Cet ouvrage a été publié à l’occasion de l’exposition « Vous n’irez plus danser ! Les bals clandestins, 1939-1945 », dont il est à la fois le catalogue et le prolongement. Cette exposition  est le fruit d’un partenariat entre le Centre d’histoire sociale – Paris 1 Panthéon-Sorbonne/CNRS, le musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne et le musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère. Elle est actuellement présentée (jusqu’au 3 janvier 2022) à Grenoble et le sera ensuite à Bourges, au musée de la Résistance et de la Déportation du Cher, de février à mai 2022, puis à Champigny-sur-Marne, au musée de la Résistance nationale, de juillet à décembre 2022.

Onze auteur(e)s ont participé à la rédaction de cet ouvrage qui se compose de huit articles, et est très richement illustré de nombreuses photos et documents d’archive : affiches, extraits d’articles de journaux, lettres de dénonciation, arrêtés de fermeture d’établissement, procès-verbaux de constat de bals clandestins. Le premier article traite des bals dans l’entre-deux guerres et le dernier du « droit de danser en question de 1945 à nos jours ». Les six autres articles sont consacrés aux bals durant la période 1939-1945, leur interdiction, leur maintien dans la clandestinité, leur répression, avec des approches régionales.

« Cette exposition permettra au visiteur de comprendre ce que représentaient la danse et le fait de danser dans l’entre-deux-guerres. L’avènement du musette accompagne ainsi le développement des bals comme loisir majeur de la jeunesse française. La déclaration de guerre puis les lois de Vichy mettent théoriquement un terme à cette activité suspecte aux yeux du clergé et des élites. Si le phénomène semble se restreindre un temps, les bals reviennent, clandestinement, animer un quotidien marqué par la guerre et les pénuries et accompagnent les explosions de joie à la Libération du territoire. Face à cette interdiction de plus en plus difficile à faire respecter, le gouvernement finira par les rétablir au printemps 1945. »

L’entre-deux-guerres, âge d’or du bal

« Véritable loisir de masse, la danse est alors l’objet d’un fort engouement. » On danse en ville comme à la campagne, les danses nouvelles venues d’Amérique (tango, fox-trot, samba, charleston…) ont un grand succès, les établissements de danse sont de plus en plus nombreux et restent ouverts de plus en plus longtemps. Avec le temps libre qui résulte des lois sociales de 1936, les guinguettes des bords de Marne « deviennent un élément phare des classes populaires du Bassin parisien (…) tandis que les lieux de villégiature (…) continuent d’accueillir les orchestres de nouvelles danses pour les vacanciers des classes aisées. » Les années 1930 voient naitre en France, sur le modèle états-unien, les marathons de  danse.

A la ville comme à la campagne, les bals accompagnent les réjouissances publiques. On voit apparaître les entrepreneurs de parquets de bal, mais on danse volontiers en plein air à la belle saison. A Paris, on appelle « bal musette »les petits bals de quartier, du nom de l’instrument auvergnat, bien qu’il ait été remplacé par l’accordéon. On invente le dancing, qui est payant et où jouent les orchestres des musiciens à la mode.

Les danses à la mode, tango, fox-trot, rumba, charleston, black-bottom, swing… se diffusent sur tout le territoire ; on danse encore la valse, la java et le paso-doble, mais de moins en moins les danses régionales. « Lieu de rencontre amoureuse, lieu d’une possible émancipation des jeunes filles, lieu où la raison du corps prévaut, le bal est pour certains synonyme de débauche ». Néanmoins aucun pouvoir n’a jamais réellement interdit la danse. La situation qui s’ouvre en 1939 est inédite.

Interdiction de danser de septembre 1939 à avril 1945

A Paris, bals et dancings sont fermés dès le premier jour de la mobilisation. Fin septembre le préfet de police décide qu’ils resteront fermés « jusqu’à nouvel ordre ». En mai 1940, une fermeture nationale est décidée par le « décret Mandel ».

Sous l’Occupation, les Allemands instaurent un couvre-feu en zone occupée et interdisent toute réunion. En zone sud, les « décrets Mandel » demeurent en application. On peut encore aller au cinéma, au théâtre, à l’opéra ; on peut encore assister à des compétitions sportives, mais on ne peut plus danser. C’est alors qu’apparaissent les premiers procès-verbaux constatant des bals clandestins, preuve du désir des jeunes gens de continuer à danser, et de la volonté de l’Etat de réprimer ce fait.  Les cours de danse sont strictement encadrés, mais beaucoup ne sont que des bals déguisés, dénoncés par la presse collaborationniste.

On danse beaucoup à la Libération. Mais dès octobre 1944, le ministre de l’Intérieur, Adrien Tixier, rappelle aux préfets des départements libérés que les bals restent interdits et que les salles de danse qui ont rouvert doivent être fermées. L’interdiction repose sur un principe moral : le pays a souffert, souffre, et la guerre continue. Les forces de l’ordre verbalisent à nouveau. Mais pas plus que le régime de Vichy, le Gouvernement provisoire  ne parvient à empêcher les bals clandestins. La demande est forte et les exceptions se multiplient devant les demandes de dérogation. Le gouvernement cède le 30 avril 1945 et rétablit « la liberté de la danse ».

Les bals clandestins sous l’Occupation : organisateurs, lieux, instruments et musiciens,  danses, danseuses et danseurs, chansons, répression

L’initiative du bal clandestin peut venir de l’accordéoniste, de fiancés qui prévoient leur mariage, du patron d’un débit de boisson. On se retrouve en général le dimanche, plutôt en fin d’après-midi, mais il faudra veiller à rentrer discrètement après le couvre-feu. On danse dans une grange, un hangar, dans les salles de bistrots, dans une carrière ou un pré fauché à la belle saison.

L’accordéon est le roi de la fête. Il représente un investissement important quand il est neuf, qui peut cependant être vite rentabilisé. Il arrive qu’en l’absence de musicien, on ait recours aux pick-up et phonographes, surtout dans les cafés.

Les danseuses et danseurs sont des jeunes issus des milieux populaires. Ils ont eu l’information par le bouche à oreille et l’on fait à leur tour circuler. Ceux-ci sont venus à pied ou à vélo, et n’ont parcouru que quelques kilomètres. Ils ont mis leurs habits du dimanche  et les belles chaussures dans un sac si les chemins sont boueux.

Les chansons ouvertement vichystes ne pénètrent pas les bals clandestins, ni les chansons allemandes. « La java bleue » et « Ah ! Le petit vin blanc » sont de grands succès dont on reprend le refrain. On assiste néanmoins à une « jazzification » de la chanson, comme le montre les succès de Charles Trenet, Mireille, Johnny Hess, Ray Ventura…

La répression est faite par les gendarmes qui dressent des procès verbaux, soit que le bal ait été dénoncé, soit que la musique l’ait fait repérer. L’organisation d’un bal est passible d’une contravention infligée par le tribunal de simple police du canton. L’amende est d’un montant maximum de 200 francs mais elle tourne autour de 60 francs, auxquels il faut ajouter les frais de justice qui la doublent. Des peines de prison jusqu’à cinq jours sont possibles. Seuls les organisateurs ou les musiciens sont poursuivis. La saisie de l’instrument de musique est une peine très dure pour le musicien.

Bals clandestins et maquis en zone sud

Dans les territoires ruraux de zone sud les bals clandestins sont une pratique très répandue. Ils sont organisés le dimanche, ou à l’occasion de dates particulières, ou dans un cadre privé. Le choix du site est fait au dernier moment. Quand apparaissent les maquis, l’organisation d’un bal constitue un enjeu particulier.

Les bals clandestins participent de l’insertion des maquis dans leur environnement local. Ils peuvent permettre d’établir des liens et contacts entre les maquisards et les communautés villageoises. Les bals peuvent donner lieu à des collectes pour aider les maquisards ; ils sont un élément de financement des maquis.

Il était interdit pour tout maquisard de participer à un bal à titre individuel, car ils étaient alors dangereusement exposés. La désobéissance n’était pas rare, mais elle était durement sanctionnée dans les maquis les plus disciplinés. « Les forces de répression vichyste et allemande comprennent l’intérêt qu’elles peuvent tirer des bals clandestins pour obtenir des informations et réprimer les maquis. » L’affaire la plus tragique est survenue à Habère-Lullin en Haute-Savoie, où le château accueillait des bals de maquisards et de réfractaires gravitant autour du maquis des Glières.

Dans la nuit du 25 au 26 décembre 1943, les SS prévenus par un faux maquisard incendient le château, assassinent 25 jeunes et exécutent également le fromager, accusé d’avoir ravitaillé le maquis ; ils emmènent avec eux neuf femmes et dix-sept garçons ; quinze d’entre eux seront déportés dont six ne reviendront pas. A la Libération, en représailles d’assassinats de centaines de prisonniers du Fort de Montluc, les FFI fusillent 40 policiers et militaires allemands devant les ruines du château.

Un dernier article intitulé « Le droit de danser en question de 1945 à nos jours » fait un parallèle contestable entre la répression des bals sous l’Occupation et diverses interdictions dans une période plus récente. Ainsi est évoquée la répression des rave parties et la résurgence de quelques bals clandestins durant le confinement de 2020.

© Joël Drogland pour les Clionautes