Cet ouvrage dirigé par Emilia Koustova aborde un sujet peu traité, celui des expériences soviétiques durant la Seconde Guerre mondiale. La contribution soviétique à la victoire finale dans la Grande Guerre patriotique est indéniable et constitue un des éléments clés de la mémoire des pays de l’ex espace soviétique et notamment de la Russie. Elle est d’ailleurs largement exploitée par les différents régimes politiques qui ont dirigé ces pays depuis. Pourtant, force est de constater que les témoignages publiés relatifs à la période restent peu nombreux, comme si soldats et civils s’étaient abstenus de mettre par écrit leur expérience en face d’un récit officiel soviétique structurant. Il y eut pourtant un effort de collecte durant la guerre mais qui fut vite étouffé par le système.
En URSS, comme dans de nombreux autres pays, les années d’après-guerre ont mis en valeur le sacrifice et le courage d’une population unie à l’image des villes héroïques (Léningrad, Stalingrad etc…). On passe alors sous silence l’existence de phénomènes de collaboration locaux ou nationalistes, de même que l’on ne met pas en évidence la mise en œuvre du génocide juif. Il faut attendre la période de la Perestroïka pour que resurgissent de nombreux récits. L’accès à ceux-ci reste cependant compliqué en raison de la multiplication des structures existantes et de l’inégal accès accordé aux archives selon les pays.
Les auteurs ont ici choisi de présenter la diversité de situations à travers une sélection de récits groupés en 4 thèmes :les journaux intimes, les lettres du front, les récits d’après-guerre, les témoignages de justification de l’attitude adopté. Pour chaque, on trouve une présentation de leur auteur, du contexte et la traduction des passages les plus significatifs. Mais aussi une présentation des fonds dont ils sont issus, fonds privés, mais aussi fonds officiels de différentes républiques. L’ouvrage se termine d’ailleurs par la présentation des fonds ukrainiens de la période.
Des journaux personnels
Les deux premiers témoignages sont très différents l’un de l’autre. Le journal d’Elena Spirgeviciuté est celui d’une jeune adolescente de Kaunas qui va se trouver confrontée à l’invasion de son pays par les Soviétiques puis les Allemands. Elle évoque dans ses écrits le quotidien familial avec les problèmes alimentaires et de logement,, sa scolarité et, de manière plus allusive, le sort des Juifs. Mais au-delà du destin d’une simple adolescente, on trouve une jeune fille dont le destin devient un enjeu de mémoire à l’l’indépendance. Elle et sa famille ont été victimes des partisans soviétiques et une fois la Lituanie indépendante, elle fait l’objet d’une procédure de béatification qui remet en cause la version officielle de sa mort.
Les carnets de Piotr Lidov sont ceux d’un journaliste célèbre pour avoir couvert le sort de la jeune Tania (Zoïa Kosmodemianskaïa) torturée par les allemands lors de l’hiver 1941-1942. Ce fût la période de gloire du journaliste qui s’illustra par ses reportages sur les nombreuses destructions commises par les Allemands. Son journal a plusieurs facettes ; on y trouve les difficultés du quotidien d’un correspondant de guerre : problèmes de transport, logement, ravitaillement… Mais il y évoque aussi ses interrogations sur son rôle, son métier, sa motivation à écrire et les pressions de ses supérieurs. Quel rôle pour la presse en temps de guerre dans un tel système ?
Lettres du front
La communication avec les proches en temps de guerre apporte un questionnement sur le contenu des lettres selon la personne à qui elles sont destinées ainsi que sur une éventuelle censure, voire auto-censure de l’auteur. Là aussi, les auteurs ont choisi des personnages particuliers. .Mark Troïanovski est chef d’une équipe d’opérateur du front et passe l’essentiel du conflit à couvrir les opérations dans la partie sud de l’Union soviétique. Les documents sont abondants et ont été publiés par la famille Cet opérateur, reconnu dès les années 30 par le Kremlin, bénéficie d’une certaine liberté de tournage lors du conflit. Les thèmes de ses reportages lui sont cependant largement imposés et il fait de son mieux pour produire un travail de qualité. On voit à travers ses lettres, le désir de faire fonctionner le mieux possible ses équipes et d’utiliser les compétences de chacun. Il doit cependant composer avec les conditions du terrain : combats, météo, problèmes techniques et disponibilités des hommes. Il filme combat, libération mais aussi procès comme celui des hommes du Sonderkommando 10-A ou le défilé de la victoire du 24 juin 1945.
Les lettres de la sniper Natalia Kochova rentrent plus dans le cliché de la propagande classique. Décorée en 1943 de la médaille de héros de l’Union soviétique, elle est créditée de plus de 300 victimes. Elle incarne la parfaite héroïne soviétique, issue d’une famille de combattantes et militantes communistes. Ses lettres témoignent d’une très grande violence vis-à-vis de l’ennemi, tuer des « Fritz « est pour elle un aboutissement. Elle les voit comme des animaux repoussants à éliminer. Cela ne l’empêche pas de tenir un double langage : minimisant sa blessure dans la lettre à sa grand-mère alors qu’elle n’en cache rien à ses amis soldats.
Témoigner pour l’histoire : raconter sa guerre
C’est le cas d’Alexandre Levine, un des premiers soldats soviétiques à avoir traversé le Dniepr en 1943, ouvrant ainsi la route à la libération de Kiev. Cet officier, plusieurs fois décoré nous donne ici des extraits du récit de sa guerre entre 1941 et 1944. On l’accompagne dans l’apprentissage de son rôle de combattant à sa spécialisation dans son poste d’artilleur. Il se révèle également être membre actif du parti, zampolit puis komsorg de son unité. Du coup, certains extraits fleurent bien la propagande au vu de la manière dont sont décrits certains actes héroïques. L’intérêt est qu’au-delà des thèmes habituels, les documents du fonds font apparaitre les « retouches » de la Commission pour l’histoire de la Grande Guerre patriotique… Celles-ci portent sur le style comme sur certains faits tels la violence des combats ou les relations sexuelles au front. Ce qui interroge sur la place et le rôle réel des femmes dans l’Armée rouge.
Très différents sont les témoignages recueillis par le projet Harvard Refugee Interview Project : il s’agit là d’interview de citoyens soviétiques envoyés en Allemagne durant la guerre et ne désirant pas retourner dans leur pays d’origine à la fin de la guerre ; celles-ci ont été menées en 1950-1951 et sont retranscrites de façon anonymes. Le choix des auteurs s’est porté sur un jeune tourneur ukrainien originaire de Kherson. Issu d’une famille monoparentale, il se trouve en difficulté lorsque sa mère est arrêtée alors qu’il n’a que 17 ans. Son témoignage renseigne sur la difficulté des conditions de vie sous l’occupation, les choix faits et subis. Il se retrouve à travailler comme auxiliaire de l’armée allemande mais échappe au travail forcé en Allemagnes. Il va profiter de la faiblesse du maillage de contrôle allemand pour passer d’un endroit à l’autre avec son amie, tantôt en zone allemande, tantôt en zone roumaine. Mais il doit composer avec les rancœurs des autorités locales qui ont parfois vu leurs jeunes requis pour le travail obligatoire et apportent peu d’aide aux personnes dans son cas. A la libération, il échappe aux poursuites et est mobilisé mais c’est pour mieux se faire réformer en se tirant une balle dans le doigt… il est cependant rattrapé par la justice soviétique en 1949, interrogé et torturé avant d’être condamné à 10 ans de camp. Il arrive toutefois à s’en échapper pour passer à l’ouest via la Pologne. Un destin qui montre aussi le chaos pouvant régner en temps de guerre ;
L’expérience de de la guerre dans le viseur de la police soviétique.
Traquer les traitres ou prétendus tels fut une des missions de la police soviétique au fur et à mesure de la libération des territoires occupés par les nazis. Les trois derniers témoignages rentrent dans cette catégorie et sont aussi l’occasion de voir comment fonctionne la langue de bois du système soviétique et son argumentaire.
Prenons la famille Lipman,.cCes survivants du ghetto de Kaunas sont arrêtés alors qu’ils tentent de quitter la Lituanie en janvier 1946. La fouille de leur appartement révéle des documents en hébreux, ils sont accusés de sionisme. Le père est arrêté et déporté en 1949. Les documents reproduits sont ici des extraits des interrogatoires et des demandes de réhabilitation de la famille. On peut voir l’évolution de l’argumentation des condamnés au fil du temps : mise en avant de la loyauté au pouvoir soviétique ,rôle dans la résistance, mais évocation très succincte de la Shoah, condamnation des pratiques staliniennes. Ce n’est toutefois qu’en 1961 que Chaïm Lipman est réhabilité. On a là des témoignages de la façon dont s’effectue la prise en compte des destins individuels par la bureaucratie soviétique.
L’héroïsation de l’action des partisans ne laisse guère de place pour ceux qui n’ont pas atteint les objectifs fixés, fussent-ils irréalisables. Tel est le cas du réseau de partisan d’Odessa et de son premier secrétaire Petrovski ; Chargé d’organiser le maquis, celui-ci est arrêté puis relâché par les Roumains en octobre 1941. Cette libération rapide lui vaut d’être accusé d’avoir livré le nom d’autres membres du réseau. Il s’en défend et s’attèle à montrer comment il tente de reconstituer un groupe de résistance jusqu’à sa nouvelle arrestation en mars 1943. Envoyé en prison à Bucarest, il semble ne pas avoir coopéré avec les services de sécurité roumains. Cela n’empêche toutefois pas son arrestation par le NKVD en septembre 1944 et son exécution en 1945 pour haute trahison. L’étude du dossier montre que cette condamnation sanctionne certes des erreurs de stratégie, mais a aussi pour objectif de protéger de plus hauts dirigeants en faisant de lui un bouc émissaire de l’échec de la résistance. Ce que confirme sa réhabilitation au moment de la déstalinisation.
Un destin étrange est celui d’Ivan Azomov. Cet homme réussit à se faire passer tour à tour pour un fervent bolchevik, puis porte la soutane de la mission orthodoxe en territoire occupé par les Allemands ; A chaque fois il se distingue par son zèle auprès des autorités communistes ou nazies.. Arrêté en 1944, il ne cesse de réclamer sa réhabilitation et sa libération. Il y parvint au bout de 10 ans en profitant du contexte de déstalinisation mais aussi grâce à une argumentation qui témoigne là aussi d’une maîtrise nécessaire de la langue de bois soviétique.
Un ouvrage, richement illustré par les témoignages mais aussi par d’abondants documents iconographiques commentés. Les auteurs abordent de manière synthétique un aspect méconnu de la Seconde Guerre mondiale tout en éclairant le lecteur sur le fonctionnement interne du système soviétique de la période. On perçoit également la manière dont histoire
et mémoire interagissent en fonction des objectifs poursuivis. Des destins très différents, très particuliers, auxquels il manquerait peut-être l’étude du cas d’un soldat ordinaire.