L’Etat, c’est moi. C’est par cette formule abusivement prêtée à Louis XIV que l’on résume trop souvent le gouvernement du Roi-Soleil. Elle évoque un schéma pyramidal devenu classique : au sommet de l’édifice, un monarque absolu, qui, depuis 1661 date de sa naissance politique, règne sans partage. Au-dessous de lui, des ministres issus de la bourgeoisie, qui ont remplacé les princes et les grands auprès du souverain et dont ce dernier entretient la rivalité pour éviter que l’un d’eux ne prenne l’ascendant. Dans les provinces, les intendants, créatures du contrôleur général des finances, agents de la centralisation.

Le projet de Thierry Sarment et Mathieu Stoll, respectivement directeur des collections du Mobilier national et conservateur en chef au service interministériel des Archives de France est de donner une vue générale sur le gouvernement de Louis XIV, en examinant les hommes, les événements, les structures ainsi que les procédures qui sont habituellement étudiés par des différents spécialistes : histoire politique ou histoire sociale pour les grands corps de l’Etat, histoires régionales pour les intendances. Les deux auteurs ont souhaité dépasser ce cadre très cloisonné qui confinent le département de la Guerre à l’histoire militaire, le département de la Marine à l’histoire maritime, celui des Finances à l’histoire économique et la surintendance des Bâtiments du roi à l’histoire de l’art.

Dans cet essai très dense, près de 700 pages, les auteurs ont tout d’abord établi quelques précisions pour bien nommer les choses afin de mieux délimiter le périmètre de cette enquête historique et de mieux appréhender les objectifs. Ainsi, les mots Etat, gouvernement, administration, politique ont bien entendu considérablement évolué depuis le XVIIe siècle. L’adjectif politique se trouve peu sous la plume des administrateurs louis-quartorziens, et rarement en bonne part. Louis XIV emploie rarement le mot Etat. Dans sa bouche et sous sa plume le mot est synonyme de royaume. Le mot évolue au cours du règne vers une acception plus abstraite : désormais, le royaume désigne davantage le territoire, et l’Etat toujours davantage le corps politique. Louis XIV disait au début de son règne mon Etat ; il parlait de l’Etat à la fin de son règne. Les penseurs des dernières décennies du règne tel Vauban contribuent à cette abstraction politique. Jusque vers 1700, on parle de service du roi. Ensuite, on parle davantage du service de l’Etat, en tant qu’il survit au prince mortel : Je m’en vais, mais l’Etat demeurera toujours dit Louis XIV sur son lit de mort.

Le mot gouvernement n’est pas moins ambigu. Au sens commun de groupe d’hommes participant à la direction de l’Etat, le terme n’apparaît qu’au XVIIIe siècle. Sous Louis XIV, il n’existe pas de concept qui recouvre parfaitement cette définition : on parlera tantôt de Conseil ou des Conseils du roi mais tous les hommes qui, d’après l’étude des auteurs, participent au gouvernement de la monarchie ne siègent pas dans ces Conseils, tantôt Conseil du ministre, mais il s’agit du groupe très restreint de personnalités honorées de la dignité de ministre d’Etat, tantôt enfin de la Cour, mais cette fois, le mot recouvre à la fois le gouvernement et la vaste population qui réside auprès du monarque.

Le gouvernement sous Louis XIV se décline par la réunion de deux critères : il est composé des hommes qui non seulement jouissent d’un accès direct au souverain mais aussi participent soit aux délibérations des Conseils de gouvernement soit à la direction des grandes administrations. Cette définition exclut les princes du sang, les titulaires des grandes charges de Cour et les personnages affectés au service personnel du monarque. Elle embrasse en revanche les ministres d’Etat – qui siègent dans le principal Conseil de gouvernement, le Conseil d’En-Haut, qu’ils soient ou non chefs d’un département ministériel, qu’ils soient ou non ministres d’Etat. Le gouvernement englobe également les grands directeurs d’administration qui rendent compte directement au monarque : surintendant des Postes, des Bâtiments, Fortifications et confesseur du roi. Le gouvernement étudié dans cet ouvrage recouvre donc l’ensemble des hommes en contact direct avec le chef de l’Etat dans l’exercice de ses fonctions politiques.

Ensuite, le terme administration ne désigne pas, au XVIIe siècle, une structure mais une fonction. Le mot ne s’emploie pas seul : on parle de l’administration des Finances, de la Guerre, de la Justice, pas de l’administration comme nous avons appris à le faire dans une France héritière des réformes napoléonniennes. Pour nous, l’administration définit l’ensemble des agents de l’Etat. Il n’y a pas d’équivalent dans la pensée des contemporains de Louis XIV : ils parlent du service du roi, civil ou militaire, des offices, de la robe, etc. L’histoire gouvernementale ne peut faire abstraction des rapports de travail entre les dirigeants et leurs collaborateurs immédiats, ce qui nous définirions aujourd’hui sous le terme de cabinet ou administration centrale. Il est donc important de montrer que l’enjeu des différents contacts incessants entre politique et haute administration ne cesse de se développer sous l’Ancien Régime.

Reste à aborder du mot absolutisme et de l’expression monarchie absolue. Les contemporains de Louis XIV ignoraient évidemment le premier et utilisaient rarement la seconde. Les auteurs ont donc volontairement évité leur usage car, faute d’une définition comprise et acceptée de tous les historiens, ces termes généreraient des malentendus. La théorie politique de la monarchie absolue affirme la toute-puissance du roi ; Louis XIV en est un des tenants et la majorité de ses contemporains y souscrit, mais avec de notables nuances. La monarchie est absolue en ce sens où l’obéissance qu’on lui doit n’a d’autre limite que celle des cas où l’on ne pourrait obéir sans désobéir à la loi divine selon le ministre Claude Le Peletier dans son traité Droit public publié en 1697. La pratique politique de la monarchie française diffère de la théorie : un régime autoritaire mais non totalitaire qui tantôt impose et tantôt compose avec les grands, avec les corps, avec les provinces.

Une histoire des pratiques de gouvernement

Les auteurs ont tenté, avec succès, de décrire de façon très factuelle et très concrète le fonctionnement de la machine louis-quartorzienne. Point de grandes théories. Mais des faits, du concret. Le gouvernement ne peut se comprendre par le seul examen d’actes de gouvernance. Il est une continuité, un courant permanent de réunions officielles, de concertations informelles, d’examens de requêtes et d’informations. Il y a une routine du gouvernement, sans la connaissance de laquelle la compréhension des actes de gouvernement est incomplète. Il faut donc reconstituer cette routine pour mieux connaître les hommes qui la vivent, l’organisation de leur travail, le déroulement des affaires au sein du gouvernement, tout ce qu’Alexis de Tocqueville appelait la pratique vraie des institutions.

Les grands traits du gouvernement de Louis XIV peuvent se résumer en quelques lignes. Au sommet de l’édifice, un roi qui gouverne par lui-même, assisté de trois Conseils de gouvernement qu’il préside, Conseil d’En-Haut (grande politique et diplomatique), Conseil royal des finances (fiscalité) et Conseil des dépêches (administration intérieure). Les attributions de ces Conseils sont clairement séparées de celles d’un Conseil élargi, le Conseil privé ou Conseil des parties, qui traite des questions d’administration et de justice et préfigure l’actuel Conseil d’Etat. Les plus hautes fonctions de l’Etat se limitent à six : la dignité de chancelier de France, les quatre offices de secrétaire d’Etat et la charge de contrôleur général des Finances ; ces emplois sont distincts de la dignité de ministre d’Etat, qui désigne les membres du Conseil d’En-Haut. A son gré, le roi peut cumuler sur un même individu plusieurs de ces grands emplois ou, au contraire, ne lui en confier qu’un seul : on peut être chancelier de France, secrétaire d’Etat ou contrôleur général des Finances sans être ministre d’Etat. Dans ce système, les collaborateurs immédiats du souverain sont assez peu nombreux pour que le roi puisse les pratiquer quotidiennement et les contrôler étroitement, mais aucun d’eux ne cumule assez de charges pour prendre figure de Premier ministre. Le roi est bien la clef de voûte de l’édifice, celle qui fait le lien entre les différents ministres et les différentes formations du Conseil. Au sein du gouvernement, il est délicat de dessiner de grandes évolutions. Colbert (1619 – 1683) et Louvois (1641 – 1691), que l’on oppose volontiers, ont été aux affaires à peu près en même temps, le second ne survivant au premier que de neuf années. En 1661, Louis XIV a mis en place une triade de ministres d’Etat – Le Tellier, Lionne, Colbert. Cette équipe et les héritiers directs sont demeurés en place pendant près de quarante ans : Hugues de Lionne, secrétaire d’Etat de la Marine en 1683, Michel Le Tellier, chancelier de France en 1685, son fils, le marquis de Louvois, secrétaire d’Etat de la Guerre en 1691. La relève peine à se mettre en place : Seigneley, fils de Colbert, qui assiste son père dès 1674, meurt en 1690 ; Barbézieux, fils de Louvois, lui succède en 1691 mais meurt dès 1701, Claude Le Peletier, contrôleur général des finances en 1683, démissionne dès 1689 ; Michel Chamillart, promu en 1699 est disgracié en 1709. Comment ces personnages et leurs successeurs concourent-ils à diriger la France ? Quels sont les rapports de force et d’influence ? Qui sont les grands collaborateurs qui œuvrent derrière les ministres ? Ce sont à ces questions que les auteurs répondent dans cet ouvrage. Une fois la machinerie gouvernementale mieux définie, il reste à comprendre comment elle fonctionne au jour le jour. Enfin, les deux historiens tentent d’examiner ce que cette machine produit et ce qui s’y échange, des ordres et des informations, des écrits et des discours, des méthodes de travail et l’esprit qui l’anime.

Il s’agit par conséquent d’un livre incontournable afin de mieux appréhender la gouvernance de Louis XIV, loin des clichés et autres poncifs. Un ouvrage très agréable à lire, très documenté, précis et doté d’une solide bibliographie.

Bertrand Lamon

pour les Clionautes