Bella Ciao n’est pas n’importe quelle bande dessinée que Baru propose ici puisque c’est l’histoire de son père et de toute sa famille. L’auteur a longtemps tourné autour de ce livre avant de le réaliser, comme il le confie en interview. Comment raconter l’histoire personnelle et l’histoire générale ? Comment construire un tel récit ? Baru propose une évocation de l’immigration italienne en France, prévue pour se dérouler sur trois tomes.

Un livre, un projet, une histoire

L’auteur s’est interrogé sur la façon de rendre compte et d’articuler des récits très différents qui vont de l’histoire intime à l’histoire de France. Il a essayé comme il le dit lui-même de produire quelque chose qui pourrait être de la réalité. Né en 1947, Baru dit qu’il se sent plus « fils d’ouvrier » que « fils d’Italien ». Il a opté pour un mode narratif, non linéaire, un peu comme une mémoire qui chemine parfois d’une époque à une autre. Il a réservé la couleur à ce qui relève de la pure fiction, le lavis de gris à ce qui est la réalité « arrangée » comme il dit, et le trait lorsqu’il s’agit de la réalité ainsi que de documents authentiques familiaux. Il a choisi également de distinguer plusieurs niveaux de langue. Chemin faisant, il pose la question de savoir quel prix doit payer un étranger pour devenir transparent dans le pays qu’il a choisi d’intégrer. Baru souligne le fait que si les Italiens sont désormais montrés comme des modèles d’intégration, leur situation était bien différente à la fin du XIXe siècle.

Le massacre d’Aigue-Mortes

L’ouvrage est très informé et Baru raconte le système de la bricole qui constituait  la structure fondamentale du travail saisonnier à la fin du XIXe siècle. Il s’agissait d’un groupe de jeunes hommes recrutés par un chef issu du même village. Celui-ci négociait alors les salaires et s’occupait du paiement de l’équipe. Ce système était utilisé pour l’exploitation du sel. Longtemps, Français et Italiens travaillèrent ensemble avant la tuerie d’Aigues-mortes en 1893, documentée notamment par Gérard Noiriel qu’il cite d’ailleurs. Il raconte cet épisode où les Italiens furent accusés de voler le travail des Français. Protégés dans un premier temps par la police, celle-ci s’éloigna ensuite, laissant les Italiens exposés à la vindicte et la violence populaires. Dix d’entre eux moururent lors de cette poussée de xénophobie. Baru offre dix visages à ces dix morts tout en précisant qu’il a dû les imaginer car il ne reste pas de trace de leur portrait. Les accusés de ce massacre, eux, furent acquittés. Il cite également un extrait d’un journal de l’époque pour montrer que la haine envers les Italiens s’exprima aussi en 1905 en Meurthe-et-Moselle. Par ce procédé, il dépasse le récit d’Aigues-Mortes et permet de poser la question plus générale de l’intégration des Italiens en France.

Bella Ciao : mythe et réalités

Baru s’appuie sur les souvenirs de sa communion et des discussions enflammées autour de la table familiale. Il raconte ses liens avec son cousin Antoine qui a travaillé plus tard dans un laboratoire de sociologie. Ce dernier s’est intéressé aux chants de travail. Cela donne lieu à des échanges passionnants autour de la chanson « Bella Ciao ». Baru piste alors ses évolutions au fil du temps. « Bella Ciao » est à l’origine une chanson entonnée par les mondines, des paysannes qui travaillaient dans les rizières. Elle fut ensuite récupérée par le parti communiste italien qui préférait se débarrasser d’autres chants trop liés à l’URSS en ces années 50. « Bella Ciao » commença alors à être vue  par le grand public comme le  chant des partisans antifascistes italiens. Le chant restera associé à la résistance même si le travail historique démonte cette image.

 Mère-Patrie

Dans cette partie, Baru raconte le destin de ces Italiens qui ont fui le fascisme. Il fait le choix de s’arrêter sur l’histoire de son père et donne, in extenso, la reproduction des documents administratifs de l’époque, qui ont fait de lui un Français. Il faut prendre le temps de lire ces archives, et notamment les parties très intrusives sur la moralité de son père. On apprend que le « postulant est bien constitué, il parait robuste, il en est de même des autres membres de sa famille, pas de tare héréditaire connue ». L’avis final précise que « ses sentiments ont toujours été français, et il semble qu’il a abandonné toute idée de retour dans sa patrie d’origine. » Son père a été incorporé dans l’armée française en septembre 1939 puis a été fait prisonnier en juin 1940. Il est libéré en 1945 dans un état de faiblesse important et Baru raconte qu’il a toujours entendu son père tousser. Il est mort à 58 ans en 1973 d’un cancer des poumons.

Giovinezza

L’auteur raconte également à quoi pouvait ressembler la vie dans l’Italie fasciste de Mussolini. Certains ont refusé l’embrigadement qui s’était mis en place avec les Balillas. La réalité de l’époque provoque des situations parfois très compliquées comme celle qui voit s’affronter une mère, scandalisée que son fils ne veuille pas en être, tandis que le père communiste soutient son rejeton dans son refus. Celui-ci s’engage dans la guerre d’Espagne et combat pour défendre la République.

Comment conclure ce premier tome ? Baru choisit une pirouette en s’appuyant sur un stéréotype associé aux Italiens, en l’occurrence la cuisine. A partir d’un échange entre deux personnages, il glisse vers la recette authentique des cappellettes au bouillon de Blanche.

Baru éclaire donc l’histoire des Italiens en France à travers quelques flashs. Le récit est déstructuré chronologiquement mais cela ne nuit en rien à la compréhension du récit. Il livre un récit à la fois émouvant et informatif. Vivement la suite ! 

Jean-Pierre Costille pour les Clionautes