Les lecteurs réguliers de la Cliothèque, tout au moins ceux qui s’intéressent à l’histoire militaire antique, connaissent probablement assez bien la récente collection Illustoria de Lemmedit (anciennement les éditions Maison), dont les publications font maintenant l’objet de compte-rendus réguliers. Ces publications s’enchaînent à un rythme soutenu ; tellement soutenu qu’on excusera peut-être l’auteur de ces lignes d’avoir pris la liberté de traiter de façon parallèle les deux dernières, au prix de quelques répétitions. Il faut dire aussi que les thèmes abordés ne sont pas si éloignés l’un de l’autre, puisqu’ils concernent tous deux des aspects de ces « âges sombres » qui virent le déclin du vieil Empire romain et l’émergence des structures nouvelles sur lesquelles allait s’organiser le Haut Moyen-Age ; âges méconnus, et donc propices à toutes les réécritures, n’évitant pas toujours les pièges du manichéisme ou de la mythification.
Au temps d’Excalibur ?
C’est ainsi que Patrick Galliou s’intéresse à la Bretagne d’Arthur, celle des Vè-VIè
siècles qui virent la province romaine de Britannia se parcelliser en une série de royaumes largement dominés par les Anglo-Saxons venus du continent. L’auteur est, comme il est de règle dans la collection, particulièrement qualifié pour traiter ce sujet : agrégé d’anglais, docteur en anglais et en histoire ancienne, archéologue de terrain, aujourd’hui professeur émérite à l’université de Bretagne Occidentale (Brest), P.Galliou se consacre depuis longtemps à l’étude de cette Armorique qui allait devenir Bretagne à l’issue de la période romaine et, parallèlement à celle de la grande île du nom de laquelle elle devait hériter, l’évolution de cette dernière contribuant, par le biais d’une émigration massive, à façonner sa destinée.
Une lecture rapide du titre de l’ouvrage consacré à celle-ci pourrait laisser supposer qu’il donne lieu à une énième variation (certes sérieuse et fort savante) centré sur le thème largement rabâché et romancé de la figure semi-légendaire du Roi Arthur et de la lutte des bons Bretons contre les barbares saxons venus mettre à feu et à sang la pacifique province romaine. Or, fort heureusement, l’ambition de l’auteur est plus large, plus profonde : il s’agit ici de tenter de rendre compte du « terreau » de ce personnage mythique, de l’évolution politique, sociale, économique… que put connaître la Grande-Bretagne entre l’âge de la domination romaine et celui de la relative stabilisation des zones contrôlées par les « envahisseurs » angles, saxons et jutes au détriment des autochtones bretons rejetés en Galles et (avec les Pictes et les Scots) dans l’actuelle Ecosse. Significativement, le premier chapitre de l’ouvrage est ainsi consacré à un tableau fouillé de la situation de l’île à l’époque romaine. Il en ressort que la domination impériale n’y sera jamais complète : seules les basses terres sont réellement conquises, toute la partie occidentale et septentrionale échappant à l’influence romaine ; et, à l’intérieur même de la province, la romanisation reste relative, souvent limitée à l’aristocratie autochtone. Néanmoins, même si elle connaît au IVè s. de sévères alertes du fait des pillards saxons, francs, pictes, etc., la Bretagne reste prospère et fidèle à Rome. Une « rupture » intervient pour l’auteur au tournant des années 380-420 (2ème chapitre) : l’incapacité croissante du pouvoir central à assurer la défense de l’île contre les peuplades barbares, les ponctions successives de troupes envoyées dans les provinces continentales elles-mêmes menacées, l’apparition en Bretagne d’aventureux usurpateurs, conduisent le pouvoir impérial à abandonner l’île. La disparition des cadres administratifs et économiques romains laisse le champ libre à de nouvelles formes de pouvoir de type autocratique (chefferies, royaumes) et à de nouveaux modèles de rapports sociaux et économiques. Ce « monde nouveau » décrit dans le 3ème chapitre est marqué par l’instabilité et une certaine anarchie. C’est dans ce contexte que se produisent les migrations germaniques, étudiées dans le 4ème chapitre : arrivés, non pas en envahisseurs, mais comme mercenaires appelés par les Bretons contre les turbulents pillards pictes et scots au milieu du Vè s., les « Saxons » se soulèvent quelques décennies plus tard. La victoire bretonne du mont Badon ne retarde qu’un temps leur progression, close au début du VIIè s…. et bien plus soutenue, selon l’auteur, par l’assimilation des autochtones que par leur sanglante éradication.
Une Angleterre brumeuse… mais solide
L’étude ainsi menée par P.Galliou est étayée par toutes les sources disponibles, essentiellement littéraires et archéologiques. Les légendes naissant des incertitudes, l’auteur en connaît bien les limites : les textes sont brefs, ambigus, tardifs, les vestiges archéologiques ne se prêtent pas à une dotation précise, ce qui eut pourtant été fort utile pour la connaissance d’une époque qui connut tant de bouleversements rapides. Les mettant constamment en rapport, doublant sa reconstitution des faits politiques d’un essai d’analyse des conditions économiques, culturelles et religieuses contemporaines, s’appuyant sur une solide bibliographie, l’auteur dresse néanmoins dans le format synthétique de l’ouvrage un tableau complexe, réaliste et nuancé, évitant toute interprétation simpliste, qui apparaît ainsi fort séduisant. Il est bien complété par de nombreuses illustrations des sites et objets cités dans le texte (on appréciera d’ailleurs les renvois clairs qui y sont faits), d’utiles cartes, les habituels lexique, chronologie et présentation des lieux à visiter.
L’arrivée, au milieu du Vè s., des Anglo-Saxons en Grande-Bretagne eut un impact historique considérable : elle constitua la première étape d’un processus qui détermina, dans une très large mesure, le paysage linguistique, culturel et politique du pays que nous connaissons aujourd’hui. Sans doute est-ce, plus que le simple critère chronologique, ce qui justifie que l’étude de P.Galliou constitue le premier volume d’une nouvelle thématique d’Illustoria consacrée au Moyen-Age, qui vient s’ajouter à celle portant sur l’histoire ancienne, maintenant fournie, et encore parallèlement enrichie par l’ouvrage déjà mentionné de I.Lebedynsky traitant d’un événement contemporain, la campagne d’Attila en Gaule en 451, dont on trouvera le compte-rendu dans la section dédiée de la Cliothèque… un indice supplémentaire du dynamisme fécond dont continue à faire preuve Lemmedit, pour le plus grand profit des lecteurs francophones intéressés par des approches accessibles mais très sérieuses de l’histoire militaire.
Stéphane Moronval ©