La mémoire meurtrie de la Guerre d’Algérie, indissociable de la condamnation morale du passé colonial, a englouti la destinée des pieds-noirs dans un oubli réprobateur ou au mieux indifférent. Le recul du temps faisant son œuvre, leur parole resurgit. Mêlant affirmation d’amour viscéral pour un paradis perdu, héritage mémoriel et matériau pour l’histoire, elle exprime la blessure inguérissable de l’arrachement à ses racines et l’amertume d’un besoin de reconnaissance toujours intact.

L’ensemble documentaire particulièrement complet rassemblé dans ce coffret de trois DVD possède à cet égard tous les attributs d’une somme visuelle de référence sur la destinée des pieds-noirs. Trois films principaux en forment l’ossature.
Le documentaire événement « La guerre d’Algérie » (2h30) est le premier film à avoir évoqué le conflit en 1972. Cosignée par Yves Courrière et Philippe Monnier, cette fresque chronologique brisa le tabou du silence et énonça des vérités dérangeantes que la société française n’osait pas regarder en face. Rigoureux et d’un ton volontairement distancié afin de ménager les passions, s’appuyant sur des images d’archives de qualité, il constitue encore aujourd’hui une initiation solide aux cruelles vérités de ce qui fut tout à la fois une guerre de décolonisation et une double guerre civile au sein de chacun des deux camps en présence. Lui sont associés des compléments tout aussi dignes d’attention. Un interview du journaliste Yves Courrière (25 mn) commente son film et sa vision de la Guerre d’Algérie. Une série de quatre entretiens (1h20 au total) apporte les éclairages respectifs de deux témoins engagés, les historiens Pierre Vidal-Naquet, grande conscience du combat contre la colonisation et la torture, et Raoul Girardet, nationaliste partisan de l’Algérie française, et le regard plus distancié de leurs confrères Benjamin Stora et Georges Fleury, spécialistes de la question algérienne. Les commentaires livrés par ces intervenants sont particulièrement intéressants.
Documentaire réalisé en 2003 par Jean-Charles Deniau et Jean-Pierre Bertrand, « Harkis : des Français entièrement à part ? » évoque le sort des 180 000 supplétifs arabes de l’armée française. Leur rôle militaire durant le conflit en fait des parias et des traitres aux yeux des vainqueurs, et le désarmement qui leur est imposé les laisse à la merci des représailles du FLN après l’indépendance. L’évacuation difficile et semi-clandestine d’une partie d’entre eux s’accomplit contre la volonté du ministre des armées, et préfigure leur délaissement honteux dans les camps où sont relégués les 85 000 réfugiés accueillis en métropole. Les témoignages bien choisis d’une quinzaine de harkis et membres de leurs familles et ceux de trois anciens officiers de l’armée française donnent vie au parcours de cette communauté en exil, passée d’un déracinement brutal à un enracinement douloureux mais réel. Bien qu’un peu sentencieux, ce documentaire de qualité est didactique et clair sur les enjeux.

Réalisé en 2009 par Jean-Pierre Carlon, « Paroles de Pieds-Noirs, l’histoire déchirée des Français d’Algérie » (2h28) évoque en une vaste fresque le vécu de ces vaincus de la décolonisation. Associant des images d’archives rares aux témoignages d’une dizaine de rapatriés, dont la spécialiste de l’Algérie coloniale Évelyne Joyaux et le journaliste Hubert Huertas, complétés par les analyses de la sociologue Jeannine Verdès-Leroux, il est un miroir de l’image que les rapatriés nourrissent de leur passé et de leur identité. La remémoration de la colonisation agricole de défrichement au début du XXe siècle insiste sur les rapports de proximité entre les petits propriétaires ruraux et leurs ouvriers agricoles indigènes. Un rappel judicieux du fait que la colonisation a été alimentée par une immigration de la pauvreté met en évidence une sociologie de petites gens, et relève l’originalité de ce mélange humain originaire de toute la Méditerranée amalgamé par le puissant creuset de la IIIe République. Deux catégories de pieds-noirs assez différenciées s’en dégagent : les blédards, vivant en osmose avec les arabes, et les citadins assez peu au contact de ces derniers. Le rapport colonial de domination est nuancé par la mise en avant du paternalisme et du respect mutuel. Le désarroi des pieds-noirs face à la guerre d’indépendance exprime un rapport complexe à la France, mère patrie égoïste et ingrate. D’un esprit très cocardier, ils ne comprennent pas l’absence de réciprocité à leur égard. Les actes de terrorisme, l’espoir puis l’aversion suscités par De Gaulle, l’émergence de l’OAS et le départ précipité en exil en abandonnant tout derrière soi sont les étapes marquantes du chemin vers l’exil. La fuite en bateau mais aussi, détail oublié, par un véritable pont aérien, mène à une difficile adaptation au déracinement que rend encore plus aride la constatation de l’indifférence et la méconnaissance des métropolitains vis-à-vis des pieds-noirs. Le souci de justification et la revendication d’une réhabilitation historique sont très présents dans les témoignages présentés, qui semblent plus ou moins proches du Cercle Algérianiste. La réflexion sur la persistance du sentiment d’appartenance va de pair avec la réfutation de l’exploitation des colonisés par les pieds-noirs. La rancœur des rapatriés est accrue par le constat de la duplicité historique de l’État, qui n’a jamais tenu le langage de la sincérité. Le sentiment d’exclusion mémorielle, alimenté par le contentieux des disparus, entretient une forme de mémoire revendicative dont la dimension émotionnelle demeure forte. En définitive, ce documentaire à la construction parfois répétitive rend un hommage respectueux mais pondéré à une « nostalgérie » qui est peut-être l’ultime expression d’une communauté qui s’estompe.

Le double sens troublant du titre de « L’Amère Patrie » (1h12), documentaire réalisé par Marion Pillas et Frédéric Biamonti en 2012, est fort bien trouvé. Consacré à l’exode des pieds-noirs et à leur acclimatation en métropole, il s’inscrit dans la suite logique du précédent. Croisant des archives filmées rares et oubliées avec les témoignages d’une vingtaine d’intervenants, il décrit la manière dont un million de rapatriés très mal accueillis parvinrent à s’intégrer dans une société française mal disposée à leur égard. Les propos de deux historiens (Jean-Jacques Jordi et Pierre Nora) complètent les témoignages de rapatriés où quelques personnalités (l’ancien ministre Paul Quilès, les artistes Enrico Macias, Marthe Villalonga et Robert Castel, l’homme d’affaires Alain Afflelou) voisinent avec des gens moins connus (coiffeur, institutrice, étudiants et écoliers devenus médecin ou intellectuels). Le contexte de haine et de guerre civile, le sentiment d’être sacrifiés et le climat de revanche et de terreur orchestré par le FLN sont les ingrédients d’un drame humain combinant l’exil à la spoliation. La peinture de l’arrivée en métropole est saisissante. Repartir à zéro malgré le dénuement matériel et l’effondrement moral est rendu encore plus difficile par l’hostilité parfois radicale qui les accueille, associant au choc culturel l’amertume de l’abandon. L’opinion métropolitaine oscille entre indifférence, soulagement de la fin d’une énième guerre perdue depuis 1940, et rejet animé par des clichés caricaturaux. Les autorités, débordées par cet exode massif de population qui n’a été ni prévu ni anticipé, prennent des mesures de police contre les réfugiés soupçonnés indistinctement d’être des activistes de l’OAS, et se raccrochent à la fiction garantie par les accords d’Évian d’une cohabitation que la partie algérienne rejette. Des personnalités politiques telles que le maire de Marseille Gaston Defferre font publiquement état de leur hostilité envers les arrivants. Une forme de déni officiel de la réalité entrave la prise en charge étatique de cette situation d’urgence. La réponse à la crise humanitaire est improvisée, insuffisante et marquée de méfiance. La dispersion des flots de migrants à travers le pays est motivée par le souci d’éviter leur concentration dans le sud-est de France. Vivant un moment d’errance pour trouver emplois et logements, les exilés bénéficient de l’appui d’une Délégation des rapatriés débordée, puis d’un ministère de plein exercice occupé par François Missoffe. Les difficultés se répercutent à tous les niveaux : c’est ainsi que l’afflux d’enfants sature le système scolaire à la rentrée de septembre 1962. Pourtant, l’insertion des rapatriés dans la collectivité nationale est rapidement et pleinement réussie, grâce au contexte économique très propice des Trente Glorieuses. Leur dynamisme spécifique donne même une impulsion modernisatrice dans certains secteurs (pêche, agriculture), et une forte volonté de réussite estompe les préjugés de la société d’accueil. L’émergence du pittoresque folklore pied-noir efface la tragédie, et l’accent caractéristique des artistes issus de la communauté naturalise positivement l’image des rapatriés. Par la suite, un processus d’indemnisation tardif et insuffisant assure une forme de reconnaissance symbolique. Simultanément, passant du deuil au silence et du silence à l’amnésie, la rupture mentale avec l’Algérie s’accomplit. La mémoire apaisée qui en est l’aboutissement trouve une transposition équilibrée dans ce documentaire pédagogique et sensible, qui marque autant par la sincérité des vécus personnels qu’il évoque que par les images fortes qui l’illustrent.

Les pieds-noirs et leur descendance se retrouveront sans nul doute dans le riche contenu de ce coffret DVD. De leur côté, les enseignants d’histoire y trouveront largement de quoi nourrir leur culture personnelle et leur pratique professionnelle, en particulier dans le cadre de l’évocation des rapports complexes entre histoire et mémoire.

© Guillaume Lévêque