C’est aux jeunes non diplômés qu’est consacrée cette étude qualitative et longitudinale (sur 3 ans) menée en sociologie par une équipe de recherches du GRESCO de l’université de Poitiers. Philippe Brégeon, sociologue, spécialiste des phénomènes de précarité et d’exclusion, a coordonné ces travaux. Il semble bien que cette étude ait été menée à Poitiers, si l’on en croît les témoignages de l’ouvrage, même si le texte scientifique ne le dit pas explicitement. La ville présente un taux de chômage inférieur à la moyenne nationale. Elle constitue le cadre de vie de 23 jeunes enquêtés (12 filles, 11 garçons) âgés entre 20 et 30 ans présentant une mosaïque de parcours.
La longue durée de l’enquête vise à rendre compte de la notion de parcours dans le sens d’ « une succession d’état, mais plus encore au passage de l’un à l’autre, en relation ou non avec des évènements » (p. 8) Les entretiens répétés au fil du temps avec ces jeunes permettent de retracer la vie que ces jeunes ont eu jusque là. Les annexes de l’ouvrage témoignent de la difficulté pour les chercheurs de prendre de la distance avec le discours énoncé par les jeunes. Philippe Brégeon ne cache pas la difficulté de « fidéliser » ces jeunes et avoue avoir eu recours, dans le cas de deux jeunes, à la rémunération de l’entretien afin de convaincre ces jeunes de lui parler. Il porte un regard distancié sur cette démarche et sur les difficultés rencontrées.
Le tableau dressé par cette enquête ne laisse pas indifférent et encore moins les enseignants que nous sommes. Il s’agit ici de ces jeunes qui sont sortis du système scolaire sans qualification. Envoyés dans des établissements spécialisés dans le handicap, en SEGPA, en lycée professionnel, en maison familiale rurale ou déscolarisés à l’issue de leur passage en collège, ces jeunes devenus adultes n’ont pas de qualification. Ils ont souvent accumulés les impasses en terme d’orientation. Malgré tout, ils ne sont pas prêts à faire n’importe quoi, surtout à long terme. L’expression « Je vais pas faire ça toute ma vie. » revient très fréquemment dans les entretiens. Ils revendiquent de l’ambition sans s’en donner ou d’en avoir toujours les moyens.
Pourtant, tous les jeunes du panel n’ont pas des profils similaires. Les trajectoires suivies divergent. La trajectoire ascendante que connaît un petit groupe des jeunes prouve que les stages d’insertion, comme les changements d’orientation peuvent porter leurs fruits. Ces jeunes réussissent à décrocher un emploi stable qui leur plaît : maçon, factrice, auxiliaire de vie, animation. Ils retirent de leur réussite beaucoup de fierté : « Pour avancer, c’est la volonté… Il faut avoir envie d’apprendre… Oui, il n’y a pas de raison, il ne faut pas baisser les bras… On peut réussir quand on le veut vraiment ! » Le ton du discours du groupe aux trajectoires stagnantes est nettement moins optimiste. Ils connaissent ce que Robert Castel appelait le mythe de Sisyphe à propos du parcours suivi par ces jeunes en échec constant malgré quelques efforts déployés. Ils accumulent les expériences courtes dans les entreprises. Mais, très vite, le travail est trop dur. Ils n’aiment pas l’ambiance de travail. « Je tombe toujours sur des cons. » Le problème vient des autres. Ils ne remettent pas en cause leur engagement par rapport à leur insertion sur le marché du travail. Les stages d’insertion et les emplois aidés ont souvent préservé ces jeunes des duretés du monde du travail. Lorsqu’ils sont confrontés à un emploi non préservé, ils n’arrivent pas à supporter la pénibilité du travail et la difficulté de leur relation avec les autres. Enfin, il y a tous ceux qui ont baissé les bras et ne cherchent même plus et se contentent du RSA.
Les missions locales jouent pourtant un rôle central pour relancer ces jeunes et les pousser à être actifs (voir la « métaphore du balancier » utilisée par le conseiller Béranger à propos de son rôle auprès de ces jeunes : si personne ne les pousse, rien se passe). C’est un constat assez pessimiste que cet ouvrage dresse. L’auteur constate que les stages d’insertion, les emplois aidés ne permettent pas à la plupart de leurs bénéficiaires de trouver durablement du travail. La confrontation avec le « vrai » monde du travail, une fois l’emploi aidé terminé, se passe souvent mal : le rythme du travail et les exigences des employeurs sont trop souvent élevés pour ces populations en décalage. Le cas de certains jeunes (très bien exposé) montre vraiment les limites du système. Anaïs est une professionnelle de l’assistanat : voilà sept ans qu’elle navigue d’organismes en organismes pour être prise en charge entre Dunkerque et la Vienne. Tout cela, sans aucun sentiment de culpabilité.
Ces récits ne laissent pas indifférents. Le ton de Philippe Brégeon peut énerver aussi. « (…) C’est d’abord le système qui génère des comportements d’instrumentalisation » (p. 107) Le parcours de ces jeunes s’explique par le système plutôt que par leur comportement personnel. Philippe Brégeon décrypte le cercle vicieux du classement de ces jeunes en tant que travailleur handicapé, classement qui vient souvent d’une initiative des conseillers de la mission locale. Cela reviendrait à stigmatiser ces jeunes et à les gêner pour leur insertion professionnelle. Une fois la lecture achevée, la réflexion continue car ce bilan ne laisse pas insensible. On en vient à se demander si ces dispositifs mis en œuvre ont une utilité. Le fait que Brégeon ait remarqué que ces jeunes en situation de précarité soient issus de familles populaires au parcours heurté laisse à penser qu’il existerait une sorte de déterminisme social. Effrayant !
Catherine Didier-Fèvre ©Les Clionautes