De Célestin Freinet, nous savons tous de manière plus ou moins précise qu’il fut l’un des inventeurs de la pédagogie moderne, mais la plupart d’entre nous ignoraient certainement que Freinet fut un jeune combattant de la Première guerre mondiale et que cette expérience combattante marqua de manière décisive sa vie et ses conceptions pédagogiques.
C’est l’un des grands mérites de l’ouvrage d’ Emmanuel Saint-Fuscien, maître de conférences à l’ École des Hautes études en sciences sociales dont les travaux ont profondément renouvelé la compréhension de l’expérience combattante que de montrer que la vie et l’œuvre de Freinet ont été marquées par l’expérience des guerres (la Première guerre mondiale, mais aussi la guerre d’ Espagne et la Seconde guerre mondiale).
L’ouvrage est brillamment écrit et contient des analyses profondes et novatrices sur les liens entre le monde de la guerre et l’univers scolaire, l’un des domaines de recherche de l’auteur qui mène également une recherche plus contemporaine sur la manière dont les attentats de Janvier 2015 ont été vécus dans les enceintes scolaires.
L’expérience combattante d’un jeune instituteur normalien.
Célestin Freinet est né en 1896 dans un village de montagne des Alpes- Maritimes dans une famille d’agriculteurs. Il suit le parcours des enfants d’agriculteurs ou des classes populaires doués scolairement, c’est à dire à l’époque la voie du primaire supérieur et il réussit en 1912 le concours d’entrée à l’école normale de Nice. Il s’adapte sans doute sans difficulté aux exigences de l’école normale. A l’époque, les pédagogues républicains plaident pour une discipline scolaire plus douce, mais même les plus libéraux d’entre eux prônaient un nationalisme de défense et établissaient un lien entre l’école et l’armée. De fait, il existait une grande proximité entre la figure de l’instituteur et celle du sous–officier.
Freinet commence à enseigner en octobre 1914 mais, compte tenu des très lourdes pertes du début de la guerre, il est mobilisé dès avril 1915. C’est alors que sa formation d’instituteur « rejoint » sa carrière de sous–officier. Il effectue d’abord sa formation militaire à l’école d’élèves aspirants de Saint-Cyr, formation qui correspond tout à fait à sa situation intellectuelle et sociale d’instituteur. En effet, l’armée a besoin de nombreux cadres intermédiaires, de cadres de contact. Par la suite, Freinet participa à plusieurs sessions de formation et regretta toujours de ne pas avoir été promu sous-lieutenant contrairement à certains de ses camarades. C’est aussi l’époque où Freinet a rédigé quotidiennement des carnetsla rédaction de carnets est un signe important montrant que les soldats ont conscience de vivre des situations exceptionnelles dans lesquels il évoque sa vie à l’arrière-front ou dans les tranchées,mais aussi ses liens avec l’arrière.
Emmanuel Saint-Fuscien décrit très bien ce que fut la complexité de la vie des combattants : attente, et relâchement à l’arrière : alcoolisme, prostitution, mais aussi moquerie des soldats à l’égard des supérieurs (ce qui subvertit les relations rigides d’autorité du temps de paix), et discipline absolue sur le front.
Freinet est d’abord affecté près de Belfort, puis en première ligne en Champagne à partir de septembre 1916 dans un régiment qui a connu l’enfer des combats de Verdun. Il connaît la situation des soldats envoyés en première ligne : attaques, peur des bombardements, des mines et des gaz de combat, missions de reconnaissance dangereuses, mais aussi longues périodes d’attente, lectures, épuisement, mais jamais d’effondrement. Ce qui importe à Freinet avant tout c’est d’être un bon chef de section.
En 1916 -1917, la demi-section ( 25 hommes) devient la « cellule tactique » de l’infanterie. Elle est organisée autour du fusil-mitrailleur et on assiste à une spécialisation des soldats autour de cette arme. Un bon chef de section est celui qui donne l’exemple au combat, fait preuve d’autorité, connaît le maniement du fusil–mitrailleur, et parvient à garder une «bonne» distance avec les hommes de sa section, c’est à dire être à la fois estimé et respecté. Freinet répond à ces attentes et il s’indigne lorsque ces qualités ne sont pas assez reconnues. Il est grièvement blessé le 23 octobre 1917 près du plateau du Chemin des Dames alors qu’il se trouvait à la tête de sa section.
Il est soigné, envoyé loin du front, puis démobilisé en novembre 1918. Il est décoré et reçoit une citation qui fait l’éloge de son courage, mais sans doute Freinet espérait–il davantage, en particulier devenir sous–lieutenant.
Invention pédagogique et culture de guerre.
Plus de 34000 instituteurs ont été mobilisés et plus de 7000 ont été tués soit un taux de perte ( 21,5%) supérieur de trois points à la moyenne nationale. Pour les survivants en général, et pour Freinet en particulier, la sortie de guerre est très difficile : dépression, difficultés à enseigner, mauvais rapports d’inspection. Pourtant, à partir de 1924, la situation change et Freinet met en œuvre ses innovations pédagogiques dans une école des Alpes Maritimes.
Freinet a installé une presse manuelle d’imprimerie. Les élèves rédigent des textes qui peuvent être des résumés de cours mais aussi des textes plus personnelsFreinet s’est intéressé précocement à la psychanalyse. Les élèves choisissent ensemble les textes à imprimer, puis composent et impriment le texte en commun. Chaque élève dispose ainsi d’un carnet personnel, un « carnet de vie ». La méthode répond aux exigences de la pédagogie traditionnelle (rédaction, grammaire), mais elle développe également les capacités créatives des élèves et les fait participer à une entreprise collective. Elle donne également au maître un rôle plus actif. Freinet acquiert une réelle notoriété dans le milieu des innovateurs pédagogiques, les bulletins dans lesquels il fait connaître ses expériences connaissent une réelle audience. Il s’inscrit dans la lignée des réformateurs scolaires des années 1920, comme Maria Montessori, Ovide Dercoly ou Alexander Neill. On pourrait penser que ces innovations s’inscrivent dans une volonté libertaire et pacifiste de rompre avec l’enseignement nationaliste qui a conduit à la guerre et de prendre en charge l’immense deuil de l’après-guerre. Or, Emmanuel Saint-Fuscien défend brillamment la thèse inverse : il existe un lien entre innovations pédagogiques et culture de guerre. La Première Guerre mondiale a profondément modifié les pratiques d’enseignement. La classe n’est plus un lieu clos coupé du monde, mais un lieu ouvert sur le conflit. Les élèves et les maîtres lisent les bulletins de l’armée et les journaux, ils posent des cartes pour suivre les mouvements des troupes. Les élèves envoient des lettres et des cadeaux aux soldats, ils cultivent des jardins scolaires, participent aux cérémonies. Les élèves orphelins doivent prendre en charge le deuil de leurs mères. La frontière entre le monde scolaire et le monde « extérieur » disparaît. Par ailleurs la séparation hiérarchique stricte entre le maître et les élèves s’atténue : tous participent à l’écriture de lettres aux soldats.
Freinet ne cessera ainsi de promouvoir la coopération entre maîtres et élèves et la mise en œuvre de pratiques pédagogiques actives. On pourrait ainsi voir la transposition dans le domaine scolaire des pratiques militaires de coopération menées par les sous–officiers dans le cadre de la section. Dans le cadre militaire comme dans le cadre scolaire l’autorité ne s’exerce plus sans justification, mais par la maîtrise d’un savoir technique et par la manière dont il permet aux élèves d’accroître leurs compétences.
Freinet n’est ainsi nullement un adversaire de l’autorité et de l’ordre dans la classe. Il pense que l’ordre doit être obtenu par la coopération et par la capacité du maître à mobiliser les élèves.
Freinet face aux violences politiques des années 1930 et à la guerre d’Espagne.
Freinet a adhéré au Parti communiste, il a effectué un voyage en UTSS en 1925 voyage « arrangé » où il n’a visité que des écoles modèles et il est engagé dans le syndicalisme enseignant. Du fait de son engagement communiste, il est surveillé par la police. Nommé à Saint-Paul-de-Vence, il se heurte à l’hostilité du maire et de la bourgeoisie locale, très anticommunistes et hostiles aux immigrés italiens. Les tensions s’exacerbent en1933 : plusieurs parents n’envoient pas leurs enfants à l’école et surtout, ils organisent une manifestation violente qui se déroule aux portes de l’école. Freinet sort dans la cour, revolver au poing. L’école est ensuite protégée par les gendarmes et Freinet accepte de quitter son poste. Freinet est alors mis à la retraite et ouvre en 1936 avec l’approbation de Jean Zay, Ministre de l’Education du Front populaire, une école privée à Vence.
Freinet s’engage très tôt dans le combat antifasciste et dans le soutien aux Républicains espagnols, certains pédagogues espagnols s’étant inspirée de ses théories. Une école Freinet est ainsi ouverte à Barcelone en 1937.Pour Freinet, il ne fait aucun doute que la lutte antifasciste et le combat pédagogique sont liés. Deux instituteurs de l’école de Vence s’engagent dans les brigades internationales et surtout les époux Freinet accueillent quarante-cinq enfants réfugiés espagnols. L’école est alors très largement tournée vers la guerre : il faut accueillir les enfants, les rassurer, les socialiser. Freinet met en œuvre ses conceptions pédagogiques. Les enfants écrivent des rédactions et des récits, réalisent des dessins qui sont ensuite imprimés et publiés. Les enfants peuvent ainsi exprimer leur angoisse face aux bombardements aériens. Les élèves, plus ou moins guidés ?, exaltent l’héroïsme des combattants, thème connu de la pédagogie de guerre.
Freinet dans la Seconde Guerre mondiale .
La situation de Freinet dans la Seconde Guerre mondiale illustre bien la complexité et parfois l’ambiguïté de son engagement. Freinet, communiste, se situe dans la ligne du PC après la signature du pacte germano-soviétique et adopte une position pacifiste et prudente. Cependant, surveillé par la police, il est interné de mars 1940 à octobre 1941 dans plusieurs camps d’internement. Les époux Freinet mènent une campagne de sollicitations y compris auprès de Pétain pour le faire libérer. Les arguments avancés concernent sa blessure et ses décorations. Cependant, dans les camps d’internement, Freinet mène, avec l’accord des commandants des camps, une intense activité d’organisation et de pédagogie. Freinet peut ainsi montrer son autorité et ses compétences de pédagogue. De plus, dès avant sa libération, Freinet propose sa collaboration au régime de Vichy dans son entreprise de rénovation de l’éducation. Il existe en effet des points communs entre les réformateurs pédagogiques de gauche et les réformateurs de droite proches de Vichy : une plus grande proximité entre professeurs et élèves, la valorisation de l’exercice physique du travail manuel et de l’autonomie de l’élève, la condamnation de la modernité symbolisée par le cinéma. Sans doute Freinet, qui a toujours été en quête de reconnaissance, voit-il dans le régime de Vichy et le soutien au « pétainisme scolaire » le moyen d’être socialement reconnu sans voir les aspects corporatistes, antimaçonniques, anti-syndical et antisémites du régime.
Isolé dans son camp d’internement de la zone sud, il mesure mal le poids de l’occupation allemande et la brutalité du nazisme. Toutefois, Vichy refuse ses offres de service et, libéré, Freinet est placé en résidence surveillée à Vallouise dans le Briançonnais. Il est impossible de savoir quand Freinet rejoint la Résistance, mais en juin 1944, il joue un rôle réel dans le maquis FTP Briançonnais.
Il existe cependant une sorte de dissonance entre le rôle réel de Freinet déjà âgé ,il joue surtout un rôle dans l’approvisionnement du maquis ce qui était loin d’être négligeable et l’exaltation épique du maquisard que l’on trouve dans ses écrits. Pour Emmanuel Saint-Fuscien, cela pourrait s’expliquer par le contraste entre le poilu de 1914, anonyme, contraint, sacrifié et le maquisard de 1944 qui a librement choisi l’engagement et connaît un sentiment de fraternité.
A la Libération, Freinet est nommé membre du Comité départemental de libération (CDL) des Hautes-Alpes. Il dirige l’administration scolaire du département et peut exposer ses idées réformatrices. Freinet apparaît alors au faîte de sa gloire et de son autorité et pense pouvoir faire reconnaître la valeur de son œuvre de pédagogue. Il s’agit ici du contre-modèle du Freinet blessé et isolé de 1918. Freinet vécut ensuite jusqu’en 1966 et le mouvement initié par Freinet connut à la fois des succès et des tensions.
Ainsi Emmanuel Saint -Fuscien souhaite-t-il montrer que la guerre a marqué plus qu’on ne le pensait le monde scolaire du XXe siècle.
A Anouk L’Année
Deux choses sur la a tentation fasciste chez Célestin Freinet :
– Freinet trouve beaucoup d’éléments pour ses pratiques dans la pédagogie allemande telle qu’elle se déroule dans les années avant 1914, et depuis 1905 au moins. A part l’imprimerie, tout est déjà présent dans la Reformpädagogik. Il fait lui-même un voyage à Hambourg en 1922 , si mes souvenirs sont exacts, pour voir les choses fonctionner, il est aussi en contact avec Brême.
– Ces réformateurs pédagogiques sous la République de Weimar trouvent beaucoup de correspondances entre leurs pratiques et les aspirations des nazis, les mêmes que celles que vous avez indiquées pour le régime de Vichy.
Mais le seul correspondant alsacien de Freinet, Valentin Ruch, dont les élèves font marcher leur imprimerie à Domfessel, tout près de la frontière de la Sarre, met Freinet en garde après 1933. Il écoute les radios allemandes, sait ce qui se passe vraiment. Mais j’ignorais que Freinet avait rechuté en 1941.
Article bien intéressant sur ce grand pédagogue.
Mais je n’arrive pas à comprendre que Célestin Freinet ait mal « mesur(é) le poids de l’occupation allemande et la brutalité du nazisme ». Et surtout la réalité de la collaboration en zone-sud qui là ne pouvait pas lui être inconnue.
La nature et la réalité du nazisme largement connues depuis 1933, ce qu’on savait aussi des états fascistes italiens et espagnol grâce à l’exil des anti-nazis et des antifascistes, leur internement tout récent sous Vichy pour les livrer bientôt aux nazis, et parmi eux les amis de Freinet républicains espagnols, les lois anti-juives publiés dans la presse, la publicité pour la grande exposition « Les juifs et la France », sa propre détention arbitraire et sa surveillance… Tout cela était largement massif et présent fin 1941, clair et grave, pour édifier un homme aussi intelligent, humaniste, instruit, conscient politiquement et même engagé « à gauche ». L’auteur de l’article évoque, ici (?) ou ailleurs, les lectures de Doriot et de Déat (transfuges respectivement du PCF et de la SFIO socaliste devenus des leaders fascistes et collaborationnistes) faites par le couple Freinet qui ne rejetèrent pas d’emblée cette idéologie. Le même auteur évoque également l’antisémitisme d’Elise Freinet qui partageait l’idée d’une domination de la ploutocratie cosmopolite juive. Que s’est-il donc passé ? Comment expliquer alors « la complexité de l’engagement » de Freinet ? Complexité ou contradictions finalement ?
Dommage que de larges extraits de la lettre de Freinet adressée à Pétain ne soient pas ici cités voire son intégralité. Chacun aurait pu se faire son idée en toute lumière sur « la proposition de collaboration » et « la complexité et parfois l’ambiguïté de l’engagement » de Freinet.