Des jeunes ruraux aux « vieilles branches »      

Nicolas Renahy est sociologue, directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) à Dijon. Il s’est fait connaître avec un premier livre paru en 2005 : Les Gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale. Il reprend son bâton de sociologue, s’installe dans la région de Montbéliard, enquête encore auprès des classes populaires. Mais ici, c’est aux « vieilles branches » qu’il consacre son étude : anciens ouvriers et anciennes ouvrières et c’est à leur vieillissement qu’il s’intéresse. Il centre son analyse sur un groupe particulier : les membres de la section CGT retraité.e.s de Peugeot Montbéliard qu’il a rencontré grâce à Christian Corouge, ouvrier, cégétiste, marqué par les « rencontres improbables » des « années 68 ». Soit dans ce cas, des cinéastes, des sociologues, des militants d’extrême-gauche… N. Renahy a mené une enquête pendant plusieurs années auprès de ces toujours militants qui ont vieilli mais continuent à résister aux politiques néo-libérales des pouvoirs publics et critiquent les choix patronaux, en particulier dans cette région ceux de Peugeot (PSA) devenu Stellantis après sa fusion avec Fiat Chrysler.

La vieillesse n’est qu’un mot

               Comme l’avait fait Pierre Bourdieu pour la jeunesse, Nicolas Renahy déconstruit la catégorie des vieux, des retraités dont il signale les différences en son sein et entend contribuer à proposer « une sociologie des vieillesses » (en italique dans le texte). Et ce à un moment où les classes populaires, pourtant majoritaires en nombre, et les ouvriers en particulier tendent à être invisibilisés. Pour présenter la vie de ces retraités ouvriers il s’appuie sur des données statistiques : montant de la pension, espérance de vie, maladies… Mais aussi sur l’observation empathique des personnes qu’il côtoie tout au long de cette enquête : l’un se bat contre une maladie liée à l’amiante, un autre, décédé à 64 ans n’a pas eu le temps de profiter de sa retraite, tel autre s’est suicidé, une quatrième s’est mal soignée… Dans une région sous-dotée sur le plan médical, les liens noués à l’usine (la plus grande de France un temps) et à la CGT sont décisifs pour se soutenir, s’aider, se déplacer, vivre et résister…

« Papy et mamie font de la résistance »

               Arrivé à ce stade, il est temps de présenter ces hommes et ces femmes, retraités, ancien ouvriers et ouvrières CGT de Peugeot, qui continuent à lutter. Christian CorougeEtabli « chez les intellos » pour une de ses amies., qui accueille le sociologue chez lui, l’accompagne et le présente à ses ami.e.s, fut toute sa vie ouvrier et militant CGT. Pendant les « années 68 », il est entré en relation avec d’autres : ouvriers recrutés jeunes comme lui et révoltés, militants d’extrême-gauche, cinéastes des groupes Medvekine, en particulier avec Bruno Muel avec qui des liens au long cours s’établissent, ainsi qu’avec un sociologue comme Michel Pialoux. Le groupe ouvrier des Cégétistes se renforce à l’issue de la grève, victorieuse, de 1989 à Montbéliard. Pour eux, qui « ont forgé des dispositions critiques à l’égard de l’ordre social », la solidarité passe par la participation aux luttes sociales, telle celle contre la réforme des retraites en 2023. Mais aussi par des liens quotidiens, des amitiés, des aides concrètes, des échanges et des rencontres entre anciens ouvriers et ouvrières pour tenir le coup et partager des moments de joie malgré les difficultés financières, celles dues au vieillissement, à la mort de proches ou à la maladie.

Retraitées et retraités

               Retraité.e.s, cégétistes, ami.e.s, persuadés de la nécessité de continuer le combat contre les politiques néo-libérales et contre les injustices, qu’ils ont subi et subissent encore, ces hommes et ces femmes le sont. Toutefois, il est bien sûr, des différences entre eux. Certains confrontés au racisme en-dehors du groupe, du fait de leur origine maghrébine, peuvent avoir tendance à se replier sur le cercle familial. D’autres sont repartis s’installer dans leur région d’origine et plusieurs sont confrontés à de grandes difficultés financières. Hommes et femmes, par ailleurs, ont parfois des loisirs différents (bricoler les automobiles est souvent le fait des hommes) ou des activités différentes lors des loisirs communs (souvent utilitaires) comme couper du bois. Dans le cadre syndical, les femmes, « soixante-huitardes pas comme les autres » même si elles ont eu des responsabilités  auparavant sont le plus souvent de simples militantes dans la section retraités. Pour l’auteur néanmoins, elles ne reproduisent pas les schémas du passé même si leur féminisme est différent de celui « qu’expérimentent les femmes urbaines diplômées ».

En conclusion, N. Renahy souligne le grand dynamisme de ces femmes et de ces hommes. Pour lui le capital militant acquis, reconverti en « sociabilité du care », et le « capital d’autochtonie » leur permettent d’entretenir des liens affectifs, amicaux et politiques et de lutter contre l’isolement. Et de souligner l’importance des rêves et des relations nouées, et maintenues, avec des personnes issues d’autres groupes sociaux dans les années 68.

Un très beau livre qui prouve que la sociologie, quand elle est de cette qualité, est riche d’apports pour toutes et tous, et en particulier pour les historiens et les géographes curieux de ce monde.