Ce numéro rassemble des articles sur deux sujets partiellement imbriqués : Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et le début des révolutions arabes. Je dis « début » là où l’éditeur dit « suite », quelques mois de décalage par rapport à l’actualité pesant lourd.

Le numéro s’ouvre par un rappel historique de Hubert Colin de Verdière, ancien ambassadeur de France en Algérie et ancien secrétaire général du Ministère des Affaires Étrangères. Comme beaucoup, il est se réjouit des événements actuels, mais rappelle que la mise en place de la démocratie a été longue et sanglante en Europe et pourrait l’être dans le monde arabe. Il fait une allusion à ses sociétés « de plus en plus jeunes » (ce qui est une erreur sur le plan démographique, à moins de prendre le mot « jeune » au sens sociétal, voir mon article par ailleurs), et rappelle que le PIB des pays arabes d’Afrique est de l’ordre d’un sixième du nôtre. Il constate le blocage de l’Union pour la Méditerranée, propose de donner un rôle plus important au processus « 5 plus 5 » de la Méditerranée occidentale qui fonctionne discrètement depuis longtemps et suggère d’autres coopérations diplomatiques.

Jean-François Daguzan
nous parle ensuite « d’Al Qaïda à AQMI, du global au local ». De sa brève histoire d’Al Qaïda retenons sa juste évocation du niveau intellectuel élevé des cadres de cette dernière, souvent ignoré en Occident, et la reprise du terme en vogue de développement « en rhizome ». Il rappelle les racines algériennes d’AQMI, dernier héritier de la longue succession des mouvements radicaux algériens, et la décision de 2006 d’élargir le champ géographique de leurs actions après leur défaite face à l’armée algérienne. À côté d’une petite reprise des actions militaires en Algérie avec quelques 400 combattants, le champ de bataille actuel est principalement le Sahel avec 250 combattants sur au moins cinq pays (hors rébellions locales et trafics en tout genre). La très volontaire provocation internationale a attiré les États-Unis dans le secteur, trop heureux d’entrer dans une « zone d’influence française » tandis qu’AQMI gagne en prestige en s’opposant Américains.

Djallil Lounas, universitaire marocain, traite de « AQMI filiale d’Al Qaïda ou organisation algérienne ? ». Il rappelle les sources et l’évolution intellectuelle de la pensée d’Al Qaïda (salafisme, universalisme opposé à la notion d’État-nation, organisation apocalyptique…), et ses différences avec les islamistes algériens qui avaient d’ailleurs rompu dans le passé avec Al Qaïda avant une réconciliation ambigüe en 2006-2007 symbolisée par l’adoption du nom « Al Qaïda au Maghreb islamique » et traduite opérationnellement par l’adoption des attentats suicides et de la prise d’otages, exécutés pour terroriser comme d’usage à la maison mère, ou plus souvent revendus contre rançon à la mode locale.

Mathieu Guidère, de l’Université de Toulouse 2, nous donne quelques chiffres sur AQMI : 1.000 combattants environ, effectif qui tourne de 50 % par an entre les arrestations, les morts, les redditions et les nouveaux engagés, la comptabilité des attentats et des enlèvements d’Occidentaux qui deviennent l’activité principale, notamment financièrement à côté de la contrebande effectuée en direct et des taxes sur celles des autres. Il décrit le fonctionnement interne d’AQMI comme une pyramide d’allégeances, organisation traditionnelle reprise par le Coran. Il rappelle la surprise d’AQMI devant les révolutions arabes puis son entrisme, notamment en Libye « pour chasser à la fois les khaddafistes et les Occidentaux ». Plus généralement l’AQMI se met en réserve pour la suite de ces révolutions, espérant que les musulmans se rallieront à eux pour le djihad «lorsqu’ils auront compris qu’ils sont victimes des manoeuvres occidentales ».

Jean-François Coustillière traite de l’impact des révoltes arabes au Maghreb et en rappelle l’historique. Il insiste sur les différences entre les cinq pays, rappelle que les plus tranquilles sont les moins scolarisés, parie sur une stabilité à court terme du Maroc et de l’Algérie et appelle lui aussi à un soutien européen, non seulement matériel mais offrant « un horizon réellement séduisant qui puisse mobiliser non seulement les décideurs mais aussi les populations », par exemple le statut de pays associé à l’Union Européenne avec libre circulation des capitaux des entreprises et des hommes.

Pierre Beckcouche décrit dans « gouvernance et territoires dans les pays arabes méditerranéens » la contradiction entre équité régionale et pouvoir central fort, qui se traduit notamment par le sous investissement dans les infrastructures de base et une gouvernance locale à bout de souffle, puis évoque plusieurs expériences dans ce domaine.

Mohamed Nachet, professeur à l’université de Mohammedia (Maroc), nous parle de « spécificité culturelle et État de droit ». Il rappelle la longue histoire de l’unanimisme et du despotisme des pays arabo-musulmans et ses racines sociologiques. La cellule de base était le clan, qui limite à la fois le pouvoir du chef et celui de ses membres. Contrairement aux pays occidentaux, les commerçants ne jouaient qu’un rôle très réduit et l’élite intellectuelle n’aspirait à aucune autonomie et avait un comportement séculairement routinier se bornant à rappeler que l’existant traduit la volonté de Dieu. Les autorités coloniales ont bouleversé ce schéma et l’État postcolonial s’est trouvé embarrassé par cet héritage qui aurait dû mener à l’État de droit, et auquel il oppose cette fameuse spécificité culturelle, chargeant l’élite religieuse d’exhumer les concepts politiques correspondants. C’est l’opposition entre ces structures traditionnelles et une partie de la population qui explique les tensions actuelles.

Barthélemy Courmont expose la perplexité chinoise face au printemps arabe. Il rappelle d’abord que la Chine était devenue discrètement un acteur majeur de la région à l’occasion de nombreux accords bilatéraux ayant pour objet d’assurer son approvisionnement en pétrole et un débouché pour ses entreprises, notamment de travaux publics en Algérie. Elle est en passe de devenir le premier investisseur sur l’ensemble de la région et est donc attentive à l’évolution des situations pour éviter que d’éventuels nouveaux pouvoirs ne remettent ces liens en cause, mais aussi pour profiter de toute absence occidentale, comme elle l’a fait en Iran. Par ailleurs elle veut éviter la contagion démocratique et a lancé une répression très sévère des quelques tentatives de contestation. L’auteur rappelle d’ailleurs une analyse montrant que les conditions de révolte en Chine sont beaucoup moins réunies que dans les pays arabes.

Donc un numéro très riche et moins abstrait que certains précédents.