Entre 1939 et 1945, l’Alsace est prise dans la tourmente de la guerre. Province frontalière déjà meurtrie en 1870 et pendant la Grande Guerre, elle est très vite annexée au « Grand Reich », en violation des conditions de l’armistice, et sa population embrigadée au service du nazisme : la propagande bat son plein, les jeunes sont envoyés de force au Reichsarbeitsdienst (RAD), service du travail, ou sur le front de l’Est. Le drame de ces incorporés de force, les « malgré nous », dont beaucoup ne revinrent jamais, ou passèrent plusieurs années dans le tristement célèbre camp soviétique de Tambov, est souvent la seule chose que le grand public connaît de ces années difficiles. D’où l’opportunité de la sortie de ce « pavé » de plus de 1500 pages, aux éditions de la « Nuée Bleue », créées à Strasbourg par la quotidien les Dernières Nouvelles d’Alsace.
Plus que d’une « encyclopédie », titre quelque peu abusif pour le lecteur non averti, il s’agit de la réédition de 7 numéros spéciaux de la revue « Saisons d’Alsace »- un par année entre 1939 et 1945- initialement publiés entre 1985 et 1995 et plusieurs fois épuisés depuis. La « somme » qui nous est présentée ici par Bernard Reumaux, journaliste et directeur de « Saisons d’Alsace » et l’historien Alfred Wahl, spécialiste, entre autres, de l’Alsace et de l’Allemagne contemporaine, réunit des articles d’universitaires (parmi lesquels les historiens Eugène Riedweg, Léon Strauss, Bernard Vogler ou le géographe Richard Kleinschmager…), mais aussi d’autres rédigés par des journalistes et de nombreux témoignages, dont plusieurs recueillis au fil des années par le quotidien alsacien auprès de ses lecteurs.
Il y a peu de risques à prédire le succès d’un ouvrage, proposé à un coût relativement modique, et déjà plébiscité par les lecteurs. Comme le souligne Alfred Wahl dans son avant-propos, la demande de mémoire persiste très fortement en Alsace : sans doute à cause de la « complexité des expériences alsaciennes » et de la poursuite des polémiques ou d’accusations contre les populations (par exemple autour du massacre d’Oradour, perpétré en 1944 par la division SS das Reich, parmi laquelle étaient incorporés plusieurs « malgré nous » alsaciens) ; à cause aussi des souffrances vécues par une région parmi les plus meurtries par le conflit, qui se sent encore aujourd’hui souvent mal comprise par le reste des Français.
L’exercice comporte cependant quelques limites qu’il faut souligner : il s’agit bien d’une réimpression à l’identique, et on ne trouvera donc pas ici de bibliographie actualisée depuis 1995, ce qui fait bien loin, la recherche ayant progressé depuis 15 ans. D’autre part, l’unité de l’ensemble laisse parfois à désirer : en témoigne cet article dont le surtitre est éloquent : « un Lebensborn alsacien ? »(pp. 1373-1374) : deux pages qui laissent entendre, sur la foi de rumeurs diffusées dans la presse, qu’un foyer destiné à recueillir de jeunes Alsaciennes enceintes de soldats allemands, aurait existé à Turckheim. L’erreur est rectifiée plus loin (dans le numéro suivant, et dans le « courrier des lecteurs) en p. 1503 : il s’agissait simplement d’une pouponnière « pour enfants de couples légitimes » allemands. Il est tout de même regrettable qu’une contre-vérité ait été publiée sans vérification, et plus grave, réimprimée 15 ans plus tard…combien de lecteurs feront le lien entre les deux pages dans une telle masse d’informations ?

Témoins et historiens, même combat ?

Autre faiblesse, on a du mal à faire la distinction entre les statuts des différents auteurs des contributions. Certes, bien des témoignages apparaissent ici pour la première fois et seront donc de précieux documents de travail pour le futur ; de même, l’apport des journalistes se révèle aussi de qualité. Mais le lecteur aurait mérité une présentation plus claire des auteurs, et les articles de fond, de niveau universitaire, auraient gagné à être davantage mis en valeur. Les objectifs et les démarches des témoins et ceux des historiens ne sont pas forcément les mêmes.

Ces réserves exprimées, il reste un document très vivant et passionnant à parcourir, d’abord justement par la diversité des voix et des styles qu’on y entend : l’artiste strasbourgeois Tomi Ungerer raconte, avec sa verve célèbre, son enfance dans l’Alsace occupée, simulant le mal de crâne pour échapper à la Jeunesse Hitlérienne devenue obligatoire, ou « croquant » les officiers et professeurs allemands qu’ils rencontrait dans ses premiers carnets de caricatures ; un rescapé du camp du Struthof (connu avant la guerre pour sa station de ski !) livre des pans de sa mémoire meurtrie, des femmes parmi les 380 000 Alsaciens et Alsaciennes évacués préventivement à l’automne 1939 vers le Limousin et le sud-ouest témoignent de leur dépaysement, de leur découverte du dénuement des villages du centre de la France où il fallait bien faire la cuisine dans la cheminée et se laver aux bains publics, au milieu de concitoyens réticents, voire hostiles à ces « ya-ya » au dialecte proche de la langue de l’occupant ; à leur retour, accueillis par des banderoles en Allemand, il fallut aux évacués vivre dans un lieu transformé, où un tiers des maires de villages avaient été remplacés, où l’on devait faire le salut nazi, où l’école était « germanisée » et où on allait voir des expositions à la gloire du Reich ; d’anciens étudiants retracent la vie de l’université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand et devenue un foyer de résistance, pendant qu’à Strasbourg on inaugurait en grandes pompes un nouvelle « Reichsuniversität » : dans le hall trônait une sculpture géante due à Arno Brecker et le nouvel établissement avait pour mission, comme ses homologues à Prague et dans d’autres pays occupés, de « devenir le rempart du grand Reich allemand national-socialiste contre l’Occident et son monde allant sur le déclin » ; un géographe met en évidence, avec force cartes et extraits éloquents d’ouvrages de l’époque, l’instrumentalisation de la géographie nazie, préoccupée de démontrer à tout prix la « germanité » de l’Alsace pour mieux l’incorporer au Reich ; l’historien allemand Lothar Kettenacker raconte ses rencontres alsaciennes, à l’occasion de ses travaux sur la nazification forcée de la province…

Des « ralliés » au Reich, encore mal connus.

On découvre aussi la résistance alsacienne, même s’il n’y eut pas de maquis organisé comme ailleurs, mais aussi les activités des « ralliés » au Reich, terme, précise Alfred Wahl, utilisé de préférence à celui de « collaborateurs », qui a moins de sens dans la situation particulière de l’Alsace, annexée de fait. Parmi ces « ralliés », le leader autonomiste Joseph Rossé, député avant la guerre, proclama dès 1940 son allégeance au Führer dans le «manifeste des Trois Epis », qui réclame le rattachement rapide au grand Reich, et alla jusqu’à rendre compte en 1942, dans un rapport au gauleiter Wagner, des activités des Alsaciens évacués demeurés en zone libre. Mais sur ce chapitre, encore peu exploré par les chercheurs, on reste sur sa faim, comme sur le chapitre économique, ce que les coordonnateurs de l’ouvrage reconnaissent bien volontiers : l’histoire de l’Alsace pendant la guerre comporte encore bien des zones d’ombre.

Autres richesses de l’ouvrage : un index thématique très efficace pour une lecture transversale, un index des noms propres, et une iconographie très abondante et variée, qu’un professeur pourra utiliser dans ses cours ; on y découvre de très nombreuses photos tirées d’archives familiales ou officielles, des affiches et des documents de propagande (malheureusement pas toujours traduits en français), des reproductions d’articles de presse, notamment des SNN (Strasburger Neueste Nachrichten), la version nazifiée des Dernières Nouvelles d’Alsace pendant les années d’occupation ; des papiers officiels, des tableaux et dessins d’enfants, etc.
Ce gros pavé constitue donc un matériau très riche, qui valait la peine d’être redécouvert, même s’il demeure inégal et inachevé. On espère qu’il sera apprécié au delà de la région Alsace, et servira à une future synthèse sur cette période, que les auteurs appellent eux mêmes de leurs vœux.

Nathalie Quillien © Clionautes