Docteur en Histoire, spécialiste du monde étudiant français auquel il a consacré sa thèse (et de nombreux articles), dont il a tiré L’Histoire des étudiants en France de 1945 à nos jours, Flammarion, 2000, Didier Fischer est membre fondateur du GERME (Groupe d’études et de recherches sur les mouvements étudiants), secrétaire du Motif (Centre d’observation et de ressources du livre et de l’écrit en Ile-de-France) et Vice-président du Groupement d’Intérêt Public Culturel de Port-Royal. Il a aussi présidé le Comité d’orientation de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines de 2005 à 2008. Professeur d’Histoire-Géographie au lycée Louis Bascan de Rambouillet, Didier Fischer, outre de nombreuses participations à des ouvrages collectifs, a publié en 2002 Le Mythe Pétain (Flammarion). Il est par ailleurs conseiller municipal de Coignères, conseiller régional PS d’Ile-de-France et blogueur :
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Didier Fischer s’est donné, dans ce petit ouvrage qu’on sent lié à son précédent livre Le Mythe Pétain, le programme suivant : « Il n’est évidemment pas question de faire ici une galerie de portraits ou une succession de biographies. Il nous importe plutôt de comprendre comment naît et se développe cette figure de notre histoire et en quoi elle fait bien partie de notre culture politique. » (p. 12). Il s’interroge aussi sur les raisons de la non-émergence d’une figure de sauveur depuis 1958 : fin d’une « exception » française parmi les nations démocratiques ou effacement temporaire auquel la crise politique actuelle pourrait mettre fin ?
« À la recherche de l’homme providentiel »
Dans cette première partie, Didier Fischer remonte aux sources historiques du mythe, qu’il fixe classiquement à la figure de Jeanne d’Arc, entrée vivante, comme incarnation de la Providence, dans la légende grâce à de nombreux récits et poèmes comme ceux d’Alain Chartier ou de Christine de Pisan, et, après une éclipse aux XVIIe et XVIIIe siècles, objet d’un culte et enjeu politique aux XIXe et XXe siècles, sur lesquels l’auteur revient en quelques pages. Il souligne aussi que le mythe s’est forgé dans la construction de la nation autour de l’affirmation de la monarchie et de la figure du roi (ainsi dès la fin du XVIe et jusqu’au XIXe siècle, Henri IV devient un mythe) comme incarnation de la Providence. Cette dernière se retrouve dans la conception, développée en Europe occidentale avant l’histoire raisonnée du XIXe siècle, de l’histoire comme « récit providentiel » visant à légitimer un pouvoir, sans faire la part entre la légende et la vérité. Cette histoire, qui a fortement imprégné les mentalités, se conçoit comme « une succession de catastrophes et de rétablissements spectaculaires » (p. 34), où l’homme providentiel est à la fois « le pédagogue de la nation en péril » (p. 38), celui qui va aider la nation « à dépasser ses difficultés afin de retrouver l’ordre des choses. L’appel au sauveur participe d’une vision profondément conservatrice de la société, une société jugée incapable de trouver en elle les ressources nécessaires à son propre salut. » (p. 39). Ce recours est « une constante de notre histoire nationale » (p. 40) depuis 1870, qui s’explique par « l’absence d’une forte cohésion nationale dans le domaine institutionnel » : à la faveur de crises périodiques (crises de régime ou économiques, guerres), l’homme providentiel revient, déjà auréolé d’une longue carrière militaire ou politique (sauf peut-être de Gaulle), capable de réconcilier les antagonismes, de réformer les institutions et l’État, de redresser le pays, qu’il ait été appelé au pouvoir (Boulanger, Pétain, de Gaulle) ou reconnu comme tel après l’avoir exercé (Clémenceau, Poincaré, Doumergue, Pinay, Mendès France). Didier Fischer note ainsi, en conclusion de son livre, que « le retour de la Providence ferait ainsi périodiquement figure de mode de régulation en situation de crise » et que « le sauveur (…) conforterait toujours à plus ou moins long terme le régime républicain » (p. 160).
« Les représentations de l’homme providentiel »
Cette deuxième partie reprend et illustre la typologie élaborée par Raoul Girardet dans Mythes et mythologies politiques, Paris, Le Seuil, 1986. Pour Raoul Girardet, il existe quatre modèles d’homme providentiel, qui peuvent se combiner :
– le modèle Cincinnatus, le vieil homme illustre et sage rappelé à la tête d’un peuple dans le malheur, et dont la mission « s’apparente, dans la majorité des cas, à la restauration d’un ordre ancien, voire d’un âge d’or » (p. 75) : Thiers en 1870-1871, Doumergue en 1934, Pétain en 1940 ;
– le modèle Alexandre, le conquérant fougueux et hardi qui « s’empare des foules qu’il subjugue », comme le jeune Bonaparte et le général Boulanger ;
– le modèle Solon, le législateur, l’homme d’État, le refondateur qui rompt avec le passé : Pétain en 1940, de Gaulle en 1958 ;
– le modèle Moïse, le prophète dont le destin individuel s’identifie au destin collectif de la nation, celui qui guide le peuple et annonce des temps nouveaux : Pétain et de Gaulle en 1940.
Au-delà de cette typologie classique, Didier Fischer examine les « attributs du sauveur » : les pouvoirs de guérison, référence aux rois thaumaturges et plus encore au Christ des Évangiles (avec l’exemple de Poincaré en 1926) ; l’arbre de la vitalité, symbole (p. 91) « de la victoire de la vie sur la mort, de l’enracinement dans une terre, de la permanence des valeurs » (le chêne dédié à Pétain en forêt de Tronçais, le dessin de Faizant en une du Figaro et Les Chênes qu’on abat de Malraux après la mort de de Gaulle) ; le feu et la lumière, purification et exception ; la foule enfin, symbole du rassemblement du peuple autour du sauveur, appelé et ainsi légitimé (Boulanger, Pétain, de Gaulle). Didier Fischer rappelle enfin que l’homme providentiel naît toujours d’une crise politique, qui débouche sur une forte propagande en sa faveur, et examine donc le rôle fondamental de la presse, de la radio puis de la télévision dans la construction de son image d’unique recours, selon un scénario souvent construit et orchestré par lui-même et son entourage : c’est particulièrement net dans le cas de Boulanger, de Poincaré, de Pétain et du retour de de Gaulle en 1958, exemples longuement exposées.
« La postérité de l’homme providentiel »
Dans cette dernière partie, Didier Fischer montre d’abord, à l’aide des exemples de Thiers et Pétain, comment l’homme providentiel cesse rapidement d’en être un, souvent à l’épreuve du pouvoir, comment le sauveur est désacralisé, comment la légende noire se construit dans un conflit de mémoires, souvent au service d’un autre projet politique (montrer le bien-fondé d’une société socialiste par le rejet de Thiers, par celui de Pétain construire la nouvelle République à la Libération). Mais cela n’est arrivé, comme le souligne Didier Fischer, qu’à Thiers, Boulanger et Pétain. D’autres ont soit disparu progressivement des mémoires et de l’histoire (en particulier l’histoire enseignée) comme Doumergue, soit sont, comme de Gaulle, devenus des références indépassables. Dans tous les cas, on n’est pas plus dans un processus rationnel que lorsque l’image de l’homme providentiel se construisait.
Didier Fischer s’interroge ensuite sur la disparition de l’image de l’homme providentiel de notre paysage politique depuis la mort de de Gaulle : « Les « grands hommes » semblent avoir déserté la scène française. Envolés les Thiers, Boulanger, Clémenceau, Poincaré, Pétain ou de Gaulle, place aux Mitterrand, Giscard, Chirac, Sarkozy et peut-être bientôt aux Bayrou, Strauss-Kahn, Hollande, Delanoë et Royal. Les sauveurs aux petits pieds sont légion. » (p. 135). Pour l’auteur, si « l’éclipse est donc bien réelle » (p. 136), elle n’est pas définitive, les difficultés économiques et sociales récentes s’apparentant « plus à des mutations structurelles lentes et puissantes de notre économie qu’à une crise » (p. 136). Et il faut distinguer l’homme providentiel, qui « appartient surtout à la catégorie des héros » surnaturels (p. 136) du « grand homme », « celui qui aura été particulièrement utile à ses concitoyens, voire à l’humanité » (p. 137), même si pour Didier Fischer notre époque est tout aussi incapable de fabriquer des « grands hommes » que des héros : « Grands hommes et sauveurs sont passés à la trappe, remplacés par ces générations spontanées que sont les stars » (p. 138).
Pourquoi cette éclipse ? Didier Fischer avance plusieurs explications, et tout d’abord la stabilité institutionnelle, avec un exécutif fort, de la Ve République, qui « protège le pays des crises ministérielles à répétition » (p. 139), c’est-à-dire du « terreau traditionnel » (p. 140) de l’appel à l’homme providentiel. De plus il reprend la thèse de François Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, publiée après la réélection de François Mitterrand (La République du Centre. La fin de l’exception française, Paris, Calmann-Lévy, 1988), selon laquelle la France, privée d’un PCF puissant et d’une droite majoritaire, gouvernée par un PS dominant dont le leader avait acceptée les institutions qu’il avait longtemps combattues, et d’où l’idéal révolutionnaire aurait disparu, serait entrée dans la normalité démocratique, le consensus se faisant a minima autour des institutions et des droits de l’Homme (selon Marcel Gauchet). De plus, Didier Fischer reprend l’idée de Jacques Julliard (Que sont les grands hommes devenus ?, Paris, Éditions Saint-Simon, 2004) selon laquelle la France serait passée d’une démocratie représentative à un « régime d’opinion » (Jacques Julliard) ou plutôt à « une forme de démocratie semi-directe où les représentants sont placés sous le contrôle permanent de l’opinion publique » (Didier Fischer, p. 143), où les intérêts particuliers l’emportent sur l’intérêt général, où la vie politique « pipolisée » fonctionne selon les règles du star-system et de la télévision. L’homme politique, « tombé de son piédestal », « n’est plus qu’un parmi les autres » (p. 144). Il y a bien, pour Didier Fischer à la suite de Pierre Rosanvallon, crise générale de la représentation sociale (recul des conflits sociaux, apaisement des grands affrontements idéologiques, désyndicalisation) et crise de la représentation politique (« désociologisation » de la politique, volatilité des suffrages, montée de l’abstention et du poujadisme d’extrême-droite ou d’extrême-gauche), dans un contexte de victoire de la démocratie libérale comme modèle politique et économique et de mondialisation.
Reste que, pour Didier Fischer, « la crise de la représentation ne marque pas la fin du politique, ni l’effacement définitif du mythe de l’homme providentiel, juste peut-être une inflexion dans une culture politique plus que bicentenaire » (p. 154). Il termine en se demandant d’ailleurs si l’homme providentiel, dans une France où la notion d’autorité s’est transformée (comme en témoignent le déclassement du prêtre, du militaire et du professeur) et où les citoyens aspirent « à une démocratie participative » (p. 156 : Didier Fischer suit ici les thèses de Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, le Seuil, 2006), ne devra pas être « plus modeste, moins éclatant » (p. 157), soit incarnant les aspirations contradictoires des Français, soit rompant totalement avec elles, sauf si le bipartisme s’impose dans le pays.
J’ai insisté plus longuement sur cette dernière partie parce que c’est celle qui m’a le moins convaincu. Ce n’est pas faire injure à l’auteur que de penser que, dans cette dernière partie, la réflexion du militant et de l’élu le dispute à celle de l’historien. On pourrait discuter certains des arguments avancés pour expliquer l’éclipse de la figure de l’homme providentiel (la « pipolisation » de la vie politique, le contrôle de l’opinion publique sont-ils des phénomènes si nouveaux, par exemple ? Plus de crises institutionnelles, mais que penser de la cohabitation, dont le refus a été un argument du personnel politique dans les présidentielles et la réforme du quinquennat ?). Y a-t-il d’ailleurs vraiment éclipse (jugement peut-être précoce), ou ne pourrait-on pas avancer que l’élection présidentielle au suffrage universel est d’une certaine façon le choix institutionnalisé d’une nouvelle figure providentielle, et que le mythe a été parfaitement intégré par le personnel politique, comme semblent l’indiquer certains signes (le slogan « Changer la vie » en réponse à la crise économique, les affiches de la « force tranquille » par exemple, la « fracture sociale » à résorber plus tard, le thème de la réforme et de la rupture dans la dernière campagne présidentielle, ainsi que la volonté, de l’autre côté, de redonner la parole au peuple, tout en incarnant certaines valeurs d’ordre et en reprenant une image de pureté ?) ? D’autres arguments auraient pu être creusés, comme celui de la remise en cause de l’autorité. Une approche par certains concepts et outils de l’histoire culturelle (la notion de génération par exemple, celle de culture politique aussi : l’homme providentiel ne relève-t-il pas plus de la culture politique des droites ?) aurait pu être utilisée, d’autant que l’homme providentiel est bien affaire de représentation. On aurait d’ailleurs pu se demander encore plus fortement si l’homme providentiel, construction médiatique a priori, n’est pas aussi une construction mémorielle.
C’est tout l’intérêt de ce livre, et toute la réussite de Didier Fischer, de nous amener à nous poser toutes ces questions, et de nous pousser à réfléchir à l’histoire que nous enseignons.
Laurent Gayme © Clionautes
Merci beaucoup pour cet article de qualité, vos ultimes réflexions sont particulièrement justes et témoignent d’un esprit critique très appréciable ! Merci vraiment, et bon courage pour la suite !