L’ouvrage est consacré au mouvement trotskiste dans le département de la Loire-Inférieure (devenue la Loire-Atlantique en 1957) et à Brest durant la Seconde guerre mondiale.
Très minoritaires, mais très engagés, les trotskistes adoptent la ligne définie par Trotsky, en mai 1940, qui consiste à dénoncer la guerre impérialiste et à renvoyer dos à dos les Allemands et les Franco-Britanniques. Cette ligne pèse assez lourdement sur les militants qui refusent un engagement patriotique même s’ils dénoncent en priorité l’occupation et le régime de Vichy.
A Nantes, les militants diffusent des journaux clandestins et s’engagent dans la lutte contre la «Relève» et le STO. A Brest, les militants mènent des actions en direction des soldats allemands («le travail allemand») mais sont victimes d’une terrible répression.
L’ouvrage s’appuie sur de larges citations des journaux clandestins –La Vérité, Front ouvrier, ainsi que sur le témoignage de militants. L’ouvrage rend hommage au courage de ces militants et militantes dont beaucoup ont été exécutés ou déportés, sans cacher les difficultés qu’a pu représenter la ligne politique trotskiste pendant la guerre.
Le mouvement trotskiste en France ( fin des années 1920-1940)
L’opposition entre Trotski et Staline se termine par la victoire de ce dernier et l’exil de Trotsiy. En France, certains fondateurs du Parti communiste, comme Boris Souvarine ou Alfred Rosmer le quittent ou en sont exclus. Le mouvement trotskiste se développe en France à partir de la fin des années 1920. Les membres du mouvement sont peu nombreux. Ils sont souvent divisés. Lors du Front populaire, ils font d’abord de l’entrisme au sein de la SFIO, puis après leur exclusion, fondent en 1936 le Parti ouvrier internationaliste (POI) dirigé par le sociologue Pierre Naville. En mars 1944, plusieurs groupes fusionnent et fondent le PCI.
En1938 Trotski fonde la IVe Internationale. Pour lui, de même que la IIe Internationale a failli puisque la grande majorité des partis socialistes se sont ralliés à la guerre en 1914, la IIIe Internationale a failli en n’empêchant pas l’arrivée de Hitler au pouvoir.
Trotski définit la ligne des partis trotskistes, en ce qui concerne la guerre lors de la Conférence d’alarme réunie à New-York du 19 au 26 mai 1940. Le texte de synthèse critique le patriotisme de la social-démocratie ainsi que le défaitisme des partis communistes à la suite du Pacte germano-soviétique. Le texte rédigé par Trotski affirme que « la victoire des impérialismes de Grande-Bretagne et de France ne serait pas moins effroyable pour les destins ultimes de l’humanité que celle de Hitler ou de Mussolini». Trotski est assassiné au Mexique le 20 août 1940, mais son analyse du conflit renvoyant dos à dos les puissances en guerre va peser lourdement sur l’analyse du conflit par le mouvement trotskiste en France. Les journaux trotskistes condamnent en priorité l’occupation allemande et Vichy, mais à partir du Débarquementet de la Libération, ils condamnent violemment l’impérialisme anglo-saxon ainsi que le général de Gaulle soumis aux intérêts des capitalistes. Ces prises de position peuvent intriguer voire susciter l’ironie. Elles s’expliquent si l’on comprend que les trotskistes appliquent à la Seconde guerre mondiale l’analyse léniniste de la Première guerre mondiale : la guerre est une guerre entre deux impérialismes, deux nationalismes, voire deux chauvinismes, les travailleurs n’ont rien à attendre de la victoire des Anglo-Saxons, des exploiteurs eux aussi, seule compte l’unité et l’organisation du prolétaria teuropéen et la préparation d’un mouvement révolutionnaire qui ne doit pas être écrasé comme le fut le mouvement spartakiste. Un bel exemple de «la présence du passé» dans l’analyse du présent.
La Loire-Inférieure et le mouvement trotskiste sous l’Occupation
La Loire-Inférieure est un département à la fois industriel, portuaire et ouvrier. L’occupation qui débute en juin 1940 y est particulièrement brutale à cause de l’importance industrielle du département et par crainte de mouvements ouvriers. Plusieurs préfets se succèdent. Le premier, Dupard, applique sans état d’âme la politique de collaboration notamment policière. Lui succède en juillet1943, pendant cinq mois, le préfet Edouard Bonnefoy devenu ensuite préfet du Rhône, résistant et mort en déportation.
Plusieurs évènements marquent l’histoire du département (nous évoquerons plus loin l’opposition à la Relève et au Sto.)
–Le 20 octobre 1941, le responsable des troupes d’occupation en Loire-Inférieure, le lieutenant-colonel Karl Holtz est abattu à Nantes par des résistants communistes. Parmi les otages fusillés à Chateaubriant figurent l’ancien maire de Concarneau Pierre Guéguin très hostile au Pacte germano-soviétique et son adjoint Marc Bourhis, militant trotskiste. Pendant longtemps le PCF a affirmé que Marc Bourhis avait été exécuté « par erreur» avant de revenir sur cette affirmation en 1949.
–L’opération Chariot. Pendant la bataille de l’Atlantique, les Britanniques redoutent que le cuirassé allemand Tirpitz basé en Norvège, ne rejoigne l’Atlantique et ne stationne à Saint-Nazaire. Le 28 mars 1942, la marine britannique organise une opération de grande envergure destinée à saboter les installations portuaires. 600 soldats, partis des côtes britanniques sont engagés; les combats sont acharnés. 300 soldats parviennent à débarquer. Au total 171 soldats sont tués et 230 faits prisonnier. Seuls cinq marins parviennent à regagner l’Angleterre. Mais les Britanniques parviennent à détruire la porte-écluse du port de Saint-Nazaire et une centaine de soldats allemands sont victimes de l’explosion.
–Les bombardements de Nantes. Les 16 et 23 septembre1943, Nantes est violemment bombardée par l’aviation américaine. Les bombardements font entre 1 200 et 1 500 morts et provoquent le départ de 100 000 Nantais.
-Le 28 juin1944, le maquis de Saffré, au nord de Nantes qui compte 300 maquisards, est encerclé par d’importantes troupes allemandes et par la gestapo et des collaborateurs. Vingt-sept maquisards sont fusillés, deux sont abattus, plusieurs sont déportés.
Les trotskistes de Loire-Inférieure sont peu nombreux, peut-être une trentaine, mais très actifs. Les membres du. POI sont souvent jeunes, anciens membres des jeunesses socialistes et très engagés dans le mouvement des auberges de jeunesse. Certains sont d’anciens militants communistes hostiles à la stalinisation du parti; à propos d’un ancien militant communiste devenu trotskiste, un inspecteur des renseignements généraux le présente comme «n’ayant pas entièrement les idées du parti», ce qui est assez bien vu. L’un des militants, Elie Gurske est juif, né en Lituanie, déporté avec son père en 1942, il revint de déportation. Les militants sont des ouvriers, mais aussi des postiers ou des instituteurs, parmi eux Marc Bourhis ou Yvan Craipeau (1911-2001) instituteur, puis professeur de Lettres, qui joua un rôle important au PSU au début des années 1960. Les femmes membres du mouvement sont souvent des employées des Postes.
L’essentiel de l’activité du mouvement semble avoir été d’imprimer et de distribuer des journaux clandestins comme Bretagne rouge, rapidement disparu, et surtout les journaux clandestins La vérité et Le Front ouvrier, opérations dangereuses. Les collections conservées de ces journaux permettent de connaître le point de vue trotskiste. Il s’agit surtout d’appel à l’union et à l’organisation des ouvriers, d’une dénonciation de leurs conditions de vie et d’une dénonciation du patronat.
La protestation contre la Relève et le Sto occupe une grande place
Département ouvrier, la Loire-Inférieure est particulièrement frappée par les réquisitions de main d’œuvre. Des paysans sont aussi réquisitionnés. Les soldats allemands participent eux-mêmes aux réquisitions de main-d’œuvre appuyés par la police de Vichy. Ils’agit aussi d’instaurer un climat de peur. Le 4 mars1943, onze ouvriers qualifiés, pas tous engagés politiquement, dont un militant trotskiste sont arrêtés, internés au camp de Royallieu à Compiègne, puis déportés dans les camps de concentration nazis. Le militant trotskiste René- Constant Boucault meurt dans le bombardement américain de Buchenwald en février 1945.
La résistance au STO est très forte. De nombreux ouvriers ne se rendent plus à leur travail. En mars 1943, lors d’une réunion à la préfecture, le responsable allemand des réquisitions de main-d’œuvre indique que seuls 20% des ouvriers sont partis en Allemagne. D’autres chiffres indiquent qu’entre le tiers et la moitié des ouvriers sont parvenus à cette date à échapper au STO.
Incidemment un document renseigne sur la persécution des Tsiganes. Dans une note du 2 novembre 1942, le préfet demande au commandant de gendarmerie de ne pas procéder au transfert en train de familles tsiganes (appelés« nomades») vers un camp d’internement en même temps que le départ des ouvriers réquisitionnés, les familles craignant que des femmes et des enfants d’ouvriers ne soient eux aussi envoyés en Allemagne. Le journal Front ouvrier dénonce les réquisitions, soutient les ouvriers et appelle à aider les réfractaires.
Les trotskistes réagissent aux bombardements américains de Nantes
Les 16 et 23 septembre 1943, les bombardements font entre 1 200 et 1 500 victimes. Près de 100 000 personnes quittent la ville. Fidèle à la ligne politique trotskiste,«Front ouvrier» renvoie dos à dos les Allemands et les Alliés : «Alors, sous prétexte de détruire des objectifs militaires ou pour chasser les Allemands de Nantes, il faut massacrer 3 000 Nantais et raser la ville. Non Churchill et Roosevelt ne font pas la guerre pour libérer les travailleurs français de la misère et de l’esclavage. Hommes de paille des banquiers anglo-saxons, il font la guerre pour museler les requins de la finance allemande qui menaçaient l’hégémonie financière de Londres et de Washington sur l’Europe et le monde… Les travailleurs savent bien qu’ils ne peuvent pas compter sur les banquiers anglo-américains pour avoir le pain, la paix et la liberté. Mais ils savent aussi que les nazis, larbins des capitalistes allemands, ont fusillé 55 000 travailleurs depuis le début de l’ Occupation . Qu’ils en torturent 300 000 dans les camps deconcentration. Qu’ils ont mitraillé des colonnes de réfugiés sur les routes en 1940..»
Les trotskistes à Brest et dans le Finistère et le «travail allemand»
Brest est une ville ouvrière est militante. En août 1935, lorsque le gouvernement de Pierre Laval décide réduire de 10% les salaires des fonctionnaires et assimilés (donc les salaires des ouvriers de l’Arsenal), une «quasi-insurrection» gagne la ville, mais Brest reste isolée et la révolte échoue. Le parti communiste qui a adopté la ligne du Front populaire (Laval vient également de se rapprocher de l’URSS) condamne le mouvement, ce qui conduit au départ ou à l’exclusion de militants qui rejoignent le mouvement trotskiste.
Brest est occupée le 19 juin 1940La Bretagne de l’Occupation à la Libération 1940-1945, Christian Bougeard, Presses Universitaires de Rennes, 2014, un certain nombre de navires sont sabordés ou parviennent à rejoindre l’Afrique du Nord. Les Allemands utilisent largement Brest; ils envisagent de construire une immense base sous-marine. Brest devient également un centre important de l’organisation Todt chargée de la construction du Mur de l’Atlantique. Elle emploie 12 000 ouvriers.
A partir de 1941, les militants trotskistes, peu nombreux, deviennent plus actifs, certains militants nantais gagnent Brest. La résistance à la Relève et au Sto est très forte. Les renseignements fournis par des militants trotskistes permettent à l’aviation anglaise de bombarder la rade de Brest.
«Le travail allemand»
On appelle ainsi l’action en direction des soldats allemands. Dès 1940 les dirigeants de la IVe Internationale évoquent des actions en direction des soldats allemands. Ils cherchent à se rapprocher des soldats allemands tout en condamnant fermement le nazisme. Ils appellent les ouvriers français à fraterniser avec certains soldats allemands, ceux qui paraissent critiquer la guerre. A l’échelle nationale cette action est menée par des militants comme Jean-René Chauvin, Roland Filiâtre, le futur éditeur et critique Maurice Nadeau, Martin Monath ( Widelin) Juif allemand responsable des contacts avec les soldats allemands qui édite le journal Arbeiter und Soldat ( travailleur et soldat).
À Brest, les actions en direction des soldats allemands sont menées par Jean-René Chauvinet et Robert Cruau. Le numéro de juillet 1943 de «Front ouvrier» comprend un appel en allemand à destination des soldats en leur demandant de ne pas tirer sur les réfractaires au Sto. «Ensemble, fraternisons entre ouvriers». En discutant avec eux, les militants trotskistes parviennent à gagner l’adhésion de 27 soldats allemands qui acceptent de diffuser des journaux clandestins. Il s’agit soit de vieux soldats «restés rebelles au nazisme», souvent «très usés», mais aussi des jeunes «audacieux et combatifs». Quelques soldats allemands rédigent un journal «Zeitung für Soldat und Arbeiter in Westen» ( journal pour le soldat et les ouvriers de l’Ouest»). Le seul exemplaire retrouvé date de l’été 1943 et contient le témoignage de soldats allemands qui évoquent les villes allemandes bombardées, parlent de la paix et de l’extension du socialisme en Europe et prônent l’ adhésion à la IVe Internationale.
La répression est terrible. Un soldat allemand a trahi l’organisation et à partir du 6 octobre 1943, de nombreux militants, hommes et femmes sont arrêtés à Brest, Quimper, Nantes et Paris. La direction du POI est décapitée. Les militants arrêtés sont torturés. Robert Cruau est abattu lors d’une tentative d’évasion. Martin Monath est exécuté en juillet 1944. De nombreux militants comme David Roussetil écrivit deux ouvrages remarquables sur le système concentrationnaire nazi et fut l’un des premiers en France à dénoncer en 1949 le goulag soviétique, Marcel Hic, Roland Filiâtre ou Eliane Rönel sont déportés. Plusieurs, comme Marcel Hic, l’un des dirigeants du mouvement trotskiste, moururent en déportation. «Faire de la propagande à des soldats allemands est le plus grand crime» dit un policier de la gestapo à une sympathisante trotskiste. Tous les soldats allemands semblent avoir été fusillés, peut-être certains ont-ils été envoyés sur le front de l’Est. A ce jour il n’a pas été possible de retrouver le nom de ces militaires. Les soldats allemands ont été fusillés en silence sans que l’on sache où, quand et combien au juste. Il ne fallait pas que cela se sache et que cela inspire d’autres actions de ce type témoigne Henri Berthomé à son retour de déportation.
Après la Libération, les militants trotskistes bretons, toujours peu nombreux, et minoritaires rendent hommage à leurs camarades morts en déportation et poursuivirent leurs activités militantes. Ils dénoncent les conditions de vie des ouvriers au lendemain de la guerre, évoquent d’éventuelles perspectives révolutionnaires. Ils mènent un travail en direction des prisonniers de guerre allemands pour faire progresser la «cause de la révolution sociale».
Pour les Clionautes, Laurent Bensaid