«Ce qu’ils savaient, les alliés face à la Shoah», est un film de Virginie Linhart portant sur la Seconde Guerre Mondiale et le Génocide des Juifs d’Europe par l’Allemagne nazie.
Virginie Linhart est l’auteur d’une vingtaine de documentaires, à vocation historique et sociologique, et un bon nombre portent sur la Seconde Guerre Mondiale en général et la période de la collaboration en France en particulier. Elle est la fille de Robert Linhardt, sociologue et fondateur du mouvement maoïste en France, et elle a raconté son enfance dans une autre œuvre : 68, mes parents et moi.
Dans l’élaboration de son documentaire, elle a été conseillée par l’historien spécialiste du XXe siècle et plus particulièrement de la Seconde Guerre Mondiale, Henri Rousso, à l’origine, avec d’autres, des concepts de culture de guerre et de brutalisation des sociétés dans la première moitié du XXe siècle. Le documentaire a été diffusé sur France 3 le 29 octobre 2012 et il est disponible à la vente depuis le 4 mars 2014. Le film a été produit par Cinétévé, Fabienne Servan-Schreiber et Lucie Pastor, avec une participation de France Télévision. Virginie Linhardt a écrit le commentaire, qui est dit par Jeanne Balibar et Stanislas Nordey.
Qui savait quoi ?
Le documentaire cherche à mesurer si les dirigeants des puissances alliées opposées à l’Allemagne hitlérienne étaient clairement conscients du génocide juif en cours en Europe, et le cas échéant, pour quelles raisons ils n’ont pas cherché à l’arrêter par tous les moyens le plus tôt possible. Pour se faire, il adopte un déroulé chronologique centré sur la guerre, sans remonter aux années trente et à la législation discriminatoire mise en place par le IIIe Reich. Il utilise des vidéos d’archives produites par des particuliers, les médias audiovisuel de l’époque et les services d’information de chaque armée.
Il apparaît que dès 1939, les opinions publiques étaient plus ou moins conscientes qu’une lourde menace pesait sur la population juive européenne, cependant que personne n’était capable d’imaginer l’ampleur de la catastrophe qui se préparait. Mais des manifestations de soutien se déroulèrent dès le début de la guerre aux États-Unis, qui se poursuivirent durant l’année 1940, alimentées, dynamisées par le travail d’information du congrès juif international.
Les informations et les protestations se font de plus en plus fortes et précises à partir de 1941, avec l’invasion de l’URSS par l’Allemagne nazie et le début de l’extermination des Juifs d’Europe de l’Est par les einsatzgruppen. Staline médiatisa cette cause dans une logique bien comprise : attirer les capitaux juifs américains en URSS pour financer ses cruels besoins matériels face à l’irrésistible avancée allemande. Cet exemple montre le principal problème des dirigeants alliés : avant de pouvoir sauver les Juifs, il faut remporter une guerre qui est pour l’instant mal engagée. Des plans sont pourtant élaborés, mais laissés à l’état d’ébauche dans les cartons des états-majors. Des tentatives de fuite de la population juive ont aussi lieu, mais essentiellement réussies en direction de l’Amérique du Sud, car les États-Unis sont isolationnistes jusqu’en 1944, tout comme le résident anglais en Palestine, Anthony Hidden, qui cherchant à tenir l’ordre et étant culturellement arabophile, ferme le pays à l’immigration juive.
Plutôt dissimuler qu’avouer l’impuissance ?
Ces attitudes de fermeté conduisent à de vastes tragédies, les convois de Juifs étant refoulés vers des territoires où une mort presque certaine les attends. Des rapports de personnes ayant vécu de l’intérieur les événements européens arrivent de plus en plus fréquemment dans les chancelleries alliés, se faisant de plus en plus précis, de plus en plus angoissants, à tel point que les gouvernements, conscients de leur impossibilité humaine, matérielle et financière de procéder à une évacuation massive, préfèrent cacher leur contenu à l’opinion publique. Dans la presse, les informations filtrent au compte goutte et sont extrêmement parcellaires. Cependant, certaines d’entre elles sont déjà suffisamment graves pour attirer l’attention. Mais finalement rien ne se fait.
Ce qui ressort de cette passivité des puissances alliés est l’impossibilité d’intervenir de manière efficace, dans un contexte d’urgence telle que seule l’efficacité immédiate prime, en d’autres termes l’effort militaire. Les dirigeants, lorsqu’ils reçoivent des appels à aider les Juifs, répondent qu’ils vont bientôt gagner la guerre et que c’est la meilleure manière de mettre un terme à leur calvaire. Organiser une évacuation n’aurait, selon leur dire, que retardé la fin de la guerre donc finalement aggravé encore le problème – en dehors du fait que l’évacuation elle-même aurait pu tourner à la catastrophe, pour des raisons matérielles qu’on saisit sans peine : comment évacuer des millions de personnes face au Blitzkrieg hitlérien ?
Il faut aussi faire une place à l’incrédulité générale, certes mise à mal, les années passants (1943, surtout à partir de 1944) par les rapports accablants qui s’accumulaient, mais qui avait la peau dure, surtout dans les populations essentiellement tournées vers leurs propres difficultés – car il ne faut pas oublier que l’on qualifie cette guerre de mondiale et de totale, tout le monde était donc concerné d’une manière ou d’une autre mais tout le monde n’était pas « juste », au sens où seront qualifiés plus tard ceux qui prirent de vrais risques pour aider les populations persécutés. Il apparaît que les gouvernements ont le fait le choix du réalisme, dans un contexte de guerre, donc un réalisme cruel, discriminatoire par soucis d’efficacité.
Le propos de l’auteur est servi par une démarche rigoureuse, appuyé sur des documents peu nombreux mais riches et emblématiques, qui jalonnent bien les différentes étapes de la guerre. L’impression générale qui ressort est que l’on a affaire à une synthèse claire sur la question, qui sort finalement d’une problématique de départ aux potentialités polémiques, pour dresser une synthèse du positionnement des Alliés face à la question juive pendant la guerre. Oui, ils savaient, non ils n’ont rien fait, pour des raisons stratégiques et tactiques. Les dirigeants alliés se sont comportés en chef de guerre. Peut-être que pour approfondir cette perspective, le documentaire aurait pu insister davantage sur le « verrouillage » de l’Europe par le système nazi, ne reculant devant aucune méthode de coercition ni aucun mensonge et manipulation par la propagande. Ce documentaire dénonce moins un crime par omission des dirigeants alliés qu’il ne décrit leur impuissance et la complexité du rôle qu’ils avaient à tenir, l’immensité des responsabilités qu’ils avaient à assumer.
Jean Baptiste Veber, Collège Anne Frank, Antony (92)