Bruno Modica est chargé de cours en relations internationales et chargé de formation au CNED.
Publié par les éditions Agone avec le comité de vilgilance sur les usages publics de l’histoire, cet ouvrage réunit cinquante contributions de différents auteurs qui ont rassemblé sous forme de dictionnaire critique différentes références à l’histoire de France.

L’actuel président de la République semble avoir fait un usage public de l’histoire de France particulièrement important durant la campagne électorale de 2007.
Le comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire a très tôt pointé cette tendance, surprenante chez un homme politique qui n’est pas marqué par la formation littéraire comme ont pu l’être plusieurs de ces prédécesseurs, à commencer par François Mitterrand, Georges Pompidou ou encore Jacques Chirac.
On se souvient de différentes polémiques à propos de la lecture publique de la lettre de Guy Môquet ou de l’adoption par les écoliers de France d’enfants juifs déportés pendant l’occupation. Ces deux épisodes de la première année du quinquennat de Nicolas Sarkozy semblent, pour la seconde année, plutôt enterrés et ne suscitent pas, au moment où nous écrivons ces lignes un grand intérêt.
Certes, la tradition de l’usage de l’histoire dans le discours politique n’est pas spécifiquement française. Aux États-Unis par exemple, il est souvent fait référence à des actions et à des discours des pères fondateurs, de précédents présidents où à des figures marquantes de l’histoire comme Rosa Parks ou Martin Luther King. En Italie actuellement, la perception que l’on a pu avoir du fascisme entre 1922 et 1942 semble connaître, dans le discours des forces politiques actuellement au pouvoir,un net infléchissement marqué par une « repentance » publique du passé colonial de l’Italie en Libye.
Mais c’est sans doute dans l’hexagone, parce que l’histoire a été considérée très tôt comme faisant partie du socle fondateur de la République que cette référence à l’histoire de France est la plus présente. Tous les Français en âge de voter ont reçu dans le cours de leur scolarité un enseignement de l’histoire qui suscite chez eux des réflexes bien particuliers. En effet, ces références sont diverses, mais il émerge toujours des épisodes, des grands hommes qui font consensus.
Les rédacteurs des discours de Nicolas Sarkozy, à commencer par Henri Guaino, le plus connu d’entre eux, ne s’y sont pas trompés. Ils ont bâti pour leur champion un véritable abécédaire des références historiques qui sont sensées rassembler les français autour des projets politiques de Nicolas Sarkozy.

Les auteurs des différentes contributions de cet ouvrage ont donc décortiqué ces discours de campagne ou de pré-campagne pour essayer de montrer comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, ou plutôt comment il l’instrumentalise et à quelles fins. Bien entendu, on perçoit clairement dans ce travail une dimension critique à double sens. Les membres du comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire ne font pas mystère de leur opposition à l’actuel chef de l’État, mais en même temps, ils réalisent un travail de « commentaire de documents » très classique, interprétant et éclairant, à « la lumière de leurs connaissances », le discours sarkozien.

Les quatre auteurs principaux de cet ouvrage concluent d’ailleurs leur introduction en disant très simplement que : « La manière dont Nicolas Sarkozy réécrit l’histoire de France n’est donc pas isolée en Europe. Ici c’est au nom de la réinvention d’un modèle républicain droitier que l’on efface les lignes de clivage entre un côté droit et un côté gauche, entre les groupes sociaux et politiques qui doivent vivre aujourd’hui avec la mémoire des événements passés, ceux de la seconde guerre mondiale ou de la décolonisation. »

Différents auteurs s’attelent donc au décryptage critique des discours. Gérard Noiriel dans l’article consacré à Marc Bloch souligne que cet historien majeur, médiéviste de formation, tué en 1944 dans le Maquis fait l’objet d’une tentative de récupération par la droite. Pourtant, Marc Bloch qui n’a jamais opposé son travail d’historien à son engagement citoyen n’était pas d’après l’auteur un apôtre du consensus national malgré la citation maintes fois reprise et tirée de son contexte que Pierre Nora a reprise pour déplorer l’absence de commémoration d’Austerlitz. « Il a deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération ».


En écrivant cela, les auteurs du discours sarkozien recrutent Marc Bloch dans le camp de l’anti-repentance ce qui est, d’après Gérard Noiriel, un contre sens total sur sa pensée. Marc Bloch entendait promouvoir un rassemblement autour des idéaux démocratiques pour faire front à la montée de l’hitlérisme. Loin de s’inscrire dans la référence à une tradition consensuelle, la réflexion de Marc Bloch était au contraire imprégnée par l’analyse des forces sociales permettant une étude de l’histoire des civilisations dégagée de la tyrannie de l’événementiel.

Jean-Marie Guillon revient pour sa part sur l’usage que certains Présidents de la république de lieux de mémoire. François Mitterrand avait son investiture au panthéon, fleurissant les tombes de Jean Jaurès, Jean Moulin, Victor Shoelscher, et son pèlerinage sur la roche de Solutré, souvenir de Résistance. Nicolas Sarkozy a eu « la cascade du bois de Boulogne », là où ont été fusillés 35 résistants, dans la nuit du 17 au 18 août 1944.
La référence à cet évènement est claire. Le « jeune » président rend hommage à d’autres « jeunes » âgés de 17 à 22 ans, morts pour la France en général, gommant ainsi tout le contexte de la résistance et de la libération, réinventant pour les besoins de la cause l’image d’une France unanimement dressée contre l’occupant. En s’inscrivant dans cette logique, et en assumant cette continuité, le Président, comme le souligne l’auteur, « pose ainsi la première pierre de sa propre statue ».

Le terme de féodalité a été très souvent employé par Nicolas Sarkozy dans ses discours. Fany Madeline essaie donc d’en décrypter le sens pour Nicolas Sarkozy, étant entendu que pour l’historien la féodalité désigne un système de relations interpersonnelles qui s’est imposé en occident à partir du Xe siècle, entre la dissolution de l’État impérial carolingien et la naissance des États modernes.
Pour Nicolas Sarkozy qui reprend donc un terme du moyen âge, les féodalités sont dans les bureaucraties, (autre terme péjoratif), dans les partis, dans les corporations, les entreprises. Bref, plusieurs siècles après, la menace est toujours là, et il convient grâce à un État aux prérogatives renforcées, sous la direction éclairée de qui l’on sait, de l’éradiquer. Ce discours s’applique donc à une menace dont l’identité se dessine au fil des discours. La pluralité des partis à l’assemblée nationale, et donc le contrôle pluraliste de l’exécutif, serait de « rendre impuissant l’État face aux féodalités ». Le discours est bien inquiétant lorsque l’on assimile la représentation démocratique du pays dans sa diversité à une menace. Cela relativise largement les « avancées » de la dernière réforme constitutionnelle.

On aurait pu attendre sur l’article « lutte des classes » traité par Éric Soriano quelques précisions et une analyse plus fouillée. Cette expression est utilisée comme un épouvantail par la droite qui s’est toujours présentée comme « refusant la lutte des classes » et dénonçant l’usage qui en est fait par les « socialo-communistes ». Cette espèce étant en voie de disparition, depuis l’extinction du Parti communiste, sa réactivation par Nicolas Sarkozy obéit d’après l’auteur à un basculement de sens. « Il y a ceux qui attisent la lutte des classes… Et on aimerait bien savoir qui, et il y a ceux qui disent que le sort de chacun dépend de celui de tous. »
Dans le même temps, Nicolas Sarkozy fait référence à d’autres éléments de différenciation sociale, comme les religions, les communautés, les cultures d’origine. Ce faisant Nicolas Sarkozy s’inscrit dans une analyse figée, immuable des groupes sociaux. C’est sans doute dans cette opposition entre l’ordre et le mouvement que Sarkozy, en choisissant son camp, apparat bien, malgré ses dénégations, comme le héraut d’un néo-conservatisme qui est apparu outre manche et outre atlantique il y a trois décennies.

Jean Moulin fait partie de ces figures historiques que Nicolas Sarkozy a utilisées largement dans ses discours. Il est vrai que la figure de ce préfet résistant est largement consensuelle. Le discours d’André Malraux lors du transfert de ses cendres au panthéon en 1964 a été largement entendu et diffusé. Il l’est encore lors de la moindre commémoration ou inauguration des nombreuses stèles, bâtiments publics et rues qui portent son nom.


Michel Fratissier explique que Jean Moulin est instrumentalisé pour justifier à postériori la politique d’ouverture de Nicolas Sarkozy en faisant référence à l’homme de gauche que Jean Moulin était sensé être. Il y aurait beaucoup à dire sur cette analyse. Certes Jean Moulin a baigné dans la tradition radicale socialiste du Midi rouge mais cela ne suffit pas à tout expliquer. Jean Moulin est surtout instrumentalisé comme personnage faisant partie du consensus national comme le martyr de Klaus Barbie. C’est plutôt sous l’angle de la fascination de la mort. Guy Môquet, Chateaubriand, la cascade du bois de Boulogne que Nicolas Sarkozy y fait référence, lorsqu’il parle des ombres. Fascination que l’on a retrouvée chez François Mitterrand avec ses divers pèlerinage sur les tombes de ses anciens compagnons de résistance et parfois au-delà.

Des cinquante contributions qu’il ne saurait être question de toutes résumer ici, il en ressort plusieurs lignes directrices. L’histoire selon Sarkozy et les auteurs de ses discours est une épopée mystique, une succession de références, d’images, on serait tenter de parler de clichés, que l’on ressort où que l’on agite avec une claire motivation, la mise en scène, du leader.
Dans la constitution de la Ve république, qui évolue vers le présidentialisme à marche forcée, une telle assimilation du Président oint du Saint Chrême de l’élection au suffrage universel, une telle tendance peut apparaître comme lourde de dangers. L’utilisation de l’histoire instrumentalisée autour de la construction d’une sorte de culte d’un homme, dont on connait les tendances à surtout parler de lui-même et de la charge de sa fonction, participe d’une démarche qui s’éloigne sensiblement des fondamentaux de la République. C’est en tout cas ce qui peut ressortir, mais l’analyse ne saurait être exclusive, de la lecture de cet ouvrage qui doit connaitre auprès de la communauté des historiens, le retentissement qu’il mérite assurément. Puissent ces quelques lignes écrites du lycée où Jean Moulin fit ses études, y contribuer.

Bruno Modica © Clionautes