Les éditions MeMo, fidèles à leur œuvre de sauvegarde du patrimoine littéraire pour la jeunesse, vient de rééditer un ouvrage majeur d’Étienne Delessert paru en 1971 à la fois à l’École des Loisirs en France et chez Good Book-Double Day aux Etats-Unis. Une deuxième édition avait vu le jour chez Gallimard Jeunesse en 1980 dans un format de poche et une refonte totale de la mise en page. MeMo a souhaité une mise en page en tout point identique à l’édition originale, mise en page qui était l’œuvre du graphiste américain Herb Lubalin (1918-1981). Le génie de la réédition à l’identique a même conduit MeMo à reprendre la police de caractère, l’ITC Avant Garde Gothique, dessinée par Tom Carnase, graphiste qui travailla avec Herb Lubalin sur le design de la revue Avant Garde dans les années 1970.
La page de couverture, qui n’avait pas été reprise par Gallimard Jeunesse, est justement l’œuvre de Herb Lubalin : une souris, dessinée par Delessert, se cache derrière des lettres massives aux empattements très gras. Un morceau de la lettre T lui tombe sur la tête. Le mot « Comment » occupe une place prépondérante à la fois graphiquement mais également littéralement. Il est à la fois question et réponse. Il est également mur, établi par l’absence de connaissance, qui s’effrite derrière l’œil curieux de la souris. Le projet du livre est alors en partie révélé : il s’agira de découverte du monde, d’interrogations multiples et d’une naissance au monde pour la souris.
La bonne idée de MeMo de remettre en avant cet ouvrage revêt, pour nous, plusieurs intérêts et nous n’en soulignerons présentement que deux : d’une part le caractère original du contexte de réalisation, et d’autre part, la richesse du discours socio-spatial tenu par l’auteur.
Un livre par les enfants pour les enfants
Il est sans doute dommage que MeMo ait renoncé à mettre, comme dans l’œuvre originale, la préface de Jean Piaget. L’éditeur a préféré mettre en postface une photographie de Delessert et Piaget au travail en 1970, dans le jardin de la maison que le psychologue possèdait à Pinchat, près de Carouge, dans la banlieue sud de Genève, accompagnée d’un texte de Janine Kotwicka, spécialiste de la littérature pour enfants.
Né en 1941 à Lausanne, Étienne Delessert est un graphiste qui travaille tout d’abord dans la publicité entre 1959 et 1974. En 1970, il vit à New York et vient de publier son troisième album pour enfants, chez Harlin Quist, Contes N°2 à partir des textes d’Eugène Ionesco. Une nouvelle fois, bibliothécaires et libraires restent déstabilisés par tant d’audaces graphiques et se demandent si ces ouvrages sont véritablement destinés aux enfants. Delessert décide alors de prendre rendez-vous avec le célèbre psychologue Jean Piaget, spécialiste reconnu de la pensée enfantine, auteur, entre autres titres, de La Représentation du monde chez l’enfant, titre d’abord d’un article publié en 1925 dans la Revue de théologie et de philosophie, puis titre d’un ouvrage plus conséquent qu’il dirige en 1947. Ce que Delessert souhaite c’est « écrire et illustrer un livre inspiré par les idées de l’enfant lui-même, telles qu’elles s’expriment lorsqu’on l’interroge de façon systématique ».
Piaget se montre tout de suite très intéressé par le projet et le vieil homme de 74 ans se lance dans l’aventure. Il écrit dans la préface de la première édition :
« La recherche que nous avons alors organisée avec Étienne Delessert et avec la collaboration d’une bonne psychologue habituée à l’expérimentation, Odile Mosimann, a consisté à interroger des enfants de 5 à 6 ans pour voir ce qu’ils pensaient de l’histoire et des dessins proposés. Delessert et Odile Mosimann ont donc préparé d’abord un texte provisoire et en quelque sorte expérimental, accompagné de dessins également à l’essai, et Odile Mosimann a examiné à cet égard un certain nombre d’enfants (23 de 5 à 6 ans, à raison de trois séances par enfant) dont les réactions ont été soigneusement analysées et utilisées pour la confection du texte et des illustrations définitifs » (Piaget, 1971).
Piaget explicite ensuite la méthodologie mise en place. Il s’agit d’une méthodologie classique pour le psychologue qui a révolutionné le monde de la psychologie expérimentale dans les années 1920 en interrogeant directement les enfants, en les faisant s’exprimer. D’une part, le texte est lu par fragments aux enfants d’une école de Lausanne. Ces derniers sont ensuite interrogés sur la compréhension, le vocabulaire, la construction et le découpage des phrases. Par ailleurs, on demande également aux élèves s’ils sont d’accord avec ce qui est raconté, si ça leur plaît. « Il importait en plus de faire raconter par l’enfant après une semaine ce dont il se souvenait, car la mémoire, exacte ou déformée, est très révélatrice et de la compréhension et de l’intérêt porté par le sujet au récit entendu » (Piaget, 1971).
D’autre part, les élèves sont également invités à s’exprimer sur les images en trois étapes. On a d’abord montré aux élèves des images extraites des trois albums précédents de Delessert (Sans fin la fête, Contes N°1 et Contes N°2) : « On a été agréablement surpris de constater, affirme Piaget, que les enfants distinguaient parfois très bien les différents animaux, personnages ou objets représentés en y prenant plaisir et qu’ils étaient également capables de redécouvrir dans l’image l’intention précise de l’auteur » (Piaget, 1971). Il ajoute : « les enfants ne sont pas choqués par les disproportions voulues, et ne sont pas effrayés par le dessin des monstres, sauf si l’adulte insiste sur leur caractère méchant ».
Les esquisses préparatoires de l’album en cours de réalisation sont projetées aux élèves et soumises à deux types d’interrogation. D’une part, pour les élèves qui ne connaissent pas l’histoire, on leur demande ce que les dessins représentent. D’autre part, après lecture d’une partie du texte, on leur demande si les illustrations correspondent bien à ce qu’ils ont entendu et compris. On propose ensuite aux enfants de dessiner eux-mêmes ce qu’ils viennent d’entendre. Piaget remarque alors que les dessins projetés sont compris par les élèves et que les dessins réalisés par les enfants sont analogues et parfois totalement semblables aux esquisses de Delessert.
Cet album, réédité par MeMo, est donc un ouvrage important dans la mesure où il rend compte de négociations, de discussions et d’un travail collectif réunissant lecteur enfant/auteur/pédopsychologue. Il apporte des réponses sur ce qu’un enfant de 5-6 ans peut comprendre, interpréter et sur la perception qu’il peut avoir du monde qui l’entoure.
L’enfant face au monde
Le discours spatial porté par cette réalisation est un deuxième point important. L’histoire est celle d’une petite souris qui vit avec ses deux parents et qui décide, un beau jour, de s’émanciper un peu, de prendre ses distances. La géographie n’est-elle pas, comme le déclare Jacques Lévy, justement une histoire de gestion de distances. Dès la page de titre, un horizon d’attente est laissé à la libre interprétation du lecteur. La souris sur un globe terrestre est placée dans l’angle supérieur droit du dos de la couverture laissant la place à un espace immaculé et vaste. La souris tend ses petites pattes. La page de titre reprend cette même mise en espace, en miroir. Qu’est-ce à dire ? L’importance du vide dans la page est un phénomène que l’on va retrouver de nombreuses fois dans l’ouvrage comme s’il était question d’un espace à remplir, comme s’il était question d’un monde à découvrir et à construire. La souris, habitante de la Terre, cherche à comprendre le monde dans lequel elle vit. Les réponses qu’elle obtiendra lui permettront de grandir.
Dans le développement de l’enfant, au moment des « pourquoi ? » qui apparaît vers l’âge de 3-4 ans, suit le moment des « comment ? » vers 5-6 ans. Ces deux phases participent du stage pré-opératoire défini par Piaget dans le développement de l’intelligence de l’enfant. Ce que propose Delessert dans cet album ce sont des éléments de réponses aux « comment ». L’ouverture au monde qui correspond à ce stade de l’enfance est précisée dès la première image du livre dans laquelle est représentée la souris en gros plan : « J’ai cinq ans et j’ai toujours habité une maison sous la terre avec papa et maman ». Le point de départ du récit spatial sera donc le foyer, sous terre, une sorte d’abri protecteur. « La maison est si petite que la place me manque pour m’amuser ». Et le projet est lancé. Le récit commence du mouvement, de la prise de distance.
Cette petite souris décide d’elle-même de s’émanciper et de construire sa propre chambre. Aucune contestation castratrice de ses parents qui lui proposent même de l’aide si l’opération s’avère trop difficile. Et c’est en creusant vers le haut qu’elle finit par voir le jour. Elle passe progressivement de son espace personnel à un espace public, si l’on se réfère aux travaux d’Abraham Moles sur la proxémique. Cependant, la découverte de l’espace public passe d’abord par une connaissance des phénomènes naturels qui construisent le temps et la vie (le soleil, le jour, la nuit, les conditions atmosphériques, le développement d’une fleur). La souris comprend que tous ces phénomènes sont liés les uns aux autres et qu’ils participent de sa propre existence.
« Aujourd’hui, tu nous as rencontrés, dit le soleil. Demain tu auras beaucoup d’autres amis. Tu dois sortir de chez toi pour les trouver. Il faut que tu fasses un grand voyage ». L’espace public devient alors un espace social dans lequel la souris se prépare à rencontrer d’autres espèces, d’autres habitants de la Terre. Ce n’est pas réellement une « recette » sur la manière d’être sur Terre que donnent Delessert et Piaget mais bien plutôt une préparation à l’être : observer, être prêt à découvrir, être aux aguets et s’ouvrir au monde, sans idée préconçue mais avec toujours la même interrogation sur ce qui nous entoure. C’est d’ailleurs une des qualités fondamentales que Piaget salue chez Delessert, celle d’avoir gardé une « âme enfantine » :
« Étienne Delessert donne l’impression d’un adulte fort intelligent et fort adroit, mais qui a su conserver les principales qualités de l’âme enfantine avec toute sa fantaisie et son imagination imprévisibles mais aussi avec son pouvoir d’observation aiguë sur les points où l’on s’y attend le moins » (Piaget, 1971).