L’ouvrage que voici n’est pas à proprement parler une réédition. Il s’agit d’une réimpression en poche de la biographie du Tigre par Michel Winock en 2007. Cette édition de poche n’y perd rien puisqu’elle reste dotée d’un index des noms propres et conserve la même présentation des sources que l’originale. Comme l’auteur le rappelle dès le début de l’ouvrage, le surnom de Tigre fut attribué à Clemenceau en 1903 par son ami Émile Buré.
Pourquoi ce « Clem’ » de Winock ?
Depuis plusieurs années, l’excellent Michel Winock publie à un rythme impressionnant, de la Belle époque (2002) à Madame de Staël (2010). Certes, on pouvait penser qu’un nouveau « Clem’ » n’était pas nécessaire après ceux de Jean-Jacques Becker (1998) et Jean-Baptiste Duroselle (1998), sans oublier l’étude de Sylvie Brodziack sur Clemenceau écrivain (2001). Ce qui motive cette biographie parue en 2007 est, comme l’aurait souligné MarrouxHenri-Irénée Marroux, De la connaissance historique, Le Seuil, 1954., son intérêt présent.
À une époque où la gauche paraît fortement douter de ses valeurs, l’intérêt du questionnement sur Clemenceau renvoie à l’identité d’une gauche antérieure au Front populaire et à Mai-1981, gauche définie avant tout par son caractère démocratique, laïque et républicain. Une gauche non-marxiste vers laquelle beaucoup seraient en train de revenir depuis qu’on ne croit plus guère aux lendemains qui chantent … Il faut que l’argument soit fort car il manquera bientôt aux premiers chapitres le contenu des comités secrets de l’Assemblée nationale de 1870Thomas Wieder,« L’Assemblée autorise la publication des débats des « comités secrets »… de 1870», Le Monde, daté 5 avril 2011 [http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/04/05/les-deputes-autorisent-la-publication-des-debats-des-comites-secrets-de-1870_1503520_3224.html->http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/04/05/les-deputes-autorisent-la-publication-des-debats-des-comites-secrets-de-1870_1503520_3224.html] dont la publication sous forme d’édition critique par Éric Bonhomme est annoncée pour l’automne 2011 chez le même éditeur. Cela devrait nous apprendre davantage sur les premiers pas politiques de Ferry, Gambetta et Clemenceau.
Clemenceau était-il un homme de gauche ?
La question est posée dès la page 12 de cette édition. Serge Berstein la posait déjà naguèreSerge Berstein, « Clemenceau l’inclassable », La droite depuis 1789. Les hommes les idées, les réseaux, Le Seuil, 1995.. L’intransigeance républicaine et laïque du républicain dreyfusard est assurément de gauche mais le rôle de premier flic de France fait ensuite office de repoussoir et la mémoire du Père-la-Victoire a quelque chose qui flatte le cocardier, si toutefois celui-ci surmonte sa répulsion envers l’anticlérical.
N’en déplaise à ceux qui, à gauche, colportent une agaçante mémoire des bilans comptables distinguant la colonne « rebelle-héros du peuple » de celle de « l’homme au pouvoir qui trahit les idéaux et adore ce qu’il a brûlé », Michel Winock souligne combien Clemenceau est resté fidèle aux principes qui l’animaient en début de carrière : le projet d’une République laïque, respectueuse des libertés, expression d’une sensibilité radicale chez un homme qui n’adhéra d’ailleurs jamais au Parti radical créé en 1901. S’il ne voit pas pourquoi un président de la République ou du conseil assisterait ès-qualités au Te Deum d’action de grâces de Notre-Dame, Clemenceau ne comprend pas au nom de quoi interdire aux fidèles de prier ou d’ouvrir des écoles confessionnelles. Il n’entend pas interdire aux ouvriers de faire grève mais souhaite que la liberté de ceux qui pensent différemment soit respectée, quelles que soient leurs opinions. De ce point de vue, le Clemenceau laïque de 1918-1920 reste bien un homme de gauche. Michel Winock n’hésite d’ailleurs pas à évoquer « l’esprit socialiste » du Tigre, soulignant ainsi, contre un préjugé tenace, les préoccupations sociales de l’homme qui accède au pouvoir pour la première fois en 1906, comme chef de gouvernementRappelons que, jusqu’en 1936, la fonction de Président du Conseil ne constitue pas un portefeuille à elle seule, chaque président du Conseil se trouvant être en même temps un ministre du gouvernement., après une longue carrière. C’est d’ailleurs l’homme de gauche, laïque et athée, qu’agite Briand sous le nez des parlementaires catholiques lorsqu’il décide de torpiller la « candidature » du Tigre à la présidence en lui opposant celle de Deschanel.
Les quatre Clemenceau
Il y eut finalement quatre Clemenceau que Winock décline dans un plan linéaire très différent de la présentation classiciste et hiérarchisée de Duroselle. Le premier est le républicain de 1870-1893, entre Commune et Panama. Il est d’abord suivi par le dreyfusard, qui avait cru au départ à la culpabilité de Dreyfus, ensuite par le « Premier flic de France », enfin par le Père-la Victoire. Sans doute cette présentation escamote-t-elle un peu l’homme de lettre ex-publiciste.
A propos du surnom de « premier flic de France », l’auteur rappelle que Clemenceau en a lui même la paternité. Il est juste d’ajouter qu’il est lié d’abord à la fonction plutôt qu’à la façon dont on l’exerce. Michel Winock accorde d’ailleurs davantage d’importance au contexte social violent de l’époque, qui relativise la réputation brutale de Clemenceau dans le livre plus à charge de Jacques JulliardJacques Julliard, Clemenceau briseur de grèves. L’affaire de Draveil Villeneuve-Saint Georges (1908), collection « Archives », Julliard, 1965.. C’est dans cette différence de lecture et la façon de mettre en scène le personnage qu’il faut voir l’apport de Michel Winock qui ne prétend pas détrôner la biographie de Duroselle. Comme Winock est Winock et qu’il écrit beaucoup et bien, on lui pardonnera la coquille, simple accident de traitement de texte de la page 431, que l’éditeur aurait toutefois pu corriger dans cette « réédition »On lui pardonnera (p. 588) également d’avoir fait d’Augagneur un radical, ce que tout lecteur de la thèse d’Yves Billard pourra rectifier. Le maire de Lyon et gouverneur de Madagascar était un républicain-socialiste, incarnant sans doute, par son attachement à la laïcité et à la maçonnerie, le tempérament le plus radicalisant au sein du Parti républicain-socialiste, voir Yves Billard, Le Parti républicain-socialiste (1911-1934), Thèse de doctorat, Paris IV, 1993, p. 165..
Quelle que soit l’époque considérée, Clemenceau a souvent été décrit comme un homme méchant, catégorie qu’on reconnaîtra comme fort peu scientifique. Le Clemenceau présenté ici est surtout plein de répartie, redoutable dans l’hémicycle ou comme duettiste, plein d’énergie et d’agressivité mais également d’une grande sensibilité, ce dont témoignent par exemple sa véritable sensibilité artistique et son amitié avec Claude Monet.
Pas d’accent à Clemenceau !
Comme l’intéressé le rappelait lui même dans la Justice en 1884, et comme Michel Winock le souligne au passage, Clemenceau s’écrit sans accent. On prendra ici quelques libertés avec une certaine orthodoxie des chroniques pour le rappeler à un certain nombre d’administrateurs, aux services en charge de la signalisation dans plusieurs villes de France (dont Reims), voire aux collègues qui débuteraient. Aucun projet de loi n’est à ce jour prévu qui disposerait d’une telle modification de l’orthographe du Tigre et, à ce titre, notre félin national, au même titre que l’évêque saint Remi (sans accent), la région Champagne-Ardenne (sans « S ») et le général Paulus (sans « von »), figure donc sur la longue liste de ceux qui ont été les objets de cette maltraitance orthographique.
Dominique Chathuant © Clionautes