Trois personnages pas ordinaires
Les trois personnages ne sont pas n’importe qui : on croise ainsi Léon, le fils d’Alphonse Daudet, Jean-Baptiste, celui du célèbre médecin Charcot et Jeanne, la petite fille de Victor Hugo. Ils ne sont pas choisis au hasard puisque leurs destins sont intimement liés. Il s’agissait en tout cas du « haut du panier » puisqu’ils passaient leurs vacances « dans les villégiatures européennes les plus en vue ». Alors certes il s’agit bien du destin de trois personnages d’une certaine société, mais l’auteur évite habilement un aspect « people » en les enchassant dans leur époque et ne s’appesantissant pas sur les prestigieuses réunions auxquelles par exemple Léon a pu assister étant enfant. A la maison, il pouvait croiser Zola ou Flaubert ! Leurs histoires s’entremêlent aussi puisque les deux garçons seront successivement les époux de Jeanne Hugo. On suit ce qui ressemble à l’ascension de ces trois personnages. Léon et Jean-Baptiste se retrouvent à l’école de médecine. Mais le premier nommé échoue. Il se tourne alors vers la littérature jusqu’à devenir la plume fielleuse de Charles Maurras.
Lorsque Jeanne Hugo et Léon Daudet se marient en 1891, c’est un véritable événement. On a un peu du mal à imaginer que cette union occupa alors le devant de la scène.
Sombres destins
On ne peut pas reprocher à l’auteur d’avoir choisi des histoires glamour. Pour s’en rendre compte, on peut prendre l’exemple des Daudet. On découvre un Alphonse rongé par la maladie et qui dut en permanence faire des efforts pour apparaître en public. Philippe, le fils de Léon se suicida et cet épisode alimenta toute une affaire. On a oublié qu’elle tint en haleine la France et que chacun y allait de son avis. Le fils de Léon Daudet appartenait à la mouvance anarchiste. Son père refusa toujours de croire au suicide et pencha pour l’assassinat. Léon, ce porte-parole de l’action Française, déplaça ensuite le combat à la chambre des députés. Finalement un procès s’ouvrit en 1925 qui offrit à Léon une tribune de choix. Ce suicide était une marque d’infamie pour celui qui incarnait notamment l’attachement à l’église par exemple. Le destin de Jean-Baptiste Charcot, lui, fut de disparaître à 69 ans au large de l’Islande, lors de ce qu’il veut être son dernier voyage. On ne s’intéresse alors plus guère à celui qui fut pourtant considéré comme le plus grand connaisseur du monde polaire. Jeanne, enfin, connut plusieurs mariages, et elle fut selon l’auteur « une enfant gâtée, puis une mondaine adorée pour sa beauté et son élégance, presque autant que pour son nom illustre ».
A l’issue du livre, on perçoit mieux le décalage qu’ont dû ressentir ces trois personnages. Elle le résume d’une formule lapidaire : « Ils ont grandi à l’époque où les voitures à chevaux circulaient dans Paris et ils sont morts alors que les avions s’emparaient du ciel ». Néanmoins ce sentiment n’est-il pas celui de toutes les générations face aux précédentes ?
La Belle époque à travers leurs yeux
Elle souligne fort justement qu’ils font partie d’une génération qui n’a connu ni « révolution, ni barricade, ni bain de sang » . En quelques pages Kate Cambor donne vraiment à comprendre ce que fut l’aura de Victor Hugo et suggère le poids que cela représenta pour ses descendants. Le grand homme et ses frasques amoureuses n’est pas épargné, mais il n’est pas non plus accablé. Son enterrement officiel marqua vraiment un moment clé dans l’histoire de la III eme République. L’auteur nous restitue donc toute l’ambiance de ces années. On navigue aussi parmi l’affaire de Panama ou encore l’affaire Dreyfus. Mais la force de ce livre, c’est sans doute aussi de mettre l’accent sur des moments de débat, de discussion comme l’affaire Philippe Daudet qui sont passées aux oubliettes de l’histoire.
C’est toujours au détour du récit que Kate Cambor glisse des remarques qui disent beaucoup. Ainsi pour la guerre de 1914, elle souligne que plus de mille français sont morts chaque jour, soit près d’un homme sur cinq qui a été mobilisé.
Ecrire l’histoire autrement
On aura compris à travers déjà plusieurs remarques qu’il s’agit là d’un livre d’histoire difficile à classifier. Les esprits chagrins pourraient déplorer une tendance parfois à la digression, mais cela s’explique par une manière particulière d’aborder le récit. En effet, il ne s’agit pas d’un livre d’histoire classique même s’il y a plus de vingt pages de références. Cependant, afin de ne pas alourdir la lecture, elles ne se retrouvent pas en notes de bas de page. On pourrait l’assimiler à un roman, mais l’ampleur du travail de référence n’incite pas à pencher de ce côté, tout comme l’abondante bibliographie. On pourra donc être étonné par cette manière d’écrire l’histoire, utilisant le présent comme temps de narration, mais reconnaissons un plaisir certain de lecteur. Ce n’est pas si souvent que l’on chemine avec intérêt avec des personnages pour lesquels on n’a pourtant pas d’attirance particulière. Incontestablement un livre à lire pour le tableau qu’il dresse de la Belle époque ou pour s’interroger, preuve à l’appui, sur une autre écriture de l’histoire.
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