Avec Bleu amer, on a d’abord un objet étrange entre les mains, étrange parce qu’original. Les dessins, très précis, sont crayonnés sur du papier kraft, ce qui peut paraître un support grossier pour une bande dessinée. d’ordinaire, il sert pour des emballages, et si on vient à dessiner dessus, c’est pour faire un croquis rapide. De façon surprenante, les rehauts peints viennent en quelques teintes (du blanc, du vert, du bleu) apporter de la noblesse à ce papier, et une force qu’un papier blanc n’aurait probablement pas pu donner. Il y a une grande audace dans le pari esthétique qui a été pris par Sophie Ladame, et le lecteur en est ravi. On regrette d’autant plus de n’avoir pas eu l’album physique entre les mains, ce qui n’est que partie remise.

Le récit est à l’égal des illustrations. S’il est lui aussi doté d’une certaine force, il la doit au rythme que lui imprime Sylvain Denné. Un rythme lent, presque détaché quand les deux auteurs insistent sur les très beaux paysages, loin de la guerre qui se déroule sur le continent, et sur le peu de paroles échangées entre les protagonistes. Un rythme qui répond au dénuement des personnages, sans illusions sur leur avenir, à tel point que le bateau de Pierre s’appelle « Pauvre Misère ».

Il se place au printemps 1944, dans les îles Chausey, au large du Cotentin et des Côtes-du-Nord. Les personnages principaux sont un couple, Pierre et Suzanne, au sein duquel on sent rapidement que tout a été consommé. Sans enfant, ils vivent de la pêche, en mer pour lui, à pieds pour elle. Un événement va venir perturber les îliens : un parachutiste américain, blessé, vient d’atterrir. Pierre parvient à le recueillir, et Suzanne va le soigner. Mais la présence du soldat va avoir un impact à une autre échelle, car elle concerne également le reste de la population. Une patrouille allemande vient en effet contrôler fréquemment ce qui se passe. Dès lors, une décision doit être prise : livrer le parachutiste ou le protéger, au risque de subir des représailles s’il est découvert.
Quoi qu’il en soit, cette irruption permet de révéler les personnalités des uns et des autres, ainsi que les fantasmes.

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Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes