L’auteur propose une série de portraits d’interprètes et guides dans l’Amérique du Nord, Un sujet récent dans la littérature historique mais déjà abordé notamment par Gilles Havard. On retrouve d’ailleurs quelques personnages présentés dans L’Amérique fantôme (Flammarion 2019) ou dans Histoire des coureurs de bois (Les Indes savantes, 2016).
Jean Delisle est diplômé de la Sorbonne Nouvelle et professeur émérite de l’Université d’Ottawa, spécialiste de linguistique il a notamment publié Les traducteurs dans l’histoire aux Presses de l’Université Laval.
Jean Delisle choisit un un ordre chronologique qui mêle donc interprètes autochtones et interprètes européens ou américains en fonction de leur entrée en scène. Ces récits sont de seconde main mais l’auteur précise très honnêtement ses sources.
Chaque portrait invite le lecteur à découvrir un pan de l’histoire des contacts entre explorateurs et Amérindiens, dates, contexte, difficultés nées de l’interculturalité.
Les premiers portraits sont ceux de deux frères iroquoiens kidnappés et ramenés en France par Jacques Cartier pour qu’ils apprennent le français et deviennent ses guides à un prochain voyage.
Domagaya et Taignoagny sont les fils de Donacona, chef de Stadacona, aujourd’hui Québec.
Le second personnage : Mathieu Da Costa semble, aux yeux même de l’auteur, plus mythique que réel. Si l’homme dont il cherche à retrouver les traces a bien existé, on le connaît très mal et il n’a peut-être jamais été le locuteur d’une langue amérindienne et peut-être non plus jamais mis le pied sur le sol canadien.
Avec Etienne Brûlé, on retrouve un personnage bien connu de la Nouvelle France, très présent dans les textes de Champlain et des missionnaires qui le décrivent comme peu recommandable. Il est le véritable premier interprète, après un hivernage parmi les Algonquins en 161-1611 puis les Hurons1. Premier Européen à avoir partagé la vie des Amérindiens, ce n’est pas sûr puisque pêcheurs basques ou bretons fréquentaient les côtes depuis longtemps et avaient des contacts avec les autochtones. Brûlé est le prototype du truchement qui devait permettre des contacts pacifiés et fructueux (commerce des fourrures) avec les populations locales. L’interprète est donc à la fois un diplomate, un conseiller des autorités ou des marchands.
Champlain renouvela cette technique : placer de jeunes Français dans les villages wandats, agniers, montagnais…, on en connaît indirectement quelques-uns car souvent analphabètes ils n’ont pas raconté leur aventure.
Ce chapitre consacré à Brûlé est l’occasion pour l’auteur de décrire le système linguistique des différents peuples et les positions divergentes des interprètes indianisés face aux missionnaires qui cherchent à apprendre ces langues pour européaniser les Amérindiens. L’auteur décrit la vie bien rémunérée du truchement mais qui n’est pas sans risques de d’Etienne Brûlé qui est considéré aujourd’hui comme le premier explorateur de la région des Grands lacs et comme le pionnier des Franco-Ontariens.
Nicolas Perrot, ce Bourguignon a sillonné le « pays d’en haut » au XVIIIe siècle, il nous est connu par un document de sa main destiné à l’intendant Michel Begon et par les écrits de Le Roy Bacqueville de La Potherie, auteur d’une Histoire de l’Amérique septentrionale2. Véritable diplomate des gouverneurs du Canada de Frontenac à Callières, excellent connaisseur des langues, il a participé aux négociations des alliances indigènes au temps de la vivre concurrence franco-anglaise. Arrivé en Nouvelle France comme auxiliaire des Jésuites il est placé en pays amérindien et, comme avant lui d’autres interprètes, surveillé par les religieux pour éviter tout ensauvagement. L’auteur explique comment Perrot devient en 1667 coureur de bois entre missions officielles de contact avec les Iroquois et traiteur de fourrures du côté de Sault-Sainte-Marie, commandant du poste de la Baie des Puants3. L’auteur évoque ses qualités d’orateur, indispensables dans la diplomatie amérindienne notamment lors des négociations de la Grande Paix de Montréal (1701).
Thanadelthur est la première « ambassadrice de paix », femme esclave, médiatrice entre son peuple : les Chipewyannes et les Cris qui l’ont capturée en 1713, une occasion pour l’auteur d’évoquer le sort des femmes chez ces peuples. Esclave des Cris, fugitive elle se réfugie au fort anglais de York sur la Baie d’Hudson. Elle y rencontre le gouverneur James Knight qui voulant développer le commerce des fourrures avec les Chipewyannes en fait son interprète tant au près de son peuple que des Cris pour la fin des querelles qui les opposent. L’auteur relate la mission en direction du Grand lac des esclaves et sa mort prématurée en 1720. Malgré tout elle a joué un grand rôle dans le développement de la Compagnie de la Baie d’Hudson. C’est grâce à l’histoire orale des communautés amérindiennes que l’aventure, de celle que les documents de la compagnie nomme la femme-esclave, est connue.
Arrivé jeune soldat à la fin du XVIIIe siècle Louis-Thomas Chabert de Joncaire fut interprète militaire au service des gouverneurs Vaudreuil et Frontenac. Capturé par les Iroquois, adopté par une famille dont il apprend la langue et les coutumes il devint un intermédiaire efficace notamment dans les négociations de la Grande Paix de Montréal (1701), déjà évoquées à propos de Nicolas Perrot. Ses deux fils prennent sa suite comme interprètes diplomates pour empêcher une entente entre les Iroquois et les Anglais. L’auteur rapporte une réalité assez courante chez ceux qui fréquentent le « pays d’en haut » comme militaire ou coureur de bois : la bigamie ; une épouse légitime à la colonie, une ou des épouses successives chez les Amérindiens qui leur apportent de solides connaissances sur le pays, les modes de vie et les croyances et même une influence sur la communauté d’accueil, une facilité pour se procurer des fourrures, complément, sinon officiel du moins toléré de la maigre solde militaire. L’auteur décrit la diplomatie pleine de duperie contre les Anglais installés à Albany4. C’est son fils Daniel-Marie qui décrit la vie des interprètes militaires, texte5 rédigé pour sa défense après la perte du Canada.
Avec Elisabeth Couc, le lecteur retrouve un personnage féminin. Elle est la fille de Pierre Couc et d’une Algonquine convertie (premier mariage mixte à Trois-Rivières), ce Poitevin fut soldat puis colon en Nouvelle France. De cette union naissent trois générations d’interprètes métis qui, marqués par le meurtre du père et d’une fille vont les amener après diverses mésaventures à se mettre au service des Anglais d’Albany. Elisabeth, sous le nom de Montour fut interprète du gouverneur de New-York, son fils Andrew celui de Georges Washington lors de la guerre de Sept ans. L’auteur décrit pour Elisabeth une vie à se jouer des frontières linguistiques et culturelles.
Contrairement aux précédents personnages, John Long, dit le castor errant, a laissé le récit de ses voyages dans la région des Grands Lacs, ouverte aux Anglais après le Traité de Paris (1763), ils furent publiés en 1791. Le Londonien arrive au Canada en 1768 où il apprend le français indispensable pour se lancer dans le commerce des fourrures puis les langues iroquoises au Sault Saint-Louis6, avant de défendre la colonie face aux révolutionnaires américains. Cet homme a vécu de la traite au milieu des Saulteux qui l’adoptent sous le nom d’Amik qui signifie castor. L’auteur relate ses expéditions vers le Lac Nipigon puis on le suit dans ses errances entre Montréal, Québec, Chicoutimi et l’Angleterre. L’auteur soumet le récit de John Long à une sérieuse critique tout en reconnaissant son apport pour la connaissance de la spiritualité des Autochtones et des ravages de l’alcool.
A ce stade on quitte le pays du castor pour celui du caribou ou du bison.
Avec Tattannoeuck le lecteur plonge dans le monde du Grand Nord, celui des Inuits et les voyages de Sir John Franklin à la recherche du passage du Nord-Ouest. L’auteur veut ici rendre hommage à ces guides interprètes sans qui la découverte du Grand Nord aurait été impossible. Evoquer Tattannoeuck c’est faire le récit des expéditions de Franklin au début du XIXe siècle. L’auteur fait le portrait de l’interprète inuit né au bord de la Baie d’Husdson, il montre les relations traditionnelles d’hostilité entre les Dénés (Chipewyannes) et les Inuits.
John Tanner, un Indien blanc fut kidnappé par les Saulteux à l’age de 9 ans, il est adopté par une famille où il remplace le fils mort. L’auteur montre les conditions de l’indianisation de cet Indien blanc qui a été le témoin du délitement des modes de vie amérindiens du fait de la traite des peaux contre de l’alcool. Tanner a une vie mouvementée entre vie nomade, chasse au bison pour une colonie écossaise installée sur la Rivière Rouge, retour à la « civilisation pour réapprendre l’anglais et incapacité à se réadapter à la vie américaine7. Il devient interprètes aux affaires indiennes à Sault Sainte-Marie, traduit la Bible en sauteux. L’auteur montre que contrairement à d’autres il a mal vécu cet entre-deux culturel. Il conclut ce chapitre autour de la publication des mémoires de Tanner, un commentaire de Tocqueville et les livres que ce texte a inspirés.
Tookoolito et Ebierbing, retour dans les territoires du Nord, l’auteur explique comment et pourquoi cette famille inuite est associée à la pêche à la baleine et aux explorations de Charles Francis Hall. Nous sommes au milieu du XIXe siècle, lors d’un séjour en Angleterre des deux Inuits sont montrés comme bêtes de cirque, une pratique répandue à cette époque8, manifestation destinée à une collecte pour fonder une église en terre inuit ; à cette occasion ils rencontrent la reine Victoria. Parlant anglais ils sont ensuite associé aux pérégrinations polaires autour de l’île de Baffin. En utilisant la tradition orale ils retrouvent les restes de la tentative de colonie de Frobischer (1578). L’auteur fait le récit des expéditions et notamment de la dérive sur la banquise d’un groupe après la mort de Hall lors de sa recherche du Pôle en 1873.
Jerry Potts : l’« enfant de l’ours » au service de la police à cheval est un Américain, né au Montana, est un métis entre deux mondes comme le montre son vêtement (photo p. 264). Après une enfance difficile dans le Haut-Missouri, terre de violence et de bisons, il connaît les batailles entre groupes amérindiens et les ravages de l’alcool, troubles que l’administration souhaite mieux encadré en 1873 avec la création du corps de la police à cheval. Il est embauché en 1874 comme interprète indispensable dans les négociations avec les Pieds-Noirs, les Gens-du-Sang, les Piegans, les Assiboines et autres Cris et Sioux. Il a aussi joué un rôle pacificateur entre les Amérindiens et les colons venus s’installer grâce à l’avancée du chemin de fer.
Le dernier chapitre est consacré à Jean L’Heureux, faux prêtre et vrai interprète des Pieds-Noirs. Cet ancien séminariste exerce mille métiers au Montana, faux prêtre démasqué il rejoint les Pieds-Noirs non hostiles à son homosexualité qu’il cherche à convertir à la religion catholique tout en respectant leurs croyances. L’auteur montre son action, ses connaissances de leur culture et son rôle dans les relations avec les autorités. Véritable ethnologue il intervient dans les négociations des traités évoqués au chapitre précédant. Il fut aussi cartographe de l’Alberta.
Une abondante bibliographie complète l’ouvrage Jean Delisle mais on ne peut que regretter l’absence de cartes ce qui gène parfois la compréhension.
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1 On devrait dire aujourd’hui des Wendats, leur nom en langue iroquoise. Le terme de Huron leur a été donné par les Français par référence à la coiffure des hommes qui rappelait la hure (femelle du sanglier en France).
2 Publié aux éditions du Rocher Histoire de l’Amérique septentrionale – Relation d’un séjour en Nouvelle-France , Avant-propos d’Yves Cazaux, pour l’identification des tribus de la Nouvelle-France par Daniel Dubois. par Olivier Delavault
3 Aujourd’hui Green Bay sur le Lac Michigan
4 Aujourd’hui dans l’État de New-York
5 Cité pages 126-127
6 Aujourd’hui à l’intérieur de la réserve Mohawk de Kahnawake
7 Situation qui rappelle celle décrite par John Demos, Une captive heureuse chez les Iroquois, Québec, Presses Universitaires Laval, 2019, 414p.
8 Sur ce thème :
Gilles Boëtsch, Eric, Deroo, Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Zoos humains et exhibitions coloniales – 150 ans d’inventions de l’Autre, La découverte, 2011
l’article de Charline Zeitune, A l’époque des Zoos humains, Journal du CNRS
Catherine Hodeir, Michel Pierre, L’exposition coloniale de 1931, Editions André Versailles, 2011, 218p.