se joue alors, ou alors ne risque-t-on pas une sorte de prédestination tout aussi néfaste à sa compréhension ? En terme de prédestination d’ailleurs, Elisée était servi avec un père protestant d’une rigueur totale. On trouve dans ces premières pages de beaux portraits de famille car il est difficile de penser Elisée sans penser à Elie par exemple, ce frère qui joua un rôle si important.
Anarchie oui, mais dans quel sens ?
Comme le dit Jean-Didier Vincent, « Reclus est le premier à avoir utilisé le mot anarchie dans un sens positif ». C’est selon lui la plus haute expression de l’ordre. Il consacre de nombreuses pages à cet aspect de la personnalité de Reclus. Il n’hésite pas à détailler en même temps d’autres figures comme Bakounine ou Kropotkine. Ce pas de côté s’avère judicieux pour bien mesurer les idées de Reclus et pour éviter trop vite de le recouvrir d’un adjectif très connoté.
C’est au total l’envie et la soif de liberté qui frappent dans la personnalité d’Elisée Reclus. On le ressent dès son plus jeune âge comme dans cette lettre où, s’il rejette le « sacré institutionnalisé », il n’en exprime pas moins une sincérité de la foi. Voici ce qu’il écrit à sa mère : « comment d’autres pécheurs auraient-ils le droit de délier ma langue et d’approcher la braise de mes lèvres ? ».
Un homme marqué par les voyages et les exils
Elisée reclus parcourut la planète. On pourra s’appuyer sur une des annexes du livre de Christophe Brun qui recense « les territoires du monde » visités par lui. Ainsi, il se rendit aux Etats Unis en 1853-55, mais aussi, et dans d’autres circonstances, en 1889 et 1891.
A l’issue du livre, on est aussi frappé par les exils connus par Elisée Reclus. En 1852 d’abord, il a fui à Londres « révolté par une République qui avait déposé son bilan au profit d’un tyran ». Plus tard surtout, il connut encore l’exil mais dans d’autres circonstances. Il fut en effet banni à l’issue de l’épisode de la Commune. Emprisonné plusieurs mois, il échappe finalement à la déportation en Nouvelle Calédonie. Il s’installe alors en Suisse .
Elisée Reclus, un succès éditorial
Il gagna sa vie pendant longtemps grâce aux guides rédigés pour Hachette. Cependant, l’ouvrage associé à Elisée Reclus, c’est sa « Géographie universelle ». Il était prévu six volumes, il y en eut dix-neuf au final ! Cette aventure s’étala sur vingt ans. Parmi les nouveautés de cet ouvrage, il faut signaler qu’étaient inclus des plans de villes et des cartes à large échelle. Comment dès lors résumer une telle œuvre ? Peut-être en soulignant l’esprit qui porta tous les écrits de Reclus : « Décrire la Terre, la comprendre pour l’aimer et permettre à l’homme sa créature, de vivre libre et maître de son propre destin ». Ce succès éditorial s’appuya aussi sur des techniques de vente nouvelles pour l’époque : chaque volume fut vendu en feuilleton sous forme de fascicules hebdomadaires de seize pages.
Un géographe aux intérêts multiples
C’est peu dire que l’homme a eu des centres d’intérêt multiples. Les titres de ses ouvrages en témoignent, mais plus encore les extraits de grands textes proposés. Précisons au passage que Christophe Brun livre une introduction éclairante à l’ensemble de ces extraits. Intérêts variés disions-nous : les pages 26 et 27 de l’introduction de Christophe Brun en témoignent bien, énumérant sur deux pages une liste des sujets abordés à un moment ou un autre par Elisée Reclus : les ouragans, le chiisme en Iran, le maillage administratif français, l’élection présidentielle américaine ou les conditions de l’exploitation minière en Afrique. On est d’ailleurs bien loin d’une simple géographie géophysique à laquelle on a souvent réduit le personnage.
Parmi la montagne de textes, certains trouvent aujourd’hui encore un sacré écho comme celui cité longuement par Christophe Brun qui date de 1866. Il apparaît comme une sorte d’ancêtre du développement durable « certainement il faut que l’homme s’empare de la surface de la terre et sache en utiliser les forces : cependant on ne peut s’empêcher de regretter la brutalité avec laquelle s’accomplit cette prise de possession. »
Ces deux livres s’avèrent totalement complémentaires. On découvre ou redécouvre un personnage haut en couleurs en la personne d’Elisée Reclus. Il ne se réduit pas à quelques qualificatifs et si Jean-Didier Vincent les a mis en exergue dans le titre, c’est plutôt une façon de sensibiliser tout de suite le lecteur aux dimensions multiples de cet homme. Enfin, relire ses textes offre un plaisir de lecture qui va au-delà de la géographie.
© Jean-Pierre Costille, Clionautes.