Ce gros livre de plus de 500 pages est un recueil des textes peu connus ou difficiles à trouver aujourd’hui de ce grand historien de la colonisation et des migrations disparu en 2007. Préfacé par Benjamin Stora et introduit par son épouse Josette Liauzu, cinquante articles parus entre 1970 et 2007 permettent de retracer sa carrière de chercheur, de suivre ses divers centres d’intérêt et notamment le rapport entre Histoire et mémoires. Les textes sont présentés de façon à la fois chronologique et thématique suivant ainsi le cheminement de l’historien en six temps: Les années tunisiennes; Tiers-monde et tiersmondisme; Islam et Occident; Migrations et racisme; Clio et Marianne; Un historien engagé.

En introduction, Josette Liauzu retrace la biographie et l’itinéraire d’un historien citoyen de la Tunisie où il enseigna jusqu’en 1976 puis au sein de l’université Paris 7 aux côtés de Jean Chesneaux ou Daniel Emery.

Les années tunisiennes

Neuf articles retracent les recherches du jeune historien marxiste en Tunisie.

On retiendra du premier article sur la presse ouvrière européenne entre 1881 et 1939 les difficultés d’étude du mouvement ouvrier liées à des sources lacunaires. Grâce à son analyse de la presse, il met en évidence les luttes d’intérêt entre les communautés ouvrières européennes et tunisiennes et la faiblesse du mouvement syndical. L’étudiant en Histoire y trouvera une présentation critique des sources et une méthodologie.

Dans “les libertaires en Tunisie” la fin du 19ème siècle, article publié en 1972, l’auteur rappelle que la colonie fut une terre d’accueil pour les leaders ouvriers pourchassés après 1848, notamment du fait de sa proximité avec l’Italie. On retiendra que ces hommes ne sont pas hostiles à la colonisation qu’ils voient comme une occasion civilisatrice. Un paragraphe est consacré à Nicolo Converti, médecin et journaliste anarchiste et au développement de la presse.

“Classes et Races, luttes sociales et nationales” décrit les principes d’un socialisme issu de la situation particulière du protectorat. C’est la personnalité de Joachim Durel qui domine la S.F.I.O. locale dans les années 20/30. Claude Liauzu insiste sur la pauvreté d’analyse d’une situation rendue complexe par la juxtaposition de communautés aux intérêts variés: ouvriers français, tunisiens, italiens ou maltais.

En 1974, il consacre deux articles aux débuts de la presse syndicale communiste: “naissance d’une presse révolutionnaire” et “An Naquib Al Tunisi” dont on retiendra le choix d’une presse en arabe, l’idée d’éducation des masses analphabètes et la place faite à la fois aux textes d’inspiration marxistes mais aussi aux revendications des compagnons et maîtres de l’artisanat traditionnel; une expression laïque et le respect de la religion.

Dans un article paru en 1979, le mouvement ouvrier de l’entre-deux guerres est décrit comme pris entre un mouvement social et national, confronté, en quelque sorte, à un affrontement culturel. C’est l’occasion d’une réflexion méthodologique pour l’étude des mouvements politiques et sociaux du Maghreb: étude des discours, biographie des leaders, sociologie des élites des militants.

En 1985, sous la signature de Claude Liauzu, le monde diplomatique proposait une analyse de la crise tunisienne des années 80 que l’auteur relie à l’histoire du syndicat U.G.T.T: racines historiques et évolution depuis l’indépendance.

Après un très court texte sur les itinéraires militants consacré au sud tunisien; cette première partie s’achève sur deux articles consacrés aux bagnes militaires: les Biribi. Remarquant le silence des écrits sur ce thème dans l’histoire des armées comme dans l’histoire coloniale, l’auteur propose quelques pistes: fondées en 1818, les compagnies disciplinaires qui furent chargées par exemple de la punition des “pioupious” du 17 ème après les mutineries de 1907 en Languedoc et comptèrent jusqu’à 10 000 hommes en 1899 soit plus que les prisons civiles, dénoncés dès leur création par la presse de gauche mais aussi dans des romans et chansons, comme des écoles d’immoralité, elles demeurent sans vrai changement. Qui furent les victimes et les tortionnaires de ces bagnes? Les ouvriers peu qualifiés, les insoumis de la conscription, une forte proportion de ruraux déracinés forment le gros de l’effectif, mais aussi détenus politiques et militants syndicalistes. Ces hommes furent soumis à des conditions de vie et de travail scandaleuses: faiblesse de la ration alimentaire, marches forcées… seuls les plus robustes physiquement et psychologiquement résistent même si une résistance a pu s’organiser. L’exemple d’Aernoult qui est qualifié de “Dreyfus ouvrier” mort en 1909 est un bon exemple de ces réalités et des réactions de l’opinion publique.

Tiers-Monde et tiers-mondisme

Cinq articles publiés entre 1976 et 1990 traitent de la question urbaine et d’un mouvement: le tiers-mondisme.

La naissance des bidonvilles, après un rappel de l’origine du mot, l’auteur montre l’ancienneté du phénomène pour la ville de Tunis (Petite Sicile dès 1926), il décrit l’entassement dans la Médina et montre le lien avec la crise agraire des années 30. Description précise des bidonvilles et de leur population.
La question urbaine est reprise dans deux articles du Monde Diplomatique, en 1988: “l’impossible modèle urbain dans le tiers-monde”. Si dès le XIX ème siècle l’image de la ville mêle civilisation, modernité et classes dangereuses, la situation devient explosive au XX ème dans bien des villes du Sud, le modèle urbain est désormais dominant et génère de l’exclusion, des sociétés duales où se juxtaposent la modernité des centres reliés au monde économique et ce que l’auteur nomme les “invisibles” et l’habitat précaire. C’est une ville en crise partout qui est décrite en 1990. Ces deux articles peuvent utilement être utilisés dans le programme de géographie de la classe de seconde.

Deux articles polémiques proposent une réflexion sur le mouvement tiersmondiste et le rôle des intellectuels. Constatant le débat des années 80, Claude Liauzu montre l’aspect composite de la mouvance tiermondiste et l’évolution du positionnement des intellectuels de la guerre d‘Algérie à celle du Vietnam, du retour vers la réflexion sur le monde occidental à partir de mai 68 à ce qu’il qualifie de régression européocentriste, un retour à l’occident dépositaire des droits de l’homme. Cet aspect est illustré par le second article publié en 1987 et consacré à la campagne contre l’aide à l’Ethiopie.

Islam et Occident: culture de guerres ou passage de rives?

Dix textes pour cette troisième partie:
Après un court bilan en 1987 de l’historiographie française sur la question de l’histoire de l’Islam, un article de 2003 évoque la place des sociétés musulmanes chez d’Elisée Reclus et montre la réflexion présente dans l’oeuvre du géographe sur les rapports entre sociétés et religion en Turquie comme dans l’empire colonial français.

Deux très courts textes évoquent, l’un, le 11 septembre et pose la question d’un choc Occident/Islam; l’autre, une réflexion de 2006: “Guerre des cultures ou cultures de guerre? Ils servent d’introduction à la notion de “passeur de rives”.

Le cosmopolitisme des sociétés méditerranéennes est-il une chance dans ces temps de mondialisation?
Les aspects sociaux et culturels de la mondialisation sont peu étudiés alors même que le métissage culturel est une des composantes de ce phénomène en parallèle avec, en particulier sur les rives sud de la méditerranée des réaffirmations identitaires et une montée des intégrismes. L’auteur analyse les lignes de fractures à la lumière de divers écrits (Huntington, Duroselle ou Braudel), références historiques de la confrontation sur les rives de la Méditerranée et de faits d’actualités des années 90 entre rupture, séduction et rejet de la civilisation occidentale et recomposition métissée: migrations, écrivains maghrébins de langue française et littérature “beur”.

En 1996, Claude Liauzu tente un portrait croisé de deux hybrides culturels selon sa terminologie: Jean Amrouche et Mouloud Ferraoun ou l’Algérie au défi de la pluralité.

L’année suivante pour un colloque aux USA, il s’interroge sur l’absence d’études historiques sur les villes arabes pendant la période coloniale. Un nouvel intérêt pour ces études lui permet de poser quelques jalons et de dresser un tableau d’Alexandrie, d’Oran et de montrer le rôle des villes dans les mouvements d’émancipation.

Trois courts articles parus entre 1997 et 2000 proposent des portraits de passeurs de rives: “Eloge du Levantin” figure incontournable des relations entre rives nord et sud de la Méditerranée; “Enquêtes coloniales françaises sur les métis” montre comment naissent et se développent les processus d’exclusion et comment l’anthropologie en a été un agent important; “La Méditerranée comme pluralité” ou le parcours de trois pieds-noirs qui ont cherché une distance critique envers l’Algérie des colons et une ouverture aux problèmes indigènes: Gabriel Audisio à qui on doit la formule de creuset méditerranéen, Albert Camus et Jean Sénac qui a choisi de militer aux côtés des Algériens pour leur indépendance.

Migrations et racisme

Un ensemble de onze textes à retenir pour l’enseignement de l’E.C.J.S.

Dans un article du Monde diplomatique en avril 1998, l’auteur rappelle que la France est un pays d’immigration qui s’ignore et que de façon récurrente la fragilisation sociale s’exprime en terme de rejet et de racisme. Est-ce une crise de l’identité française?

“Les banlieues identitaires” décrit les jeunes issus de l’immigration par générations, les années 80 et la marche des “Beurs”, le déplacement de l’image de l’Arabe vers le musulman au cours des années 90.

“L’usage des termes “race, ethnie, nation” ou l’occasion de revenir sur l’histoire de leur usage et la perception non neutre de chacun de ces mots.

Les démographes français par leurs études sur l’origine des migrants et la façon dont ils ont exprimé leur travail ont-ils une responsabilité dans la diffusion de stéréotypes xénophobes voire racistes? C’est la question à laquelle cherche à répondre un article paru en 1999 à partir des écrits démographiques depuis la fin du XIX ème siècle (Bertillon, Le Bon, Sauvy, Mauco, Chevalier).

“Jalons pour une histoire des sciences sociales face au racisme, c’est la question de l’influence du temps, de la politique, des déterminations idéologiques sur les concepts en usage et les questions de recherche dans les sciences sociales qui est posée ici et notamment l’influence de la colonisation ou de la période de Vichy.

C’est la même idée, reprise sous un éclairage un peu différent dans l’article suivant sur le développement de l’histoire des migrations à partir de 1970/1980. Pour Claude Liauzu on ne peut traiter ces questions sans les relier à l’histoire de la colonisation et de la décolonisation.

Mais cette histoire ne saurait se limiter à la France, pour l’historien seule la dimension du bassin méditerranéen peut permettre la compréhension du phénomène. Une histoire des sociétés d’émigration et des transferts économiques devrait permettre de comprendre la crise d’intégration actuelle.

La Méditerranée est le personnage central de trois textes:
– Une interrogation sur les contacts culturels au cours de l’histoire sur le pourtour de “mare nostrum”, est-elle européenne comme le disent Braudel, Pirenne… , commune aux descendants d’Abraham selon Ibn Khaldoun? La rencontre des cultures s’est faite dans l’histoire sur fond de rivalités mais le déclin de sa place dans la mondialisation pourrait être une occasion de réunion.
– Un beau texte sur Braudel, la Méditerranée et l’Algérie à propos de sa thèse mais aussi de son essai Grammaire des civilisations.
– “Mouvements humains en Méditerranée” définit cet espace comme une mer intérieure où les migrations ont été et sont liées à la fois à la pauvreté des zones rurales et aux besoins de main d’oeuvre des espaces dynamiques.

En 2003, Claude Liauzu proposait dans Historiens et géographes une réflexion sur les liens entre immigration maghrébine et colonisation où il insiste sur le poids de la ségrégation coloniale et la question ambiguë de l’identité “beur”.

Clio et Marianne

La réflexion sur la relation entre histoire et mémoires est centrale dans les sept articles de cette 5ème partie.

C’est d’abord un riche bilan historiographique de la guerre d’Algérie, production protéiforme qui a souvent déchaîné passions et polémiques scientifiques et qui pointe un problème de mémoire ou d’amnésie du côté français par exemple dans les programmes officiels et la formation des enseignants.

C’est ensuite un regard sur les relations entre prétoire et histoire; sont évoqués les mémoires contrastées des anticolonialistes, des pieds-noirs, des Harkis ou de l’OAS. et la difficulté pour les chercheurs à travailler sur les événements du 7 octobre 1961.

La difficile position de l’historien du conflit algérien est reprise dans deux articles de 2002: mémoire et amnésie d’Etat, accès aux archives, mémoires des populations issues de l’immigration… qui proposent à l’enseignant d’histoire une réflexion épistémologique sur les relations Histoire et mémoire, sur l’objectivité, sur les conditions d’élaboration des connaissances historiques.
L’auteur revient sur la loi de 2005 et la lutte des historiens contre une instrumentalisation de l’enseignement de l’histoire dans un entretien des Cahiers pédagogiques et dans une interview de Sophie Ernst sur la difficulté à enseigner une mémoire française à des populations parfois privées de mémoire. Comment faire pour que l’enseignement de l’histoire n’alimente pas le ressentiment voire la haine?

Un historien engagé

Sept articles sur l’engagement où on retrouve des questions déjà évoquées dans la partie précédente à propos du 17 octobre 1961, une occasion de rendre hommage à Marc Bloch et de revenir sur les liens entre passé et présent, sur la notion d’histoire immédiate et sur l’accès aux archives.

Dans Le Monde de 2005, Claude Liauzu affirme la nécessité d’une histoire de la colonisation pour pacifier les mémoires ce qui explique facilement son engagement contre la loi “scélérate” de février 2005 sur le rôle positif de la colonisation tout en rappelant l’indispensable rôle social de l’histoire et son enseignement, pour en finir, selon son expression, avec la tyrannie des mémoires.

C’est enfin dans un article posthume du monde diplomatique que l’historien dénonce le ministère de l’identité nationale et la stigmatisation de la figure de l’immigré.

Au final un livre foisonnant, multiple où se côtoient des articles scientifiques pointus et des prises de position dans la presse. le livre est complété par une bibliographie de l’oeuvre de Claude Liauzu qui rendra, sans doute, des services à tout lecteur intéressé par ces questions.

Christiane Peyronnard © Clionautes