Lukas Aubin est docteur en études slaves et directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), spécialiste de la géopolitique de la Russie et du sport. Jean-Baptiste Guégan est journaliste, enseignant et consultant en géopolitique spécialisé dans les questions sportives. Il s’intéresse aux stratégies de puissance sportive et aux politiques d’influence par le sport. Dans ce présent ouvrage, paru chez La Découverte, les deux auteurs entendent s’interroger sur l’instrumentalisation politique et diplomatique du sport. Toutes les puissances cherchent à s’approprier le sport. Ce dernier fait partie des conflits et des stratégies de visibilité des États en quête d’influence. Il est à la fois une mesure et un instrument de la puissance. Au cœur de l’imaginaire collectif, le sport permet d’exister et de se représenter en tant que nation. Le sport, comme l’écrivait Marcel Mauss en 1924 est un « fait social total ». Il constitue un enjeu géopolitique majeur autour duquel se cristallisent les tensions du XXIe siècle. Pour l’écrivain Georges Orwell, le sport, c’est « la guerre sans les balles » (1949). Les auteurs se demandent alors si les États se dirigent vers une « nouvelle guerre froide » du sport. Pour répondre à cette question, les auteurs ont envisagé une démonstration en trois temps : expliquer pourquoi le sport peut être considéré comme un enjeu géopolitique, montrer que l’on peut gouverner par le sport (sport power) et enfin développer quelques exemples dans lesquels les rapports de force et de tension s’illustrent par le sport.

Pourquoi le sport est-il géopolitique ?

Pour Philippe Moreau Defarges, « toute géopolitique est une réflexion sur la puissance ». Cette idée de puissance est au cœur de l’approche géopolitique. C’est, selon Serge Sur, la puissance peut se définir « comme une capacité – capacité de faire ; capacité de faire faire ; capacité d’empêcher de faire ; capacité de refuser de faire ». C’est donc la capacité d’un État à accroître son rayonnement, son influence et son attractivité par la « puissance de l’imaginaire », et à utiliser ce pouvoir d’attraction, d’influence, d’imposition et de persuasion au service de ses intérêts sans employer de moyens de coercition.

La question fondamentale que les auteurs exposent et sur laquelle ils appuient l’idée de puissance est la question des représentations. Yves Lacoste en fait « une construction, un ensemble d’idées plus ou moins logiques et cohérentes dont la fonction géopolitique est de décrire une partie de la réalité de manière plus ou moins exacte. C’est une grille de lecture individuelle et collective, propre à chacun des acteurs et leur permettant d’appréhender l’environnement, d’agir dessus et de lui donner du sens ».

Pour les États, le sport est devenu une dimension de leur puissance, un domaine d’importance stratégique dans leur rapport au monde et dans leur volonté d’exister. Ainsi, pour les auteurs, l’approche géopolitique du sport permet alors de mesurer et de comprendre l’expression de la puissance des États dans le sport et par le sport, dans toutes ses dimensions, que ce soit de manière directe ou indirecte, au travers de leurs ressortissants, de leurs sportifs, de leurs clubs, des firmes transnationales qui s’y investissent ou encore des événements internationaux qu’ils accueillent et organisent.

Le sport concourt à construire, projeter et imposer la puissance douce des États à l’intérieur et à l’extérieur de leurs frontières. Il apparaît à la fois comme un moyen du soft power et comme une mesure de cette puissance si particulière. Toute politique du soft power s’appuie pleinement sur trois autres politiques : le marketing territorial (valorisation du pays), le place branding (valorisation de lieux sportifs emblématiques) et le nation branding (valorisation d’un peuple uni derrière un même drapeau). Le sport s’impose comme un facteur effectif d’unité et de cohésion nationales à l’intérieur d’une communauté nationale. Il représente un facteur non négligeable de l’édification nationale (nation building).

Le sport power : gouverner par le sport au XXIe siècle

Le sport power ou puissance sportive est la capacité d’un État à montrer sa puissance par le sport au travers des médailles et des titres obtenus. Pour justifier cette notion de sport power, les auteurs distinguent les acteurs, l’usage fait de la performance et les enjeux géopolitiques qui en découlent.

Parmi les acteurs, il faut d’abord compter les sportifs et les athlètes de haut niveau. À l’heure d’Internet et de l’ultra-médiatisation du sport, un athlète de haut niveau est devenu un « influenceur », un ambassadeur et, même, une compagnie à lui tout seul. C’est l’ère de « l’athlète-entreprise ». Ambassadeurs de leur club, de leur ville et de leur pays, ils sont des modèles à l’aura planétaire : Lionel Messi et Cristiano Ronaldo sont les sportifs les plus suivis sur Instagram avec 233 millions d’abonnés pour le premier et 315 millions pour le second.

L’enceinte sportive constitue un autre acteur du sport power. Elle est le théâtre physique et symbolique de la géopolitique du sport. Véritable « protagoniste majeur » par son emplacement et son architecture, le stade est également un révélateur des objectifs géopolitiques des pouvoirs locaux et un outil du récit national, comme l’a montré la Coupe du monde 2022 au Qatar. Plus grands, plus hauts, plus remplis, de stades tous plus impressionnants les uns que les autres (place branding) ont été façonnés par des nations en quête de puissance depuis l’apparition du sport moderne. La retransmission puis la mondialisation du sport entre les années 1950 et 1980 font du stade le réceptacle et la scène principale d’un spectacle planétaire. Le club, l’équipe et les supporters forment également des acteurs actifs et polymorphes, tout comme les médias qui contrôlent et diffusent le sport mondial.

L’usage du sport s’illustre à travers les deux notions que sont le nation building et le nation branding. Déjà en 1966, Jean Maynaud affirmait que l’apolitisme sportif n’existait pas, y compris au sein des institutions olympiques. L’apolitisme et la neutralité du sport sont des constructions historiques et idéologiques qui tiennent plus de la fiction que d’une réalité avérée. Pour étayer cette thèse les auteurs, les auteurs s’appuient sur de nombreux exemples pris dans l’histoire du sport moderne et l’actualité. Trois raisons majeures peuvent expliquer l’impossible apolitisme du sport : le fait que les sportifs sont eux-mêmes des acteurs politiques et sociaux, les mouvements qui ont organisé le sport sont d’abord le fait d’acteurs locaux et nationaux politisés, enfin toute l’architecture du sport mondial prend appui sur l’État-nation et ses déclinaisons.

Le sport participe à l’édification nationale (nation building), à la promotion de l’image de marque du pays (nation branding). Au lendemain de la chute du mur de Berlin, l’Allemagne réunifiée remporte la Coupe du monde. L’événement est historique dans la mesure où il cimente l’unité nationale allemande représentée par une équipe composée d’Allemands de l’est et de l’ouest. En 1994, Mandela organise en Afrique du Sud, qui a mis fin à l’Apartheid, la Coupe du monde de rugby. L’enjeu est immense dans la mesure où le pays était exclu des grandes compétitions sportives internationales depuis 1977. L’Afrique du Sud remporte l’événement face à l’Australie. Le sport peut également représenter un pouvoir externe qui permet d’exprimer une représentation positive du pays. Ainsi, la Coupe du monde de football 2022 au Qatar a été l’occasion de donner une image positive d’un pays qui viole les droits de l’homme. On parle de « diplomatie de l’entertainment ».

À mesure que le sport se mondialise, les institutions internationales pour l’organiser se multiplient et sont de plus en plus puissantes. Le CIO est probablement l’instance la plus puissante du sport mondial. Propriétaire des JO, il jouit d’une partie des retombées économiques liées aux JO, il décide des comités nationaux olympiques qui le constituent et des sports qui composent les compétitions. Les fédérations internationales constituent également un puissant pôle organisationnel du sport. Il faut évidemment ajouter les droits télévisuels et les sponsors. Le marché du sponsoring sportif mondial s’élevait à 33 milliards en 2011 ; il représente 48 milliards de dollars en 2020. Le sponsoring est un enjeu majeur du sport moderne. Le CIO, qui jusque dans les années 1970 prônait un sport amateur et non marchand, choisit aujourd’hui tous les quatre ans une dizaine de sponsors partenaires des JO. Entre 1985 et 2016, les sponsors ont déboursé des montants astronomiques : 96 millions de dollars en 1983, 663 millions en 2001 et 1 milliard en 2013.

La nouvelle géopolitique du sport au XXIe siècle : rapports de force et tensions

Jusqu’en 1991, les JO reflètent la domination des États-Unis et de l’URSS sur la planète. Après la chute de l’URSS, le monde est fragmenté. Entre 1986 et 2008, les États-Unis, l’URSS puis la Russie et l’Allemagne unifiée dominent largement le palmarès. Les Jeux de Pékin, en 2008, sont un tournant historique : pour la première fois un pays autre que la Russie ou les États-Unis prend la première place au classement des médailles, la Chine.

Représentant la principale concentration d’athlètes amateurs et professionnels de la planète, l’Europe et l’Amérique du Nord constituent les deux pôles majeurs du sport mondial. Forte urbanisation, PIB élevé, territoires d’origine du sport moderne, les raisons pour expliquer cette situation sont nombreuses.

Héritage du rideau de fer et de la guerre froide, les anciens pays soviétiques, la République populaire de Chine sont nombreux à disposer d’un modèle sportif qui fait la part belle à l’ingérence de l’État et qui cherche à concurrencer l’Occident sur son terrain en imposant sa propre vision alternative.

Les États arabes du Golfe s’imposent peu à peu comme des acteurs majeurs du sport d’aujourd’hui. Situés au carrefour de l’Afrique, de l’Asie, de la mer Méditerranée, de l’océan Indien et de l’Europe, ils font office de plaque tournante géostratégique où se situent deux tiers du pétrole et 40% du gaz à l’échelle de la planète. Pour eux, le sport devient un élément privilégié pour tenter d’améliorer leur image et leur diplomatie. Afin de peser sur les décisions politiques du sport mondial, ils intègrent les instances de décision. La stratégie est payante : anonyme dans les années 1990, le Qatar existe aujourd’hui. « Le football y est devenu l’instrument le plus important du programme de développement économique et urbain de l’État et l’élément le plus puissant de la politique étrangère précaire du pays » (p.102).

 L’Afrique, l’Amérique du Sud et l’Asie du Sud-Est passent pour les marges du monde du sport. Les résultats panafricains révèlent les inégalités existantes au sein du continent : omniprésence des pays d’Afrique du Nord et du golfe de Guinée. Aux JO de Rio en 2016, 50% des participants étaient européens et 20% étaient asiatiques alors que le continent européen ne représente que 10% de la population mondiale et le continent asiatique 60%.

Cette relation asymétrique entre l’Occident et le reste du monde existe également au niveau de la gouvernance du sport mondial. Le déséquilibre est également économique. Les principaux revenus du CIO entre 1997 et 2016 proviennent à 51% d’Amérique du Nord, à 23% d’Europe et à 16% d’Asie.

 

Cet ouvrage éveille les consciences qui seraient passé depuis longtemps à côté des dimensions géopolitiques du sport. Les auteurs l’affirment : une nouvelle géopolitique du sport existe désormais. Dans un monde de plus en plus fragmenté, le sport mondial se réorganise et se redéfinit en raison des nouveaux enjeux de puissance qui émergent et s’en emparent. « L’heure est à la guerre du sport ». Les récentes discussions à propos de la cession des droits de retransmission de la Ligue 1 du football français en sont un vivant exemple, écartant toujours plus les classes populaires du spectacle d’un sport pourtant très populaire.