« Violences politiques et terrorismes transnationaux, soulèvements populaires et mouvements d’indignation qui déchirent le monde, insurrections armées au long cours, montée des populismes et résurgences nationalistes, reflux et consolidations autoritaires, haine de l’ ″autre″, interminables guerres civiles et conflits gelés partout, rancœurs sociétales nouvelles comme plus archaïques, belligérances numériques inédites : jamais la colère n’a semblé plus vive et liée aux transformations géopolitiques à l’œuvre qu’au cours des deux dernières décennies. Cette émotion ″travaille″ en effet autant les territoires et espaces géographiques qu’elle rabat les cartes des rapports de pouvoir sociopolitiques, économiques, identitaires et culturels en leur sein. » C’est par ces quelques phrases que Myriam Benraad débute l’introduction de son dernier ouvrage, sorti en mars 2020, sur cette colère qui redessine les cartes de la géopolitique mondiale.

Myriam Benraad est politologue, spécialiste du Moyen-Orient et du monde arabe. Depuis 2017, elle est professeure assistante à l’université de Leyde aux Pays-Bas où elle enseigne les sciences politiques. Elle est chercheuse associée à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM, CNRS) depuis 2013 et membre du Centre international de lutte contre le terrorisme (ICCT) à La Haye. Ses divers travaux l’ont conduite à être appelée comme experte auprès de plusieurs organisations internationales telles que l’OCDE, le Conseil de l’Europe ou la Banque mondiale. Dans ce dernier ouvrage, l’autrice entend porter un regard plus global sur le monde en se focalisant sur une émotion, la colère, qu’elle considère comme moteur des géopolitiques actuelles, et principalement mobilisée contre la globalisation. Géopolitique de la colère fait le constat que la globalisation, qui au lendemain de la Seconde guerre mondiale a été considérée comme le seul système viable, capable d’assurer la paix, la prospérité et le développement du monde, est aujourd’hui partout contestée, amenant parfois au pouvoir des « régimes émotionnels » mus par la peur, la nostalgie, la tristesse et plus spécifiquement la colère. L’ouvrage a donc pour objectif de montrer que la colère peut être analysée à la fois comme « une force agissant contre la globalisation » et comme « une puissance constructive dans la globalisation » (Benraad, p.12).

L’ouvrage est ainsi articulé en trois parties. Dans la première, l’autrice replace sa réflexion dans le sillage de ce qu’Alain Corbin a appelé le « tournant émotionnel » (Corbin et al., 2016-2017) des années 1980 et montre comment la colère a pu agir dans et contre la globalisation. Dans une deuxième partie, elle analyse le rôle de certains acteurs, que ce soient les États, les individus mais également les formes que peut prendre la colère, à l’instar des radicalismes. Dans la dernière partie, ce sont les « dynamiques colériques » qui sont abordées telles que le populisme, le fondamentalisme, les droits humains et la « cyber-fureur 2.0 ». Toutes ces dynamiques posent de sérieux défis auxquels les États sont déjà confrontés.

  1. Colère dans et contre la globalisation

Le terme colère est bâti sur la racine latine cholera, signifiant la bile. La colère est une émotion vigoureuse qui met le corps à contribution. Elle est un affect, dans le sens où elle renvoie à une variation de l’état d’âme provoquée par une modification de l’environnement. La colère est le produit d’une insatisfaction et d’une souffrance. En tant qu’émotion (ex movere étymologiquement, se mouvoir hors de), « elle est une expérience qui transforme le sujet et le monde qui l’entoure, puis se tourne vers l’action » (p.24). À partir des travaux de différents psychologues qui ont étudié la colère (Lazarus, Roseman), l’autrice conclut : « Déniée, la colère ne va pas se dissiper mais persister, parfois au point de devenir explosive, de muer en passion. […] Irrésolue ou ″déplacée″, la colère est néfaste, caractérisée par la confusion ; elle aggrave les sentiments de peur, de tristesse, d’impuissance, de désespoir » (p.26).

Chez les Grecs, la colère est une force : elle est vitale contre l’ennemi, garante de puissance et d’honneur mais aussi porteuse d’outrance (hybris) et d’aveuglement. Au Moyen-âge, il s’agira de contenir cette émotion qui n’est pas bonne maîtresse. Les humanistes de la Renaissance distinguent « la colère vertueuse, pieuse et charitable, mue par la volonté de défendre des justes causes comme l’honneur et la loi » (Arcangeli, 2013) et « la colère ordinaire ». Chez les Grecs encore, la colère conduit les peuples et les cités. Celle de Ménélas porte les Achéens devant Troie ; celle d’Achille faillit les mener à leur perte.

Après un premier état des lieux épistémologique et historique, l’autrice s’intéresse à la globalisation : comment le système qui l’a mise en place, après une période d’euphorie, cristallise aujourd’hui les colères les plus diverses contre lui ? Benraad rappelle que dans les années 1990, une doxa avait fini par s’imposer lentement mais sûrement et défendait un « capitalisme transnationalisé n’ayant besoin d’aucun gouvernail, d’aucune régulation étatique, d’aucune gouvernance par les institutions multilatérales » (p.41). Le « tout-global » allait réduire la pauvreté dans le monde et rendrait les gens plus heureux.

Très vite, les failles du système sont apparues et particulièrement en matière de distribution des richesses. Au bout du compte, la globalisation a surtout profité aux nations, qui étaient déjà aisées, a augmenté les écarts entre les riches et les pauvres. « D’émotion individuelle, la colère est devenue collective » (p.43). Selon le contexte culturel dans lequel sévit la colère, la réaction des États est différente. Dans les cultures individualistes, les manifestations de colère sont plus facilement acceptées. Dans les cultures collectivistes, elle est introvertie, régulée et neutralisée.

  1. Acteurs multiples d’une rage mondiale

Quels sont les acteurs de cet emportement ? Comment et à travers quels protagonistes cette colère globale s’exprime-t-elle ? Parmi les premiers figure sans doute la Russie de Poutine. Depuis l’implosion du bloc communiste, le ressentiment russe à l’égard de l’Occident, sur fond de transition déçue vers la démocratie et l’économie libérale de marché, n’a cessé de croître. Au Moyen-Orient, la colère des États est principalement celle des régimes belliqueux, et ce, depuis la chute de Saddam Hussein en 2003. Parmi ces États à « haut potentiel colérique », il faut compter la république islamique d’Iran à l’égard des États-Unis, l’Arabie saoudite contre les défenseurs des droits humains ou encore la Turquie d’Erdogan. L’autrice parle ainsi d’une « diplomatie de la colère » (p.74). Parmi les cibles récurrentes des colères étatiques, il y a le multilatéralisme. L’administration Trump, par exemple, n’a jamais fait mystère de son aversion envers les instances globales. Elle sape quasi-systématiquement traités et sommets.

L’indignation est une émotion intimement liée à la colère. Le mouvement des Indignés, qui émerge en Espagne en 2011, libère un potentiel d’expression politique novateur : mobilisation non violente s’inspirant des printemps arabes et d’autres mouvements de contestations portugais, grec et islandais, rassemblements pacifistes et solidaires, recours aux réseaux sociaux, appui de collectifs militants tels qu’ATTAC ou Anonymous. Pour l’autrice, les Gilets jeunes sont une continuation du mouvement des Indignés.

Misogynie et sexisme sont omniprésents dans tous les rapports géopolitiques. « La violence dans de nombreux conflits met aussi en évidence la centralité du corps des femmes, qui deviennent des lieux de lutte et de guerre à part entière » (p.95). Fondé dans les années 2000, #MeToo a rendu apparent ce que tout le monde savait mais cachait par tabou. Dans Rage Becomes Her : The Power of Women’s Anger (2018), Soraya Chemaly analyse la « compétence colérique » des femmes que #MeToo a su dévoiler.

La colère est également une émotion centrale dans le processus de radicalisation et d’attraction vers la violence défend Benraad. La rage jihadiste est nourrie par l’idée d’outrages commis par un ennemi désigné : les guerres livrées par les Occidentaux dans le monde musulman, les humiliations et insultes diverses ou vécues comme telles (caricatures de Mahomet, interdiction du voile islamique…). La colère constitue l’ADN d’une droite alternative. La commission d’enquête parlementaire sur la lutte contre les groupuscules d’extrême-droite en juin 2019 concluait à une menace montante et très sérieuse. Les black blocs, activistes révolutionnaires venant du mouvement autonome allemand qui luttait contre les violences policières dans les années 1980, sont réapparus très récemment. Issus des rangs de l’extrême-gauche, ils prennent pour cible l’ensemble des attributs de l’État et de la globalisation libérale.

  1. Dynamiques colériques et grands défis

Comment cette colère globale se manifeste-t-elle ? Les conflits en sont la première manifestation. L’autrice passe en revue quelques cas de conflits gelés alimentés par la colère : le conflit israélo arabe et ses cycles infernaux ; la Syrie, le Mali, l’Algérie où partout se cristallise une haine contre les ingérences étrangères ; le Venezuela où sévissent des factions rivales qui mènent le pays au chaos.

Reprenant les propos de Christian Godin dans Qu’est-ce que le populisme ? (2012), l’autrice affirme que la colère occupe une place de choix dans la vie politique contemporaine, notamment dans la montée actuelle des populismes. L’exemple de Trump est saisissant. L’homme a su jouer sur les émotions et plus particulièrement la colère du peuple américain face aux crises domestiques et étrangères à répétition. « Toute sa présidence s’inscrit donc sous la bannière d’une irrépressible colère, excessive, emportée, spectaculaire, imprévisible mais aussi souvent stratégique »  (p.130). Au Royaume-Uni, toute l’histoire passionnelle du Brexit est celle d’une colère sociale autant exploitée qu’alimentée par les populistes. Au Brésil, Bolsonaro, élu en 2018, possède tous les traits du chef populiste : discours nationaliste, anticommuniste et antigauchiste, machiste, « réformatiste » si l’on nous accorde la licence de ce néologisme qui insisterait sur la volonté de réformer à tout prix, souvent dans le seul but de détruire l’existant.

« Fondamentalismes et xénophobie, dans leurs expressions plurielles, sont deux symptômes de la colère qui ronge le monde » (p.138). Les idées ont fini par gangrener l’opinion publique au point qu’un récent sondage Ifop montrait que près des ¾ des sondés français estimaient que l’immigration coûtait plus à la France qu’elle ne lui rapportait. Le Pew Research Center, en 2015, rapportait que 41% des Américains percevaient les étrangers comme un fardeau.

La colère de la jeunesse est indéniablement, pour l’autrice, un facteur de changement positif. Le mouvement des jeunes pour le climat en 2019 est dans la continuité de celui de Juventud Sin Futuro en 2011 contre la précarité étudiante en Espagne. En 2019, du Soudan à l’Algérie, en passant par l’Égypte, le Liban et l’Irak, de vastes mouvements jeunes s’en sont de nouveau pris aux systèmes politiques en place. À Hong Kong, une vague de colère jeune s’est levée contre un projet de loi autorisant les extraditions vers la Chine continentale. En octobre 2013, un documentaire diffusé sur France 2 soulevait une question clé : « Génération quoi ? ». La jeunesse française des 18-34 ans s’y montrait en situation de révolte et suspendue à une indétermination existentielle. Elle assiste relativement impuissante à l’érosion des valeurs, à la fin des utopies et aux prémices d’une « crise civilisationnelle d’envergure » (p.150).

La colère est enfin l’affect le plus présent sur Internet, affirme Myriam Benraad. Des études ont montré qu’il était plus facile d’enrager derrière un écran que dans la vie réelle du fait de l’anonymat et du vide d’autorité : on parle d’introjection solipsistique, théorie d’après laquelle s’adresser un ordinateur donne l’illusion subconsciente de se parler plus à soi-même qu’à autrui. La « digitalisation » de la colère laisse s’exprimer des individus qui d’ordinaire n’oseraient pas prendre la parole. En psychologie, on parle « d’effet Dunning-Kruger », pour évoquer ce biais cognitif de sur-confiance pousse les moins qualifiés à se surestimer dans un domaine dépassant leurs compétences.

L’ouvrage de Myriam Benraad est tout à fait éclairant sur la situation actuelle, sur la colère exprimée et celle, plus latente ou larvée, qui impose de nouveaux défis à nos politiques. L’ouvrage est richement documenté et dispose d’une bibliographie récente et très fournie. L’écriture fluide permet d’embarquer le lecteur dans une argumentation solide et bien menée.

Bibliographie :

Arcangeli A., 2013, « Écrits sur la colère et système des passions au XVIe siècle », L’Atelier du Centre de recherches historiques. Revue électronique du CRH, n°11.

Corbin A., Courtine J.-J. et Vigarello G. (dir.), 2016-2017, Histoire des émotions (3 volumes), Paris, Seuil.

Lazarus R., 1991, Emotion and Adaptation, New York/Oxford, Presses universitaires d’Oxford.

Roseman I., 1991, « Appraisal Determinants of Discrete Emotions », Cognition and Emotion, vol. 5, n°3, pp.161-200.