Le récit porte porte en partie sur la guerre de Sept Ans, les mœurs militaires et la vie à Québec. Récit d’un voyage au Canada, publié une première fois par Henri-Raymond Casgrain en 1887, cet ouvrage anonyme est-il un témoignage sur les dernières années de la Nouvelle-France même si ni son auteur ni la date de sa rédaction ne sont connus ?
L’auteur, Pierre Berthiaume, Professeur émérite de littérature de l’université d’Ottawa, choisit d’analyser ce récit pour en montrer la validité et les limites.
Un manuscrit du début du XIXe siècle
L’auteur retrace l’histoire du manuscrit acheté par la Bibliothèque nationale en 1877 dont on ignore aussi bien la date de rédaction que l’identité de son auteur.
A partir des informations contenues Pierre Berthiaume propose une date entre 1796 et 1803, ce qui suggère un récit très postérieur au voyage relaté.
Restait à en découvrir l’auteur, partant des précédents éditeurs du texte : est-ce Jean Baptiste de Bonnefoux de Caminel, Jacques Christophe Babuty, J. C. Bradier. Pierre Berthiaume fait une recherche dans les archives des régiments pour invalider ces hypothèses. Il discute celle de René
Chartrand pour qui le rédacteur du Voyage serait Joseph-Charles Bonin, dit Jolicœur, canonnier dans la Compagnie des canonniers-bombardiers du Canada, serait-il le même homme que le Jean-Baptiste Bonin des registres de l’Hôtel-Dieu de Québec ? Les rares traces au Canada, l’absence de traces en France ne permettent pas de conclure.
Pierre Berthiaume, dans son enquête s’intéresse aux éléments du récit que l’on retrouve dans les archives militaires du Québec : le déplacement en hiver en 1755 est attesté par une lettre d’Ange de
Menneville, marquis Duquesne qui était gouverneur de la colonie. De même son séjour au fort Lévis en 1759-1760 est confirmé dans les états de solde de 1761. De nombreux points du récit sont corroborés par divers documents officiels, notamment le déplacement des troupes vers l’Ouest, la mort de Jumonville, la prise du fort Necessity par Louis Coulon de Villiers1, l’aide des Amérindiens dans la guerre contre les Anglais jusqu’à son évacuation de fort Duquesne en octobre 1758. Cette analyse nous renseigne sur le déroulement assez méconnu de la guerre de Sept Ans.
Authenticité du récit
A la recherche de l’authenticité du récit, l’auteur traque aussi les indices d’erreurs factuelles et les passages romanesques, une enquête pointilleuse dans les archives. Ainsi son récit du cheminement les soldats français fait prisonniers lors de la chute de fort Leris en 1760, s’il est plausible en matière d’itinéraire, la date de leur arrivée à Amsterdam (New York) ne semble pas corroborée dans les archives du « Commisary for the Prisoners of War ». Il est parmi les prisonniers de l’échange négocié entre Anthony Wheelock et Preissac de Bonneau, mandaté par le marquis de Vaudreuil qui regagnent la France en 1761.
Emprunts
Autre élément qui va dans le sens de la véracité du récit, la connaissance des lieux, la description de la faune. Pourtant J.C.B. a aussi fait des emprunts à d’autres récits. La description des « sauvages hurons » d’Hochelaga2, s’inspire de Charlevoix, Histoire et description generale de la Nouvelle France. L’auteur montre plusieurs exemples de ces emprunts : description du canot d’écorce, des populations amérindiennes où se mêlent textes de Charlevoix et des observations personnelles de J.C.B. ; pour la faune la description de la loutre est très proche de celle de Raynal dans Histoire philosophique et politique des établissements & du commerce des Européens dans les deux Indes.
Enfin pour son récit des opérations militaires il semble en partie inspiré par Jacob Nicolas Moreau, Mémoire contenant le précis des faits, avec leurs pièces justificatives, Pour servir de Réponse aux Observations envoyées par les Ministres d’Angleterre, dans les Cours de l’Europe.
Singulières erreurs
Des erreurs sur des éléments plus personnels sont peut-être à mettre au compte de souvenirs défaillants puisque le Voyage a été rédigé bien après les faits relatés même s’il prétend s’être servi de notes prises pendant son séjour au Canada.
Le récit de son voyage de traversée vers le Canada en 1751 semble, lui aussi, en partie emprunté à Charlevoix comme le montre la présentation parallèle faite par Pierre Berthiaume (p. 67 à 76). Il pointe aussi des erreurs à propos des détachements de troupes : dates, effectifs, commandement, de géographie attestant d’une connaissance médiocre du réseau hydrographique, les dates de navigabilité et même sur l’emplacement du fort Duquesne. Il constate aussi des contradictions internes au texte.
Épisodes romanesques
Dans ce chapitre Pierre Berthiaume traque les affabulations de J.C.B. depuis le décès d’un son oncle rochelais imaginaire avant son départ pour le Canada. Diverses anecdotes donnent à penser qu’il veut faire de lui-même un portrait flatteur : forte personnalité, générosité, plein d’empathie pour autrui, courageux. Il rapporte une exploration des chutes du Niagara en avril 1753 qui semble bien romanesque tout comme les parties de chasse si dangereuses en cas de rencontre avec les « Sauvages ».
Pierre Berthiaume s’est livré, en historien, à une analyse critique très fine du Voyage au Canada dans le nord de l’Amérique septentrionale fait depuis l’an 1751 à 1761 par J. C. B., il se demande pourquoi l’auteur a souhaité garder l’anonymat. Un écrivain se servant des notes d’autrui pourrait être l’auteur ce qui expliquerait nombre d’erreurs et aussi l’absence de publication du texte.
En conclusion : « Au cours de notre étude, nous avons relevé nombre de faits qui mettent en jeu l’authenticité de « Voyage au Canada », sans pour autant parvenir à démontrer hors de tout doute qu’il s’agit d’un faux. » (p. 105)
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1 L’auteur émet l’hypothèse que J.C.B. a pu consulté le « Journal de la campagne de M. de Villiers », publié en 1756 (p. 35)
2 Village autochtone que l’explorateur français Jacques Cartier (1491-1557) a visité le dimanche 3 octobre 1535, proche de l’actuelle Montréal