Le quatrième tome de la série consacrée à la ville d’Arles à l’époque romaine, présente le monde très particulier de la navigation sur le Rhône , avec la vie de ces marins « d’eau douce » qui joue un rôle majeur dans la construction urbaine par le transport de matériaux sur des chalands. C’est d’ailleurs l’un d’entre eux, long de 31 m, sorti de l’eau, restauré puis remonté dans l’enceinte du musée départemental de l’Arles antique entre 2011 et 2013 qui jouent un rôle central dans le récit.
Le premier volume consacré à la vie de Neiko, fils de naute qui apprend d’ailleurs son métier, présente le destin plutôt favorable d’un jeune homme à qui la fortune semble réussir. Contrairement aux personnage précédent, Vitalis, tailleur de pierre devenu gladiateur, pour payer ses dettes de jeu, Neiko se prépare un destin brillant. Il se fiance d’ailleurs à la fin de l’album avec Caecilia, une jeune fille d’excellente famille. Au-delà de l’histoire romanesque, on appréciera dans cet album la précision de la reconstitution du moindre objet, du plus petit détail d’accastillage qui a été mis au jour lors des fouilles de ce chaland découvert dans le fleuve. Il convient d’ailleurs d’insister à propos de cette collection d’albums et de cette maison d’édition 100 bulles, sur la qualité de l’impression, de la reliure, et de l’appareil critique qui accompagne cette publication.
L’histoire elle-même est précédée d’un carnet graphique qui montre comment l’auteur, Laurent Sieurac travaille le moindre de ses croquis, et notamment on y appréciera une étude de mains qui rappelle beaucoup les exercices académiques des Beaux-Arts.
Certaines de ces planches sont d’ailleurs superbes, et notamment les études de perspective des décors des villas, notamment les différents points de vue de l’impluvium situé dans la villa de Primus Octavius, le futur beau-père de Neiko.
Après l’histoire elle-même, les éditions 100 bulles proposent un dossier très complet sur la civilisation romaine, et pour le tome 4, deux études très documentées et surtout bien illustrées, consacrées à l’utilisation du tonneau dans l’Antiquité, et aux recherches archéologiques sur le chaland Arles–Rhône 3 qui est au centre de ce récit.
Le cinquième tome de cette série a comme héros central un certain Hortensis qui fait rentrer le lecteur dans le monde de plutôt interlope des maisons closes et des faux-monnayeurs. Dans le même temps, car des histoires parallèles traversent chacun des albums, nous suivons toujours les péripéties du gladiateur Vitalis, toujours à la recherche de son ex-épouse, et de son ami le naute Neiko qui remonte le Rhône avec un troupeau.
L’album nous conduit également lors d’une représentation dans le théâtre antique d’Arles, où est donnée une pièce de Sénèque semble-t-il, dont le texte suscite des réactions assez violentes de certains spectateurs. On appréciera la reconstitution de la scène, et notamment de tout l’ensemble qui a été beaucoup mieux conservé dans le théâtre d’Orange. Dans la ville d’Arles, il semblerait qu’un édifice semblable, malheureusement non conservé, existait également.
Dans cet album, comme dans les précédents, Laurent Sieurac déploie sa maîtrise du lavis en noir et blanc ou avec de la sanguine. C’est évidemment sa patte qui vient compléter un dessin très académique, dans lequel la moindre perspective de décor est soigneusement restaurée.
Le carnet graphique qui précède l’histoire dans la bande dessinée qui met en avant un personnage de l’album donne des indications précises sur la façon dont l’auteur travaille. Il associe les outils classiques du dessin à l’utilisation de Photoshop pour basculer les couleurs de traits. Le résultat qui est particulièrement visible dans ce carnet graphique rappelle énormément le story board d’un cinéaste. Les scènes d’action représentées dans les vignettes, notamment l’élimination d’un « témoin gênant », relèvent bien de la régulation des combats que l’on retrouve dans les meilleurs péplums.
Il faut également dire quelques mots à propos des préfaces qui viennent présenter chacun de ses albums, même si Dominique Garcia le président de l’institut national de recherches archéologiques préventives reconnaît modestement que pour une bande dessinée, ce texte n’est lu que de façon accessoire. Dans ce cas ce serait une erreur, tant la présentation par le professeur d’archéologie se veut précise et documentée. Dans le tome cinq il rappelle d’ailleurs l’importance du dessin dans la « fabrique de l’histoire » pour camper un décor et représenter un objet.
Il retrouve évidemment le lien avec cette série Arelate. La mise en scène d’une cité au premier siècle de notre ère, ou de la chance de découvrir, au-delà des personnages tout un cadre de vie, un environnement socio-économique. Et puis encore une fois, en dernière partie de cet album, on a la chance d’accéder à une étude très précise sur la voirie romaine dont les traces sont évidemment particulièrement visibles dans la province de la Narbonnaise. Cet album permet de découvrir une spécialité, celle de Julien Boislève, toichographologue qui présente le décor des bâtiments romains, et notamment l’abondance des couleurs que l’on arrive à reconstituer en termes d’enquête particulièrement minutieuse. On trouvera dans cet article les différents pigments utilisés pour réaliser les enduits muraux qui ont été mis à jour sur le site de la verrerie d’Arles par exemple.
Certains de ces pigments retrouvés lors de la fouille menée par l’INRAP à Nîmes viennent d’Égypte, pour le bleu, et de Chypre pour la terre verte, la céladonite.
Le sixième épisode de cette série est publié 10 ans après le lancement de ce projet qui associe le dessinateur Laurent Sieurac à Alain Genot, coscénariste et conseiller historique. Ce dernier est également attaché de conservation du patrimoine et archéologue musée départemental d’Arles antique.
L’action commence sur la route vers Lugdunum, lorsque le gladiateur Vitalis, toujours à la recherche de Carmilia, son épouse perdue, se rend vers le lieu où le spectacle est donné. Pendant ce temps les habitants du quartier portuaire fouillent dans les décombres de l’incendie volontaire évoqué dans le précédent volume.
On appréciera d’ailleurs la mise en évidence de l’administration de la cité avec le rôle des vigiles en charge de la lutte contre les incendies et l’action sociale de la corporation des nautes qui a mis en œuvre le relogement des familles victimes de cet incendie. Ce passage montre d’ailleurs tout l’intérêt de cette série qui ne met pas forcément en valeur des héros traditionnels, empereurs ou guerriers, mais tout simplement le peuple, confronté aux vicissitudes de l’existence dans une communauté urbaine. Et c’est d’ailleurs tout ce qui séduit dans cette œuvre ou l’historien archéologue rencontre le dessinateur. Le lecteur se trouve emporté dans une histoire qui n’est pas forcément une épopée et qui justement en devient particulièrement réaliste et par voie de conséquence, au vu de la période, profondément instructive. La corporation des nautes apparaît alors comme la cheville ouvrière de la reconstruction de cette partie de la cité, et la question du foncier, avec les investissements nécessaires pour la reconstruction des entrepôts détruits dans l’incendie, est ainsi évoquée.
Le fil conducteur de cette histoire se divise au fur et à mesure en plusieurs brins. Les aventures du gladiateur, le rôle de plus en plus important de Neiko dans la corporation des nautes , le conflit entre les deux bandes rivales, celle de Hortensis et de Crassus, à propos de fausse monnaie, jusque cette scène finale lorsque finalement Carmilia annonce que son fils qu’elle a eu de sa première union avec Vitalis a finalement été confié à une autre famille. Cette histoire finalement banale qui pose le problème d’ailleurs de la filiation chez les citoyens romains permet d’envisager la suite de la série. Et c’est aussi cet aspect qui est séduisant dans ce qui relève au final d’un roman graphique. On y retrouve les mécanismes qui font le succès des grandes sagas. Des personnages avec lesquels on peut s’identifier, des situations finalement très réalistes, on pourrait même dire banales, mais qui nous touchent forcément. Et dans le même temps cette part du rêve, de l’imagination aussi, que ce voyage dans le temps, dans un espace facilement accessible à quelques heures de train ou de voiture aujourd’hui, auquel les auteurs nous invitent.
Et comme l’action de ce sixième album se déroule dans une riche maison, celle du maître de la corporation des nautes, Julien Boslève, le toichographologue revient pour évoquer les décors des domus romaines, avec une classification érudite des différents styles pompéiens. Il semblerait qu’il y ait eu pendant cette période une spécificité en Gaule narbonnaise avec les décors à candélabres particulièrement répandus au premier siècle.
Pour conclure il conviendra d’évoquer l’article de Philippe Mellinand, archéologue à l’INRAP qui fait le lien entre le diagnostic archéologique et le scénario de cette série. On n’y apprend énormément de choses, notamment les méthodes de la prospection électrique, des sujets sur lesquels on est assez désarmé lorsque l’on est néophyte, et que les stages d’archéologie que l’on avait la possibilité de pratiquer pendant nos études d’histoire remontent à plusieurs décennies. Les fouilles pratiquées sur le site de la gare maritime d’Arles ont permis de reconstituer véritablement la vie de cette cité qui tirait sa prospérité du grand fleuve qui la traverse. On imaginerait difficilement autrement que la ville ait pu se constituer ces arènes monumentales, heureusement conservées, malgré les deux tours médiévales qui la défigurent, si elle ne disposait pas d’une puissance économique exceptionnelle. Et donc à partir de ces découvertes, parce que l’imagination du dessinateur a pu rencontrer l’austère travail des archéologues et des historiens de l’Antiquité, cela permet aux lecteurs de voyager dans le temps.
Et parce que cette maison d’édition fonctionne sur le mode associatif, avec une part de financement participatif, il faut la soutenir. Et que pour ce qui concerne les Clionautes tout sera mis en œuvre pour que ce beau projet, porté en partie par l’Institut national des recherches en archéologie préventive, puisse se poursuivre.
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Bruno Modica, pour Les Clionautes