Ce roman graphique raconte l’histoire de plusieurs vies en une seule, de deux identités pour une même femme victime et résistante alors que ce XXe siècle, qui se veut si moderne et progressif, commence. Se détacher de ses racines, de celles qui nous inscrivent dans la lignée de nos pères et qui assurent qui nous sommes pour nous permettre de nous envoler vers un destin à écrire. Tel est le parcours de Belle Greene, le choix qu’elle fait pour se tailler une place de l’histoire, la petite : la sienne, et la grande : celle des États-Unis, des milieux d’affaires et des intellectuels.

La vie de Belle Greene change à la mort de sa grand-mère en modifiant simplement son nom : devenir Belle da Costa Greene dont les ancêtres portugais justifient la couleur de peau ainsi que celle de sa mère et de ses sœurs. C’est non seulement une nouvelle identité, mais un passeport pour une nouvelle vie. La One Drop Rule sévit au lendemain de l’abolition de l’esclavage à travers tout le pays. Certains l’appellent la noirceur invisible, celle qui mène à la ségrégation raciale et éloigne de tout espoir d’ascension sociale. Une simple goutte de sang suffit à être considérée comme une personne noire. Un simple patronyme suffit pour que la peau de Belle change de couleur dans le regard des autres et de papiers pour l’administration fédérale. Belle Greene, comme d’autres, entreprennent ce qui était appelé alors le passing au risque de sa vie.

Le roman graphique nous plonge alors dans la vie trépidante de cette passionnée de livres et dans les bibliothèques qui vont être des marches à l’ascension sociale de Belle. Les rencontres de hasard lui ouvrent les portes des plus grandes sur la côte Est où son charme opère et son efficacité est reconnue. C’est lorsqu’elle entre au service du banquier et magnat John Pierpont Morgan – J.P Morgan – que Belle bascule dans sa troisième vie. Chargée dans un premier d’inventorier et classer la collection du millionnaire, rapidement, ses compétences et son intelligence enjouée poussent son employeur à lui faire une totale confiance en lui confiant la constitution de sa collection. Redoutable en affaire, mais toujours au profit de l’homme qui lui a permis de faire la une de la presse de l’époque, elle parcourt alors l’Europe, enchérit chez Sotheby’s à Londres et connaît des moments heureux sous le ciel italien avec l’homme qu’elle aime, très loin, allégée du poids qu’une simple goutte de sang fait peser sur ses épaules aux États-Unis. Nommée directrice à vie de la Morgan Library, elle y effectue un travail colossal qui permet de l’ouvrir au public en février 1924 soit plus de dix ans après le décès de son fondateur. Pourtant, le malheur n’est jamais loin : le passé qui ressurgit, une goutte de sang…

Le travail mené par le scénariste Nicolas Antona et la dessinatrice Nina Jacqmin est superbe : les couleurs et les tons choisis semblent envelopper de douceur la vie de la jeune femme et l’accompagner son parcours. Il nous fait découvrir aussi New-York, ses bâtiments, ses personnages restés dans l’histoire ou non. Ils réussissent le tour de force de révéler au grand public cette femme trop longtemps ignorée qui, comme tant d’autres, a su surmonter les préjugés contre son sexe et son passé. Le prix à payer peut sembler lourd : pas d’enfant à soi, pas de mariage mais un amour immense, un fils adoptif qui sera la principale victime du One Drop Rule en 1943. Les documents d’archives, le dossier historique qui ferment l’ouvrage permettent de donner encore plus corps à ces vies si bien racontées et dessinées.

Belle de Costa Greene, Oct. 1, 1929. Photograph by Bain News Service. George Grantham Bain Collection