Le royaume de Valence, partie constitutive de l’ensemble aragonais, est principalement administré par des agents valenciens au service du roi d’Espagne. Après 1521, il devient un des rares royaumes ibériques épargnés par les révoltes contre le pouvoir monarchique. L’auteur en recherche les causes dans une histoire sociale des institutions de la monarchie.
Maître de conférences en espagnol à l’université d’Aix-en Provence, Pascal Gandoulphe publie un condensé de sa thèse d’histoire sociale des institutions. En vogue depuis une bonne dizaine d’années, cette thématique ne se contente pas de prendre les administrations et autres structures pérennes de pouvoir comme des éléments simples d’organisation des sociétés, mais elle s’efforce de les considérer comme des organismes sociaux vivants. La question provocatrice et complexe de Mary Douglas, Comment pensent les institutions ? (La Découverte, Paris, 1999) souligne les influences que les institutions impriment sur leurs membres et sur les sociétés qu’elles encadrent. Bien entendu, à leur tour, ces institutions ont une histoire sociale, puisqu’elles s’insèrent dans une société donnée à un moment précis, et qu’elles sont composées d’hommes issus de groupes particuliers, plus ou moins déterminés, et qu’enfin, comme tout organisme vivant, elles se reproduisent, conservant et-ou transformantes certains de leurs caractères. C’est à la reconstitution de cette histoire sociale des institutions espagnoles dans le royaume de Valence au siècle d’Or que Pascal Gandoulphe s’attache dans cet ouvrage. S’il s’étend très peu sur l’épistémologie de ce courant historique, en revanche son travail est impressionnant d’érudition et de rigueur, frôlant parfois l’austérité. C’est avec une précision minutieuse qu’il regroupe de très nombreuses informations sur les agents du roi d’Espagne à Valence.
Ce royaume appartient à la constellation de principautés regroupées dans un premier ensemble autour de la Couronne d’Aragon, composée des royaumes de Majorque, d’Aragon proprement dit, de Valence, de Sardaigne, et du principat de Catalogne. Cet ensemble aragonais est associé à la Couronne castillane depuis les Rois Catholiques (Isabelle et Ferdinand), mais cela n’empêche pas chaque composante d’être régie par ses propres lois et administrée, pour l’essentiel, par des agents royaux natifs de la principauté. A cet égard, le royaume de Valence, qui a déjà fait l’objet de nombreux travaux (dont l’étude de James Casey, The Kingdom of Valencia in the seventeenth century, Cambridge, 1979), occupe une position singulière à plusieurs points de vue. D’une part, il s’agit d’un espace réduit, qui peut être assimilé à d’un amphithéâtre de 300 km de long sur à peine 100 km de large. Riche de la Huerta valencienne, il est séparé de la Castille à l’ouest par des reliefs sévères alors que sa frontière septentrionale avec la Catalogne est plus ouverte. Une des particularités de ce royaume au sein de la monarchie hispanique est de connaître une histoire relativement paisible. En effet, après le soulèvement des Germanías de 1519-1521 qui attendaient l’Encubierto (le Caché, prétendu héritier de Ferdinand d’Aragon), ce royaume est l’un des seuls de la péninsule ibérique à reste fidèlement dans l’orbite des Habsbourg, alors que des révoltes ont touché l’Aragon (en 1591), la Catalogne et le Portugal (en 1640). En 1626, les Cortès du royaume de Valence acceptent même l’Union des Armes, fameux projet centralisateur du comte-duc d’Olivares – le Premier ministre de Philippe IV – destiné à mobiliser la monarchie hispanique dans la guerre qu’elle mène contre les forces protestantes alliées à la monarchie française.La loyauté de ce royaume au cours de ce siècle doit elle être recherchée dans les capacités d’encadrement du pouvoir ? Pour l’auteur, elle trouve son explication dans la pratique des institutions. En effet, la modestie des effectifs de la population (300 000 vieux-chrétiens environ, quand les morisques sont expulsés en 1609) réduit le vivier humain par lequel le roi peut alimenter son administration locale ; cette étroitesse impliquerait l’existence de nombreux liens entre la société valencienne et les agents du pouvoir royal, et par cette intégration des institutions royales dans la société valencienne, la stabilité politique serait assurée, ce qui aurait permis d’éviter des affrontements tels ceux que connurent l’Aragon, la Catalogne et le Portugal.
Pour argumenter sa thèse, l’auteur conduit son analyse en deux temps. Une première partie s’attache à l’espace et aux pouvoirs ; elle décrit les principales institutions, leurs compétences et leurs juridictions, alors qu’une seconde partie, plus étoffée, s’intéresse aux officiers royaux, à leur nomination, à leur carrière, leur cursus, etc.Dans le royaume de Valence, la monarchie voit son pouvoir limité par le poids des seigneuries (señorios) qu’elles soient militaires, religieuses ou laïques ; celles-ci ont juridiction sur environ 60 000 feux alors que les terres de juridictions royales (realengo, auquel s’ajoutent une trentaine de villes royales), ne recouvrent qu’environ 40 000 feux, dont plus de 10 000 pour la seule ville de Valence. Si, en théorie les décisions seigneuriales peuvent faire l’objet d’un appel devant une cour royale, la pratique paraît bien plus opaque. En outre, la société valencienne, pour paisible que soient ses relations avec le pouvoir monarchique, est secouée de tensions par les affrontements que provoque une noblesse instable, dont certains membres s’adonnent au banditisme. Pourtant, le service du roi est aussi bien l’affaire de letrados (de juristes) que de nobles et, comme le précisent les fueros (les libertés), à l’exception du vice-roi et des régents de l’Audience (le principal tribunal royal) qui siègent à Valence, tous les « gens du roi » doivent être natifs de ce royaume. Ces fueros sont garantis par les Cortès valenciennes, mais ces assemblées représentatives s’espacent de plus en plus, jusqu’à disparaître après leur dernière convocation en 1645. Une Généralité (Diputación del general) recouvre les sommes concédées par le royaume au roi d’Espagne, dont les membres sont choisis par le souverain. Pour terminer cet aperçu, l’auteur passe en revue les principaux offices royaux qui se consacrent au gouvernement du royaume : le conseil d’Aragon qui juge en appel, nomme et produit des consultas à l’intention du roi pour les principales affaires du royaume ; le vice-roi à Valence (un membre de la famille royale jusqu’au milieu du XVIe siècle), dont le pouvoir est limité par le conseil d’Aragon et par le tribunal de l’Audience qu’il préside ; l’Audience qui est créée en 1506 ; des offices municipaux, avec les jurats et le racional, sorte d’homme de confiance du roi dans les villes, proche de la fonction de corregidor, qui, souvent, propose le nom des édiles en accord avec le vice-roi ; les gouverneurs et lieutenants, garants de l’ordre, souvent issus de la noblesse ; les administrateurs du patrimoine royal (bailes généraux) et autres receptores de la bailía (trésoriers), avocats (souvent proches de la fonction de procureur), et contrôleurs de finances royales (maestre racional)… La grande qualité descriptive de ces fonctions occupées par les agents du roi permet de mesurer l’action monarchique au sein d’un de ce territoire. Cependant, l’objectif principal de l’auteur dans l’étude des agents eux-mêmes, en tant que catégorie sociale complexe, hétérogène et éloignée géographiquement du souverain alors qu’elle le représente.

Après avoir recensé les diverses charges de l’administration royale, l’auteur expose l’important corpus qu’il a constitué pour réaliser cette histoire sociale des officiers du roi. Il se compose de 625 membres issus des diverses institutions royales entre 1556-1626, correspondant à quelque 842 nominations (certains membres étant nommés à plusieurs reprises dans des charges différentes), et à 135 charges de l’appareil d’Etat qui encadre le royaume de Valence. Pour la moitié de ces personnages, l’auteur a identifié 845 parents, avec 1 319 liens de parentés. Au total, ce sont 1 192 personnes qui sont identifiées, dont une grande partie réside à Valence même. Peut-on comparer ce chiffre avec les estimations faites en son temps par Roland Mousnier, sur la densité de l’encadrement monarchique ? Du moins, si pour la France, on estime le nombre d’agents à 4 000 en 1515, et 45 000 en 1665, on pourrait noter que le royaume de Valence a été fortement encadré, puisque sa population est bien moindre (moins de 5 % de celle de la France). Cependant, la structure du service royal est contrastée, et la comparaison est à nuancer fortement car en France, les besoins fiscaux démultiplient la vente d’offices, et donc les charges des officiers. Ces données quantitatives sont principalement utilisées pour contribuer à la description du comportement social des agents royaux. Ainsi, cinq groupes d’officiers sont différenciés : les letrados, gouverneurs, bailes, receptores et maestre racional (surtout issus de la noblesse), les employés subalternes (qualifié par J.M Pelorson « d’infra-letrados » car ils disposaient d’une culture minimale : calcul et lecture du latin), les agents locaux (alguazils et bailes locaux) et les détenteurs de charges atypiques comme celle de vice-roi ou de veedor de la costa (contrôleur de la côte). Partant de là, chaque aspect institutionnel de la vie des officiers est mesuré à l’aune de son appartenance au groupe.
Ainsi, le temps de service, connu pour 402 individus, montre une plus grande longévité en poste des nobles et des « subalternes » que des letrados, ces derniers devant remplir des conditions plus strictes au moment de leur recrutement, en particulier de formation. Les letrados entrent donc dans des charges importantes plus tard, vers trente ans, alors que les nobles les occupent vers vingt ans. De fait, la plupart des letrados sont diplômés, très souvent docteurs en droit canon et civil, et seuls 3 de ces 134 magistrats sont licenciés (dont Andrès Roig, qui a pourtant occupé la vice-chancellerie du conseil d’Aragon, une des plus hautes charges de l’administration). Au sein du groupe nobiliaire (gouverneurs et lieutenants de gouverneurs), la durée varie selon la charge occupée et les activités militaires antérieures car on assiste à de fréquents passages de l’armée à la plume (voir le cas amusant de la longue expérience navale d’un nommé Zanoguera, qui est remercié par un poste de maestre racional p.159-160). D’autres nobles sont nommés à des charges sans avoir d’antécédents militaires, à la différence des magistrats qui, eux, doivent toujours faire leur preuve. L’homogénéité des carrières des letrados les distingue donc par leur durée, leur formation, mais aussi par un recours plus commun en fin de carrière à la retraite.

Certains officiers suivent un véritable cursus, avec progression de carrière (principalement les letrados), alors que d’autres n’obtiennent qu’une seule nomination, sans promotion. L’auteur attire l’attention sur la faiblesse du nombre de postes offerts, ce qui limite de facto les possibilités de promotion. L’intervention du pouvoir monarchique dans ces déroulements de carrières existe, par exemple en faveur de Luis Blasco en 1623, qui passe directement de secrétaire de l’ordre de Montesa au Conseil d’Aragon sans avoir rempli de charge dans les institutions valenciennes ; cela s’explique par la protection du comte-duc d’Olivares dont il bénéficie (cf.p.234). Enfin, l’étude de la rémunération du service royal n’est pas négligée. Elle correspond en partie au salaire versé pour lequel l’auteur donne des échelles, ce qui autorise une évaluation des hiérarchies au sein de l’administration royale (sur les montants des rémunérations voir p.240-242).
Dans ce royaume, la faiblesse de la vénalité des offices est générale – la transmission familiale représente seulement 17% des postes – en particulier pour les letrados (une consulte précise : « no es este officio para darse por contemplaçion de casamiento … » : « ce n’est pas un office à donner pour raison de mariage » ! p.268), mais il ne faut pas conclure à l’absence de rôle de la famille : 43% des agents du roi ont un parent dans le service de l’Etat (en fait, de 10 à 68%, selon les catégories). Cela souligne la forte intégration des officiers parmi les élites valenciennes. Cet aspect est essentiel dans cet ouvrage.
Pour l’auteur, il conditionne les relations du roi et des institutions centrales espagnoles avec le royaume de Valence. Bien entendu, cela n’empêche en rien la monarchie de s’efforcer de contrôler avec toujours plus de vigueur ces institutions, alors même qu’elle s’enfonce dans la crise politique, militaire et financière. Toutefois, dans le royaume de Valence, on assiste au dévouement des agents royaux ce qui ne contredit pas leur insertion au sein des élites locales. .

Alain Hugon/CRHQ
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