Christophe Meunier Docteur en géographie avec une thèse soutenue en 2014 sous la direction de Michel Lussault et intitulée  » Quand les albums parlent d’espace. Espaces et spatialités dans les albums pour enfants « . Membre du laboratoire InTRu qui regroupe des chercheurs et des chercheuses issus de l’histoire de l’art et de l’architecture, de la littérature, la philosophie, l’esthétique de la bande dessinée, l’histoire de la photographie, du cinéma, du design se penche  sur les 44 albums jeunesse de Caroline publiés entre 1953 et 2007. Il analyse le travail de Pierre Probst à la fois auteur et illustrateur de ces ouvrages iconotextuels reflet de leur époque : celle des Trente Glorieuses.

Un album iconotextuel se caractérise par une interpénétration entre le texte, l’image qui n’ont pas en eux-même de fonction purement illustrative et l’objet-livre. La composition des Caroline s’inscrit parfaitement dans cette acceptation en apportant des descriptions géographiques qui aident l’enfant à découvrir l’Ailleurs provoquant des émotions et la sensation du déjà-vu quand le jeune lecteur devenu adulte découvre la montagne. Pierre Probst fait de Caroline une héroïne de la nouvelle vague, une baby boomeuse qui inscrit ses aventures dans son temps : elle va à la montagne dès son premier album en 1953 et en 1955 organise une grande fête à la campagne dans quand sonne la fin du rationnement.

Caroline versus Martine : héroïnes de la Nouvelle Vague ?

Les deux fillettes de 8 ans nées publiées pour la première fois en 1953 et 1954 sont la représentation cette jeunesse de la  » génération silencieuse  » née entre 1920 et le milieu des années 40. La loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse va servir de cadre à toute une série d’ouvrages qui ont pour vocation d’éduquer et protéger ces enfants.

Les deux fillettes, leurs auteurs et les maisons d’édition qui les diffusent s’inscrivent parfaitement dans ce dispositif législatif. Pierre Probst commence à illustrer des romans pour la jeunesse en 1941 à Lyon avant de tenter l’aventure parisienne dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Hachette inaugure en 1950 Les Albums roses et cherche des auteurs pour supplanter les titres puisés chez Disney : Probst va alors donner vie à l’animalerie future de Caroline entre 1951 et 1953, Pitou la petite panthère, Youpi le cocker … Au même moment, Casterman crée la collection Farandole destinée aux 5-11 ans qui débutent la lecture à voix haute, de petit format et à prix modéré, Marcel Marlier y publie en 1951  » Martine à la ferme « .  » Caroline à la montagne «  sort en 1953. Les deux fillettes représentent deux classes sociales : à Martine les vêtements chics, les voyages en 1ère classe et l’électroménager dans le foyer ; à Caroline les voyages en train d’avant-guerre, la salopette et les ballerines et si la maison de campagne a une télévision en 1956, la famille Probst achète son premier poste en 1969 comme la majorité des français. C’est Simone l’intrépide, la propre fille de l’auteur qui sert de modèle à l’héroïne garçon manqué dont les parents sont invisibles dans les albums, qui ne va jamais à l’école mais fait toujours preuve de la plus grande bienveillance vis-à-vis de ses amis. Pendant ce temps, Martine excelle dans les tâches ménagères apprises à l’école et reproduites à la maison : la petite fille apprend à devenir maman.

Confronter Martine et de Caroline revient aussi à réfléchir aux choix des auteurs : album iconotexte vs album illustré. Marcel Marlier place Martine dans une situation figée, une scène de vie pensée par page comme des tableaux où la lumière irradie l’héroïne portant un petit animal telle une Vierge à l’enfant. À l’inverse, Pierre Probst est un véritable metteur en espace pour reprendre l’expression de Christophe Meunier qui propose une analyse rigoureuse et scientifique des dispositifs des petits ouvrages à travers, par exemple, un travail sur la chorématique de Robert Feras et Roger Brunet. L’illustration occupe la double-page permettant de promener le regard à la recherche de Caroline et de ses 8 amis toujours occupés à faire quelque chose de différent. Le géographe y voit un véritable système Caroline qui relève du système planétaire : les compagnons les proches sont à proximité de l’héroïne alors que ceux qui ont une personnalité plus indépendante sont éloignés. Il s’agit alors d’un véritable mode d’habiter la page, de rendre le lecteur actif. La démarche est appliquée aux planches de  » Les vacances de Caroline  » (1958),  » Caroline aux sports d’hiver  » (1959),  » Caroline à la mer  » (1965) démontrant parfaitement le travail pensé par Probst et longuement analysé par Christophe Meunier.

Schéma interprétatif de la double-page 15-16 de Caroline à la mer. ©Hachette/C.Meunier

 

Caroline, une héroïne  » gyrovague  » des Trente Glorieuses

13 des 44 couvertures des albums de Caroline comportent un moyen de transport, on voit alors tout l’intérêt que manifeste l’auteur pour la mobilité et les moyens d’y parvenir. Pierre Probst s’attache à l’exactitude et à la précision des modèles automobiles qu’il dessine sans oublier qu’il s’agit aussi d’éduquer la jeunesse par exemple à la signalétique routière européenne adoptée dans les années 20 : dans  » L’automobile de Caroline  » (1957) l’antisèche collée sur le tableau de bord avec les principaux panneaux routiers est aussi là pour cela. Le train occupe une place à part pour P. Probst : c’est le décor de son enfance près de la gare de Dornach, le moyen de déplacement le plus populaire pour une population qui bénéficie des billets Lagrange (1936) pour les congés payés. Le train ouvre de nouveaux horizons à Caroline et ses petits amis : l’Afrique, l’Amérique, la montagne et en 1985, dans  » Caroline à Paris « , celle-ci arrive gare de Lyon en TGV tout juste mis en service 4 ans auparavant. Le bateau et l’avion eux, relèvent de la grande évasion fantasmée offrant une très grande liberté d’itinéraire : la Méditerranée, l’Inde, le Pôle Nord, le Canada en 1967 pour l’Exposition Universelle de Montréal. Si l’auteur n’a toujours pas pris l’avion à cette date, sa documentation lui permet de faire un travail remarquable qui prolonge  » Caroline en avion  » (1957) distribué aux enfants qui voyagent en 1re classe sur Air France et à l’initiative de la compagnie. Là aussi, l’ouvrage se veut pédagogique retraçant les étapes pour utiliser ce moyen de transport moderne et qui ouvre au tourisme de masse – une des clés de voûte des Trente Glorieuses -.

En 1954, Pierre Probst achète une maison de campagne à Champ dans le Perche, avec sa famille il se lance dans le bricolage pour qu’en avril 1955 ils puissent tous y dormir puis y accueillir les premiers amis en juillet. Ils visitent leur espace proche et agissent en néo-ruraux comme nombre de français à l’époque qui ont pu s’offrir une résidence secondaire.  » La maison de Caroline  » dans sa première version sort en 1955 et la seconde  » Caroline et sa maison  » en 1985. Si le premier album est consacré à la restauration puis à la détente au bord de la mer, dans le second, après avoir refait le toit, l’héroïne et ses amis redonnent vie aux extérieurs clos et réhumanisés. La campagne est un refuge, un lieu d’inspiration pour l’auteur et le retour aux racines. EN 1985, les fermiers voisins sont membres d’une coopérative agricole, utilisent des intrants chimiques, mais conservent des souvenirs du  » temps d’avant « … Dans de nombreux albums, la maison est le lieu de départ et d’arrivée des aventures de Caroline, la campagne évolue avec son époque et le lecteur découvre aussi la diversité des activités des Trente Glorieuses durant la Renaissance rurale (Bernard Kaiser – 1985)

Force est de constater que Caroline est très souvent en vacances : 11 albums sur 17 entre 1953 et 1969 et qu’elle va partout aussi bien à la mer qu’à la montagne, en France et à l’étranger. Avec ses amis, elle se rend à Cabourg en 1965 (même si Probst utilise Trouville comme modèle) dans  » Caroline à la mer  » et se comporte comme tous les vacanciers fréquentant les boutiques et pratiquant les loisirs du bord de mer accessibles aux classes moyennes. Les albums de Caroline sont des faiseurs de montagne (Debardieux et Rudaz) : il s’agit d’une expérience en terre inconnue, l’héroïne affronte un milieu naturel difficile, Pierre Probst s’empare pleinement les ressorts de l’iconotexte pour re-créer la montagne et y inclue les habitants eux aussi faiseurs de montagne. Si tout est vrai pour ses petits lecteurs tout y est cependant re-créer par l’illustrateur.

Caroline voyage dès 1954, bien plus tôt et bien plus que les Français durant cette période, de la France à la lune !

Le schéma qui compose la trame des tous ces albums est le même : motivation (pourquoi partir ?), trajectoire (translation d’un point A à un point B, boucle d’un aller-retour à la maison), échelle (locale, nationale, internationale). Les conduites spatiales de Caroline correspondent aux conduites touristiques modernes et à celles de la société de consommation. Le 8e album retient l’attention « Caroline en Europe  » (1960) qui est une commande du directeur du département Jeunesse Album de chez Hachette. Dessiné entre janvier et mars, traduit en anglais, italien et allemand, la maison d’édition montre une véritable volonté de donner une image forte de l’Europe qui se construit mais en s’appuyant sur les ressorts d’une folklorisation des pays que Caroline traverse avec ses amis. Pierre Probst retrouve son héroïne en visite à Paris (1979) dans l’album éponyme qui compose un véritable guide touristique de la capitale, démarche reprise dans la seconde version publiée en 1987. L’illustrateur est  » un faiseur d’espace « ,  » un géographe par la plume et le pinceau  » comme le conclut Christophe Meunier.

P. Probst. Caroline en Europe, 1960, couverture. ©Hachette

Caroline après le dégel

Le contexte géopolitique n’apparaît qu’indirectement dans les petits livres, il est le regard que portent à la fois l’auteur et l’éditeur sur leur époque mais comme toujours, l’intérêt de l’iconotexte permet de glisser de multiples éléments qui ne trompent pas. Christophe Meunier le démontre donnant une nouvelle dimension à la lecture des ouvrages de Pierre Probst à toutes les époques.

 » L’automobile de Caroline  » est publié en 1956 en pleine crise du canal de Suez, les prix de l’énergie explosent mais l’album se déroule dans un contexte d’abondance sur le modèle états-unien.  » Caroline sur la lune  » (1964) s’inscrit dans le contexte de la course à l’espace entre les deux grandes puissances. Caroline redescend dans une voiture décapotable les grands boulevards parisiens comme l’ont fait avant elle les astronautes. Il faut attendre 1992 pour qu’elle franchisse le rideau de fer mais encore sous la forme d’un rêve dans  » Caroline en Russie « . Rapidement, Pierre Probst fait voyager Caroline dans les colonies, en Asie du Sud et du Sud-Est en mélangeant les stéréotypes – les hommes noirs (polynésiens) sont  » sauvages  » – et les cultures qui sont des références alors que la France est engagée dans la guerre d’Indochine. Depuis 1983,  » Le voyage de Caroline  » n’a pas été réédité,  » Caroline aux Indes  » a été entièrement redessiné et l’histoire légèrement modifiée en 1991. L’auteur démontre depuis le début de son travail un attachement à la faune et à la flore, à l’environnement et à partir de  » Caroline dans les alpages  » (1996) et plus encore dans  » Caroline et le potager magique  » (2003), la petite fille manifeste son attachement à l’écologie dans la droite ligne des intérêts de son créateur.

 

 » La croisière de Caroline  » (1997), schéma du récit translationnel /  » Caroline et le robot  » (1986), schéma du récit circulaire.  » Caroline Héroïne des Trente Glorieuses  » page 141.

Christophe Meunier porte un regard de géographe sur les 45 albums iconotextuels qui composent la série des Caroline entre 1957 et 2007. Vendus à 38 millions d’exemplaires, publiés en 15 langues, ils vont bien au-delà d’un album jeunesse. Ils sont les témoins de leur époque, marqueurs d’une époque révolue et qui, aujourd’hui, est souvent mise en accusation. Mais ils composent un remarquable objet d’étude que cet ouvrage révèle par une étude fine et rigoureuse, illustrée à la fois avec des pages de nombreux albums et des schémas d’analyse qui ouvrent de nouvelles perspectives pour la lecture de cette série géographique telle que la définit Christophe Meunier dans  » Caroline Héroïne des Trente Glorieuses « .