A l’empire espagnol réel, constitué de territoires et d’hommes répartis sur la surface du globe correspond un empire imaginaire, fait de signes, de références et de repères qui permettent de symboliser et de justifier l’existence de l’empire matériel. Quand l’empire des signes répond à l’empire contingent…
Issu d’une thèse dirigée par Denis Crouzet, cet ouvrage s’attache à combler les lacunes de l’histoire traditionnelle concernant l’imaginaire politique de Philippe II d’Espagne, imaginaire politique dont on sait qu’il conditionne les actions et productions humaines.
Dans la lignée des travaux de l’auteur des Guerriers de Dieu, Sylvène Edouard se réfère aussi au philosophe allemand Ernest Cassirer, pour lequel la philosophie de la Renaissance s’exprimait « par le truchement d’allégories, manifestant son influence jusque dans les festivités mondaines où la pensée s’efforce de visualiser ses thèmes en symboles ». Elle reprend à son compte les apports sémiologiques de Michel Pastoureau, pour lequel « Gouverner, c’est d’abord manipuler un certain nombre de signes ». Le sous-titre de ce travail laisse voir, d’autre part, qu’il existe un « lexique du système de représentation », qu’il est organisé par une syntaxe et par une grammaire : en un mot, un système du discours structuré. Dès lors, le lecteur s’attend à trois références intellectuelles propres à ce type de travail, mais absentes ici : celle à Ferdinand de Saussure pour les précisions méthodologiques des analyses entre le signifiant et le signifié, à Roland Barthes dont on connaît l’importance de ce type de décryptage depuis les Mythologies et, enfin, à Michel Foucault, pionnier des études sur l’ordre du discours et sur la structuration du pouvoir (y compris imaginaire).Pour décrypter l’empire imaginaire de Philippe II, les matériaux utilisés par Sylvène Edouard sont de trois ordres : écrits avec des épitaphes (mais aussi des sonnets et autres extraits de textes), oraux avec des sermons, et visuels avec des décorations, des gravures et des références à plusieurs peintures. Divisé en trois parties, ce livre suit en partie une progression chronologique pour décrypter l’imaginaire espagnol et son évolution.Dans un premier temps, l’apprentissage de la représentation par celui qui n’est que le fils de l’empereur Charles Quint s’étend sur près de trente années. Philippe II, né en 1527, n’obtient la totalité des pouvoirs qui lui échoient de son père qu’en janvier 1556 (le Saint Empire revenant à son oncle en septembre 1556). Au cours de cette période de formation, fêtes, tournois, entrées princières se succèdent dans le contexte humaniste de la Renaissance. Elles sont autant de sources pour interpréter la formation et le système de références de la dynastie, avec leurs importants renvois à la mythologie antique (dont la filiation herculéenne) et bien que l’idéal chevaleresque d’héroïsme demeure constamment présent, ce qui explique l’intitulé du premier chapitre, « Le chevalier aventurero ». L’insistance sur l’astrologie, sur l’emblématique et sur les devises trouve sa correspondance dans le temps avec les succès de travaux contemporains comme ceux d’Alciat (Les emblèmes de maître Alciat, 1540), même si, déjà à l’époque, leur utilisation pouvait paraître absconse pour les spectateurs. A cet égard, Sylvène Edouard offre de nombreuses illustrations érudites qu’elle applique à diverses cérémonies, comme l’entrée de Philippe II à Milan en décembre 1548, avec ses arcs de triomphe allégoriques (p.53), ou l’entrée à Anvers en 1549 et les nombreuses allusions aux argonautes (p.65-68). Dans ce décodage du discours du pouvoir, le portrait dynastique occupe une place particulière chez Philippe II puisqu’il choisit « de rassembler les portraits éparpillés de son père pour les installer au Prado » (p.71) afin de célébrer la succession royale. A cet égard, la publication récente d’un important colloque consacré au portrait politique (O. Bonfait et B. Marin, Les portraits du pouvoir Rome, 2003) confirme ces propos de Sylvène Edouard en offrant des éclairages multiples. En cette période tridentine, l’image est réévaluée et devient une sorte d’icône, investie d’un mystère, en offrant une présence de l’absent. Du Titien à Sanchez Coello en passant par Antonis Mor et Pantoja de la Cruz, le portrait se transforme, les règles s’affinent et l’image prend une certaine autonomie face à la représentation.
Le deuxième chapitre – « Philippe II, roi et non empereur » -, insiste sur la filiation entre Charles Quint et Philippe II, la gloire du père rejaillit sur le fils, et le fils offre le lit de gloire à la mémoire de son père. La maison d’Autriche s’en trouve renforcée. Les emblèmes (aigle, colonnes…) sont expliqués par l’auteur, leurs métamorphoses décrites avec une grande finesse (p.91-102), et l’on voit clairement la transmission d’une certaine eschatologie propre aux Habsbourgs, cette dynastie se pensant alors comme celle des « Derniers Jours », celle qui inaugurera le « Règne de Paix ». L’universalisme impérial se mêle ici avec le messianisme propre de l’époque et avec celui de l’héritage hispanique. Selon l’auteur, la victoire de Saint-Quentin (1558) contre Henri II est le moment clé de ce passage et le mariage avec Elisabeth de Valois après Le Cateau-Cambrésis ouvre le règne de Paix.La seconde partie intitulée « L’imaginaire impérial en action » est consacrée au providentialisme développé autour de Philippe II. L’expression de « Colonne de la foi » pour le chapitre III, que renforce la référence au tableau de Titien L’Espagne secourant la Religion, trouve son incarnation dans les évènements : d’une part, la révolte morisque des Alpujarras, écrasée par les forces dirigées par don Juan d’Autriche (1570), et d’autre part la victoire de Lépante (1571), au point qu’un contemporain – Francisco de Aldana – qualifie Philippe II de « féroce caudillo de Dieu » (p.142-146). L’imaginaire de la croisade et de la Reconquête est revivifié par les faits. Philippe II apparaît comme le successeur désigné par les Cieux pour remporter des victoires contre les infidèles afin de fonder la Nouvelle Jérusalem. La rhétorique de ces discours et de ces peintures – dont celle du Greco, L’adoration du Nom de Jésus – a un important effet de légitimation de la dynastie et du pouvoir monarchique. Néanmoins, dans les faits, la victoire de Lépante se trouve en grande partie compensée par l’existence de guerres de religion au sein même de la monarchie de Philippe II depuis la révolte flamande de 1566-1572. L’auteur illustre cet empire imaginaire, en révolte, grâce à l’œuvre de Franz Hogenberg qui produisit quelque 450 gravures réalisées entre 1568-69. L’iconoclasme protestant et la répression des troupes du duc d’Albe dans les Flandres en 1567 sont autant d’événements qui remettent en cause la validité du discours monarchique : « La souveraineté du roi ne peut s’imposer face à la force réactive des contre-représentations qui défont la rhétorique religieuse en s’attaquant à la trame de ses mots. Le roi n’est plus le père, mais le tyran, il n’est plus le protecteur mais l’oppresseur, etc. L’imaginaire de Philippe II fut mis en échec » (p.175). De cet échec, Philippe II réussit cependant à forger une nouvelle image de son pouvoir : celle de défenseur de la foi, de « Dieu en uniforme » (expression d’E.Kantorowicz, cité p.181), et l’auteur reproduit un très beau document de Jérôme Wierix : Le diptyque du Christ et de Philippe II (p.177-179), qui place le roi et Jésus sur le même plan.

Cette volonté de Philippe II d’accroître l’empire trouve sa plus forte expression en 1580, durant de la conquête du Portugal par la monarchie hispanique, alors que le roi légitime venait de mourir sans postérité. Le chapitre IV souligne cet apogée qui trouve, dans les discours des contemporains, de nombreuses illustrations de cette conception de la monarchie, devenue proprement hispanique. Cervantès le revendique avec son Numance, rédigé juste après les événements portugais, et pour lequel il s’agirait d’une apologie de l’ « empire moral » face à l’empire contingent, matériel (l’empire romain), c’est-à-dire d’un « empire rénové » pour reprendre le titre d’un paragraphe. Dès lors, on passerait de la quête de l’empire universel, héritier de Constantin et de Charlemagne, à l’empire particulier que plusieurs théoriciens espagnols défendent (Gregorio Lopez Madera ou Diego de Covarrubias). « Les visions de fin d’empire » s’accumulent à partir des années 1580, avec leurs angoisses eschatologiques, la présence de prédictions astrologiques mais aussi des essais de manipulation (voir l’intéressant passage sur Miguel de Piedrola p.229-231).

La troisième partie « Visible et invisible » est aussi partagée en trois chapitres. Le premier, consacré au « Roi Salomon », est le plus convaincant tellement les analogies entre Philippe II et Salomon apparaissent surabondantes, entre le fils de David et le fils de Charles Quint, entre l’édificateur du Temple de Jérusalem et le fondateur du panthéon-basilique-monastère-bibliothèque de l’Escorial (et artisans de la Restaurationis templi). Les références vétéro-testamentaires présentent l’avantage d’exposer les vertus du Roi Catholique (prudence, sagesse, savoir). Le chapitre suivant traite du « roi-prêtre » ; il ouvre la voie à des discussions car, par le biais de certains glissements, l’auteur évolue vers une conception sacerdotale du pouvoir monarchique espagnol. Ainsi, après des pages intéressantes sur l’attachement du souverain au culte des reliques, en particulier à l’Escorial, Sylvène Edouard note que, dans ce palais-monastère, la proximité du roi et de l’autel permet une jonction entre le sacré et le profane, puisque le logement du roi dispose d’un accès direct à la basilique. Cependant, quand l’auteur écrit : « Les appartements du roi, et lui-même surtout, devinrent le symbole de l’intercession entre les deux domaines » (p.289) : doit-on y voir un lapsus (à la place de l’intersection) ou est-ce la conception sacerdotale du monarque qui est privilégiée. Tout au long du dernier chapitre – « le roi invisible », on ne cesse de s’interroger sur la nature du pouvoir monarchique : le roi y devient prêtre, voire saint (p.316 : « le roi sanctifié pour servir Dieu sur terre » ou « le miroir de sainteté de Philippe II » p.320), et même roi-christ ! Les pages consacrées aux funérailles sont particulièrement intéressantes et elles détaillent les cérémonies dont la pratique originale de l’érection de tumulus au sein des églises pendant le deuil royal de septembre-octobre 1598. Le tumulus édifié à Séville s’empare de la métaphore du Phénix pour arriver à la jonction de la mythologie et du christianisme, c’est-à-dire à la résurrection royale.

Toutefois, à la lecture de cette importante étude, on s’interroge parfois sur l’existence d’abus d’interprétation et d’excès de jeux sur le langage. Par exemple, faut-il rappeler que le souverain espagnol ne dispose pas de pouvoir sacré et qu’il ne peut avoir de puissance sacerdotale ? Si Charles Quint a bien utilisé la notion de majesté pour son pouvoir, ses successeurs comme ses prédécesseurs réservaient ce terme à la seule divinité, préférant pour eux-mêmes la notion d’altesse et ils signaient alors Yo el Rey (cf. J.A Maravall, Estado moderno y mentalidad social, Madrid, Revista de Occidente, t.I, 1972, p.254 et s).
Mais surtout, la difficulté de décrire un empire imaginaire tient à l’importance même à accorder à cet imaginaire. Ne risque-t-on pas de fréquentes surinterprétations en donnant le pas au symbolique sur le réel ? Ne les charge-t-on pas de trop nombreux sens ces éléments dont on ne peut connaître la portée réelle de nos jours ? N’est-ce pas surestimer ce pouvoir imaginaire, par exemple, que d’avancer que le pouvoir de Philippe II « fut avant tout un pouvoir en images » (p.367) ?

Alain Hugon / C.R.H.Q
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