Je voudrais…

Peindre l’intimité d’un bleu Nattier

Souligné d’un rouge anglais,

Abandonner un gris de Payne contre un jaune impérial.

Nathalie Novi, https://www.nathalienovi.com/

            C’est ainsi que nous habitons le monde est le fruit de la cinquième collaboration entre Alain Serres et l’illustratrice Nathalie Novi, pour la même maison d’édition, Rue du Monde, maison fondée en 1996 par le même Alain Serres. Nathalie Novi est une illustratrice née en Lorraine en 1966. Elle a passé toute sa petite enfance en Algérie, à Constantine. À onze ans, elle prend ses premiers cours de dessin. Elle s’inscrit, beaucoup plus tard, aux Beaux-Arts de Nancy puis de Paris. Elle travaille alors dans la publicité et l’édition avant de se tourner vers l’illustration, la peinture et la gravure. Son premier album pour enfants, dont elle est à la fois l’auteure et l’illustratrice, est publié en 1997 par Nathan : La Fête foraine.

            La première rencontre entre Alain Serres et Nathalie Novi date de 2003 pour un album écrit avec le poète Jean-Marie Henry, On n’aime guère que la paix. En 2006, Alain Serres et Nathalie Novi réalisent un album bâti autour de recettes de pâtisseries, Une cuisine tout en chocolat. Avec Nouk qui s’envola, deux ans plus tard, ils s’attellent à une très poétique histoire inuit. Et puis en 2017 arrive Bonnes nouvelles du monde. Dans sa volière, Théophraste recueille des milliers d’oiseaux qui apportent des nouvelles du monde entier. Misère, guerre, violence, le vieux journaliste désespère tant les nouvelles sont désastreuses et sombres. Mais un petit colibri, le plus petit oiseau du monde, commence à distiller de petites nouvelles mais surtout de très bonnes petites nouvelles. Et la vie prend enfin des couleurs. C’est ainsi que nous vivons le monde, avec ses joies et ses peines.

            Bonnes nouvelles du monde, comme C’est ainsi que nous habitons le monde, répondent complètement à la ligne éditoriale qu’Alain Serres a souhaité donner à Rue du Monde : « proposer aux enfants des livres qui leur permettent d’interroger et d‘imaginer le monde ».  Dans ce dernier opus, le poète et l’illustratrice s’emploient à raconter comment l’homme habite le monde. À la manière de la parabole un peu surréaliste, ils racontent l’histoire de François et de ses cousines Adèle et Clémence. Les trois enfants s’amusent dans les prés et dans les arbres, au bord d’un étang ou dans les bois. Ils passent leur temps à dessiner animaux et fleurs qui les entourent. Ils vont de découverte en découverte.

            Découverte n°1 : François s’exclame qu’il est parvenu à dessiner le « sublime parfum » d’une fleur : « il suffit de regarder patiemment son dessin, narines grandes ouvertes et dans le plus profond des silences ». Découverte n°2 : François proclame que toute création, que ce soit « la plus dangereuse des plantes, le plus monstrueux des humains, le plus détestable des humains », est une splendeur de la nature.

            Face à l’attitude contemplative de François et ses cousines, s’oppose l’attitude destructrice et violente de la bande à Victor, qui ne comprend rien à la passion des trois enfants. Armée de bâton et vociférant, la bande du grand Victor fait fuir François, Adèle et Clémence qui abandonnent leurs dessins dans les prés. Ils deviennent minuscules et se fondent dans les merveilles de la nature, s’abritant sous des champignons vénéneux, se réfugiant au creux d’un arbre sous la protection d’un mulot. Victor et sa bande piétinent tout, dévastent tout et finissent par s’en prendre aux dessins abandonnés par les enfants et les déchirent un à un avant que l’orage ne les pousse à partir.

            Le lendemain, François, Adèle et Clémence retournent au bord de l’étang pour construire une cabane qui abritera le petit musée de leurs dessins, qui bravant la destruction humaine, renaissent grâce à la publication et à l’impression. Mais dès que la cabane est terminée, arrivent le grand Victor et sa bande. Cette fois-ci, dès que François, Adèle et Clémence bondissent sur le sol pour protéger leur construction, « ils deviennent des géants ».  François s’adresse alors au minuscule Victor en lui demandant de lâcher son bâton. Il révèle à tous ceux qui veulent l’entendre sa troisième découverte.

            Découverte n°3 : « chaque humain est le frère d’une plante, chaque plante est la sœur d’un animal, chaque animal est le frère d’un humain », c’est ainsi que nous habitons le monde. Cette révélation écologique désarme Victor et sa bande. Et le poète de conclure : « Ce soir, sans haine, la parole court de l’un à l’autre et de l’autre au suivant. Une mûre, un marin, une étoile de mer. Un moustique, un chèvrefeuille, une bergère, un François, un mulot, un coquelicot ». Enfants, animaux et plantes sont alors réunis en harmonie autour de l’étang dans lequel une nuit étoilée de pleine lune se reflète.

            Pour Alain Serres, il ne s’agit pas d’une relation totémique entre l’homme et la nature, dans laquelle l’être humain serait placé sous la protection d’un animal tout puissant. Il s’agit davantage d’une relation mésologique telle qu’elle a pu être étudiée par le biologiste allemand Jakob Von Uexküll en 1934. Pour le biologiste, chaque organisme vivant se développe dans un environnement particulier avec lequel il entretient des relations d’interdépendances. L’environnement sensoriel propre à chaque espèce est ce qu’il nomme l’umwelt (monde-propre). Notre référence aux travaux de botanistes n’est sans doute pas fortuite dans la mesure où le travail de Nathalie Novi intègre à l’intérieur ou entre ses illustrations des planches du botaniste français, François Plée, issu d’une grande famille de graveurs du XIXe siècle. La dernière page de l’album nous apprend que c’est en découvrant dans une brocante deux tomes d’un ouvrage réalisé par Plée entre 1824 et 1844 qu’Alain Serres eut l’idée de cette histoire.

            La théorie de Von Uexküll sera reprise, en 1935, par le philosophe japonais Tetsuro Watsuji, sous le concept de fûdosei, traduit par le géographe Augustin Berque par médiance. Il s’agit dans les deux cas de décrire un phénomène de couplage dynamique entre l’individu et ce qui compose son milieu. Pour Berque ou Watsuji, il s’agit d’une manière idéale d’habiter le monde, de pratiquer les espaces. Cette sorte de triplage entre un individu, un animal et une plante est loin d’être loufoque mais reste symbolique d’une politique d’attachement au monde (Praxis der Weltbindung pour le géographe Benno Werlen en 1996). Le poète semble oublier qu’habiter le monde c’est aussi pratiquer de l’espace or cet aspect est, en partie, abordé par le récit iconique de son illustratrice.

            Le grand format de l’album (36×30 cm) fait pénétrer le lecteur dans de grands espaces dominés par la flore et habités par une faune et quelques individus dont la taille varie au fil des planches annihilant, en quelque sorte, la prédominance d’un des trois éléments sur les autres. Le travail plastique est, comme toujours chez Nathalie Novi, remarquable et les larges planches sont comme de grands tableaux naturalistes. Cependant, contrairement à l’album qu’elle a réalisé avec Daniel Picouly pour Rue du Monde en 2013, Et si on redessinait le monde ?, de très rares mentions sont faites sur le lieu où l’on se trouve sur Terre. Les pages 32-33, font assez penser à un Eden biblique ou à l’Arcadie des Anciens, sorte de locus amoenus, terre idéale où animaux et humains se retrouvent réunis autour d’une étendue d’eau sous les frondaisons. On s’interroge alors. Est-il question d’habiter le monde ou de vivre ensemble ? Le monde est-il mis pour l’ensemble des êtres vivant sur Terre ou pour la Terre et ses occupants ?