À l’occasion de l’exposition Albert Demangeon (1872-1940). Méthodes, archives et combats d’un géographe de plein vent organisée par la Bibliothèque Mazarine du 8/02 au 4/05/2018, un catalogue est édité pour aider à mieux comprendre la vie, l’œuvre et surtout l’apport de ce « géographe de plein vent », selon les termes de Lucien Febvre. Pour cela, Patrick Latour, commissaire de l’exposition, s’est entouré des meilleurs spécialistes en épistémologie de la géographie ayant consacré une partie de leurs travaux à Albert Demangeon, moins connu que Paul Vidal de La Blache mais ayant joué un rôle majeur dans le développement de la discipline géographique en France tant dans l’enseignement primaire, secondaire que supérieur.
Si Denis Wolff a pu consacrer sa thèse d’histoire de la géographie à Albert Demangeon, c’est grâce à l’existence d’un très riche fonds légué par sa famille en 1979 à la Bibliothèque Mazarine composé de notes, de carnets de terrain, de manuscrits d’ouvrages et d’articles, de plaques de verre photographique, de cartes postales documentaires sans oublier la correspondance de la famille Demangeon collectée par ses divers membres permettant d’inscrire ces travaux universitaires dans un contexte historique et familialSi la France possède des fonds constitués à partir des archives de géographes ayant marqué l’histoire de la discipline, la qualité de fonds Demangeon-Perpillou – du nom de son gendre géographe – est remarquable. Les fonds Vidal de la Blache ou d’Emmanuel de Martonne sont très parcellaires et souvent uniquement composés de carnets de terrain. . Ce catalogue donne l’occasion de se faire une idée de cette richesse documentaire : il est toutefois à regretter que le petit format de l’ouvrage illustré ne rende pas toujours possible la lecture de certains documents.
Albert Demangeon est l’un des artisans de l’autonomisation de la géographie ayant amené, sous le régime de Vichy, à la création d’une licence de géographie et à la mise en place d’une agrégation spécifique. Héritier de Vidal de La Blache, il a, comme Emmanuel de Martonne, veillé à poursuivre l’entreprise de l’école française de géographie, à la fois régionale, économique et humaine. Albert Demangeon est un bel exemple de la promotion républicaine : enfant d’ascendance modeste, il a pu accéder aux meilleures études (ENS Ulm, agrégation d’histoire) puis devenir professeur de géographie à la Sorbonne après avoir enseigné quelques années dans le Secondaire et à l’Université de Lille. Sa thèse consacrée à la Picardie (soutenue en 1905) a été érigée en modèle du genre par l’école française de géographie. Cette carrière est à l’origine de nombreuses productions éditoriales dont un Dictionnaire-manuel illustré de géographie (1907), la Géographie universelle (1927) mais surtout de manuels à destination de l’enseignement primaire et secondaire (Les Cours Demangeon publiés par Hachette) sans oublier ses productions en géographie régionale et rurale basée sur une pratique régulière du terrain : les fameuses excursions singularisant l’enseignement universitaire de la géographie par rapport à d’autres disciplines. Par ailleurs, il est celui qui a diffusé la technique du questionnaire comme moyen d’enquête en s’appuyant sur les instituteurs – secrétaires de mairie pour recueillir des données sur l’habitat rural, par exemple. Il ne néglige pas l’exploitation des archives pour enrichir ses analyses au nom du principe « La géographie localise. La géographie décrit. La géographie compare. » (1926).
Ces avancées sont à replacer dans un contexte épistémologique particulier (rappelé ici par Marie-Claire Robic) : celui de l’émergence d’une nouvelle discipline face à la sociologie et l’histoire. La rigueur scientifique des géographes ne doit pas laisser de place à l’approximation et Albert Demangeon peut se montrer sévère, y compris dans les colonnes des Annales de géographes, contre ses codisciplinaires (le compte-rendu de l’ouvrage Roger Dion sur le paysage rural publié en 1935 en témoigne), appelant à des droits de réponses. Par ailleurs, ses détracteurs lui reprochent de peu s’occuper de problèmes théoriques. Albert Demangeon appartient au demi-« siècle des intellectuels » (Michel Winock, 1997). Les années ENS (en tant qu’élève fonctionnaire puis comme « caïman ») ont intégré Albert Demangeon à un réseau intellectuel français auquel appartient Lucien Febvre avec qui les rapports épistolaires ou oraux ne sont pas toujours simples tant dans le domaine politique qu’épistémologique. Nicolas Ginsburger montre ici que, de l’affaire Dreyfus à la montée du péril nazi, les engagements d’Albert Demangeon sont soit absents soit très modérés. À partir des années 1930, il prend davantage position et dénonce les revendications nationalistes germanistes justifiées par des discours géographiques tenus par les tenants de la géopolitique allemande. Malgré quelques séjours à l’étranger, le plus souvent justifiés par la rédaction d’un volume de la Géographie universelle, ou sa participation à des circuits proposés par l’IGU Union Géographique Internationale (circuit nord-américain), Albert Demangeon a une pratique très franco-française de ses terrains et sa carrière internationale reste très limitée.
Loin d’être une hagiographie, cet opus permet de se faire une idée précise du rôle que cet intellectuel a pu jouer dans la consolidation d’une nouvelle discipline, sans masquer des aspects de sa personnalité moins valorisables. Si le nom d’Albert Demangeon peut être associé aux manuels Hachette Secondaire largement présents dans les écoles des années 1950-1960, il y a fort à parier que son nom évoque peu de choses aux jeunes générations, contrairement à ce qu’avance Yann Sordet, directeur de la Bibliothèque Mazarine, faisant référence à l’ « écho que suscite parfois son nom auprès du grand public » !
Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes