CR par Stéphane Moronval

Sait-on encore que Le Livre de Poche, avant de connaître le succès phénoménal que l’on sait sous l’égide d’Hachette, eut pour précurseur du même nom une collection de romans populaires éditée dès 1905 par Jules Tallandier ? La plus que centenaire maison parisienne fait aujourd’hui montre d’un dynamisme similaire en publiant depuis 2010 une série de titres consacrés à l’ « histoire-bataille » : une initiative bienvenue et justifiée quand on sait le discrédit dont souffrit longtemps cette thématique dans l’historiographie française sous l’influence de l’école des Annales et le renouveau certain qu’elle connaît depuis deux ou trois décennies ; d’autant plus que l’ouvrage ici chroniqué peut apparaître, à plus d’un titre, parmi les plus intéressants parmi ceux publiés. C’est à la bataille dite de Charleroi, l’une des toutes premières grandes empoignades de la Première Guerre Mondiale, et pourtant l’une des plus méconnues, que se consacrent en effet Damien Baldin et Emmanuel Saint-Fuscien. Enseignants à l’Ecole des Hautes Etudes de Sciences Sociales, ces deux jeunes chercheurs ont pour domaine d’intérêt commun la Grande Guerre, qu’ils ont tous deux abordé à travers des thématiques différentes : l’implication des « animaux-soldats » pour le premier, la relation d’autorité dans l’armée française pour le second.

Ceux de 14

L’affrontement en question met aux prises, entre le 21 et le 23 août 1914, la IIème armée du général Von Bülow, partie intégrante de l’aile droite allemande en pleine offensive à travers la Belgique dans le cadre du grandiose Plan Schlieffen Faut-il encore le rappeler ? Celui-ci prévoyait le débordement et l’encerclement des armées françaises par un vaste mouvement tournant à l’ouest de Paris. L’infléchissement de la Ière armée Von Klück vers l’est et la contre-offensive française sur la Marne devaient entraîner l’échec de cette manœuvre., et la 5ème armée française de Lanrezac, placée à gauche du dispositif français. Cette bataille de rencontre représente, pour l’immense majorité des participants, un dramatique baptême du feu. Dans la droite ligne des courants historiographiques actuels, le choix des auteurs, expliqué dans l’introduction (p.11-15) est d’axer leur récit sur une approche humaine des faits, à partir du vécu des combattants. La perception de celui-ci leur est fournie par les archives de l’armée, les journaux des marches et opérations des unités impliquées, et le témoignage écrit de participants du rang. Dus à des plumes anonymes ou ultérieurement célèbres (Drieu La Rochelle, De Gaulle, qui fut blessé lors des combats pour Dinant une semaine avant), essentiellement français (seul Walter Bloem est cité côté allemand, et encore servait-il au sein de la Ière armée, plus à l’ouest), ceux-ci ne sont à la vérité guère nombreux, ce qui illustre bien la carence des sources héritées de ces semaines dramatiques ; mais ils apportent une touche irremplaçable.
Bien structuré, l’ouvrage se divise en trois grandes parties divisées en quelques chapitres eux-mêmes étayés de nombreux intertitres. La première (p.17-74) brosse les différents aspects du parcours qui mène les mobilisés « des cloches à la lisière du combat ». Après avoir rappelé de manière très pédagogique les principes d’organisation des armées européennes de 1914 (conscription universelle, planification, mobilisation et concentration), les auteurs relatent comment, concrètement, les événements se matérialisèrent pour les participants : annonce dramatique au son des tocsin et tambour, retour des réservistes à la caserne, départ en train vers les zones de concentration, le tout dans un mélange d’enthousiasme, d’émotion et de sang-froid… L’avance de la cavalerie française en Belgique ayant partiellement révélé l’offensive allemande, l’armée Lanrezac se voit autorisée à se porter sur la Sambre. Cette montée au front, une longue marche d’une centaine de km d’un relief accidenté, faite par trop longues étapes dans une chaleur accablante avec le poids d’un équipement inadapté, est une première épreuve bien détaillée par les auteurs ; entre autres choses, on trouvera dans leur exposé d’intéressants aperçus sur le rôle et le vécu des chevaux engagés dans les opérations (héritage, on peut le parier, de l’intérêt de D.Baldin pour le sujet), la réalité et la perception d’une menace aérienne encore balbutiante, etc.

« En un clin d’œil il apparaît que toute la vertu du monde ne prévaut point contre le feu »

Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, à propos du combat de Dinant.
En position sur la rivière le 20 août, les Français se voient confrontés à l’arrivée des IIè et IIIè armées allemandes sur l’angle Sambre-Meuse ; sur le front de la 5è armée, un terrain heurté, industrialisé, urbanisé. « L’affrontement » qui s’ensuit est présenté dans la deuxième partie de l’ouvrage (p.75-132). Le 21 au matin, les Allemands ignorant les ordres de Von Bülow attaquent violemment les unités qui tiennent les ponts sur la Sambre à l’est de Charleroi, et les rejettent sur les hauteurs au-delà de la rivière. Dans la soirée, puis toute la journée du 22, les contre-attaques françaises, pareillement lancées de leur propre initiative par les généraux sur le terrain, échouent. L’offensive allemande du 23 sur la rive sud, et la prise de conscience de la menace qui pèse sur ses flancs, imposent finalement à Lanrezac un repli en bon ordre. Mal soutenue par son artillerie, procédant selon des méthodes rendues caduques par l’augmentation de la puissance de feu, l’armée française connaît des pertes qui figurent parmi les plus lourdes de son histoire, une bonne part des 20 à 25 000 morts causées par une bataille marquée par une violence nouvelle. Violence du feu (essentiellement, mais pas exclusivement), violence infligée aux civils belges par les Allemands persuadés de leur collusion avec les combattants alliés : les incendies méthodiques, l’emploi comme boucliers humains, les massacres (674 exécutions à Dinant) et les viols sont comme des préfigurations des horreurs de la Seconde Guerre Mondiale.
La bataille de Charleroi est pareillement marquée pour D.Baldin et E.Saint-Fuscien par une confusion extrême ; c’est à celle-ci et à ses conséquences qu’ils consacrent la troisième partie de leur ouvrage, peut-être la plus marquante (« Ordres et désordres », p.133-190). Précarité des liaisons à tous les niveaux, désordre inhérent aux masses énormes d’hommes mobilisées et mises en mouvement en quelques jours, pratique généralisée du pillage (sur laquelle les auteurs font d’intéressantes hypothèses, p.152-154) marquent les opérations et sont encore amplifiés par la retraite qui suit. La situation se double d’une crise majeure du haut-commandement : culture technique, tactique et valeurs morales héritées de la fin du XIXè s. et dépassées en 1914 expliquent selon les auteurs que les généraux français se montrent au feu inefficaces, voire réellement défaillants. Des lacunes similaires existent chez les Allemands, mais elles sont partiellement compensées par l’expérience acquise lors des combats menés contre les Belges depuis le 5 août, la traditionnelle valorisation de l’autonomie des officiers et l’exaltation des premières victoires. Rudement éprouvée, l’armée française ne rompt pourtant pas, et se montrera capable de reprendre l’offensive deux semaines plus tard sur la Marne. C’est que (et on peut sans conteste reconnaître dans cette thèse l’influence des travaux d’Emmanuel Saint-Fuscien), sur le terrain, officiers subalternes et sous-officiers parviennent à maintenir une relation d’autorité déterminante. Mieux formés à une décentralisation tactique devenue nécessaire, partageant les mêmes dangers que les hommes du rang et le payant au prix fort, ils sont « le levain de cette pâte (…) toujours un peu molle »La première guerre mondiale / J.E.Valluy (dir.). Ed.Larousse (Paris), 1968. Tome 1er, p.147. Une référence évidemment très vieillie, mais qui reste une lecture intéressante pour bien des raisons. qu’est la troupe et assureront sa cohésion jusqu’en 1918.

On relèvera quelques rares coquilles (p.82 : il n’y avait pas « 12 000 mitrailleuses Maxim » dans l’armée allemande en 1914, mais moins de 5 000 Tous modèles et affectations confondus, 4 989 pièces à l’entrée en guerre, selon la source la plus récente en possession du rédacteur de ce compte-rendu (La machine à vaincre. L’armée allemande 1914-1918 / Laparra, Jean-Claude, 14-18 Editions, 2006 ; p.91), ouvrage pareillement connu des auteurs., à peu près autant que dans l’armée française – elles étaient cependant bien mieux employées, comme le rappellent d’ailleurs les auteurs, ce qui contribua un temps à nourrir le mythe d’une grande supériorité numérique – ; p.97 : il faut lire « à l’ouest » et pas « à l’est » ; …) ; on pourra pareillement regretter la concision du récit des combats et un francocentrisme sans doute inévitables. Il n’en reste pas moins que la lecture de cet ouvrage bien structuré, rédigé dans un style clair et accessible, parsemé d’analyses lumineuses et souvent novatrices, s’avère passionnante. Il permet une meilleure compréhension des événements militaires du début de la guerre, et, sur bien des aspects, des longs mois qui allaient suivre et dont ils portent la genèse… Cette guerre des tranchées devenue emblématique du conflit, au détriment des quelques semaines d’affrontements mobiles en terrain ouvert de cette fin d’été 1914, qui en furent pourtant les plus meurtrières.
On ne saurait donc que trop le recommander aux collègues enseignant en Troisième … et on ne résistera pas ici à la tentation de mettre en rapport l’excellent ouvrage présentement commenté avec certains passages de récits qui, à la faveur des programmes d’Histoire et de Français, peuvent être proposés aux élèves à ce niveau (et l’ont été avec succès par l’auteur de ce compte-rendu) et auxquels il est susceptible de donner du fond. On citera simplement, « parce qu’elles le valent bien », deux bandes dessinées très différentes dont les premières pages mettent en scène les événements de 1914 : Putain de guerre (tome 1 : 1914-1915-1916) de J.Tardi et J.-P.Verney, et Le grand hiver (tome 1 : 1914) de P.Mallet, étonnant et passionnant mélange de récit mémoriel et d’aventure fantastique… ou en Terminale, et plus généralement à tous ceux que le sujet intéresse, l’approche du centenaire du déclenchement de la guerre lui donnant en outre une acuité particulière Précisons d’ailleurs que Damien Baldin agit en tant que conseiller pour l’action territoriale au sein de la Mission du Centenaire de la Première Guerre Mondiale..

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