Guy Chaussinand-Nogaret : Comment peut-on être un intellectuel au siècle des
Lumières ? André Versaille éditeur, 140 pages, 16,90€

Historien réputé du XVIIIéme siècle, Guy Chaussinand-Nogaret a consacré ses premiers travaux aux élites sociales pour se tourner vers lʼétude des philosophes des Lumières. Cet essai, vibrant plaidoyer pour les idéaux des Lumières, fait le point sur la place et les combats des Philosophes dans la société du XVIIIème siècle. Ce que donne à lire en premier lieu lʼouvrage, cʼest une mutation intellectuelle, mais aussi sociale et politique qui conduit à la naissance de “ lʼhomme de lettres ”. Au XVIIème siècle en effet, lʼécrivain est avant tout un écrivain de Cour qui doit plaire au souverain et respecter des règles formelles contraignantes. Au XVIIIème siècle, pour des raisons complexes (prospérité
économique, constitution dʼune société “bourgeoise” face au monde de la Cour, lassitude face aux abus de la monarchie absolue, naissance de lʼopinion publique),on assiste à la naissance des hommes de lettres que lʼEncyclopédie définit comme ceux “qui passent des épines des mathématiques aux fleurs de la poésie, et qui jugent également bien dʼun livre de métaphysique et dʼune
pièce de théâtre.” La république de lettres forme ainsi une vaste galaxie, complexe et hierarchisée, qui englobe les écrivains et leurs lecteurs. A la périphérie, se trouvent les “ honnêtes gens” qui sont les lecteurs des Philosophes.

La galaxie des Lumières

Au centre, les “étoiles” de la république des lettres, au premier rang
desquelles se trouve Voltaire, remarquable bien sûr par ses écrits, ses multiples talents, mais aussi par sa capacité à fédérer, à rassembler les membres de la république des lettres autour de débats ou de combats essentiels. Plus loin, se trouvent les écrivains de moindre talent .A cette “ hiérarchie “intellectuelle se superpose une hiérarchie sociale et il y a peu de points communs entre Voltaire, dʼHolbach ou Marmontel qui disposent de revenus confortables,et ceux qui
peinent à vivre de leur plume. Du reste, peu dʼhommes de lumières vivent de leur plume; beaucoup exercent une autre fonction: abbés, précepteurs.
Le rayonnement international des philosophes est loin dʼêtre négligeable. Les
liens avec lʼAngleterre et lʼItalie sont nombreux, et lʼon se souvient des liens entre
Voltaire et Frédéric de Prusse, ou entre Diderot et Catherine II.
Les écrivains des Lumières ne sont plus des courtisans, mais des citoyens qui souhaitent participer au débats de leur temps et éclairer lʼopinion. Ce nʼest plus le roi, mais lʼopinion publique qui devient lʼarbitre des débats intellectuels.
La critique des philosophes concerne à la fois la religion et la politique. Dans le domaine religieux, on le sait, ils critiquent lʼobscurantisme, le fanatisme, et prônent une religion naturelle. Peu dʼentre eux sont athées. Dans le domaine politique, les Philosophes sont favorables à une monarchie qui serait débarrassée des ses abus. Les Républicains comme Rousseau apparaissent comme des utopistes. Les philosophes critiquent avant tout les abus de la monarchie, lʼabsolutisme, les privilèges indus, lʼabsence de reconnaissance du mérite. Ils sont favorables à une monarchie constitutionnelle qui concilierait la souveraineté du peuple et le pouvoir royal, et mettrait en pratique la séparation des pouvoirs.
Les philosophes des Lumières ne vivent pas coupés du monde. Au contraire leur
engagement dans la société est important, et ils fréquentent des lieux de sociabilité comme les salons ou les cafés. Le théâtre joue un rôle très important dans la diffusion des Lumières. On sait que Voltaire attachait une grande importance à ses tragédies, et les comédiens disposaient dʼun prestige non négligeable.

En théorie, les Comédiens Français pouvaient choisir les œuvres quʼils décidaient dʼinterpréter. Les comédiens conseillaient les écrivains, et certains comédiens ont marqué leur époque, tels Garrick, et surtout des
comédiennes comme Mlles Clairon, Riccoboni ( à la fois comédienne et romancière), et surtout Jeanne-Françoise Quinault qui tenait un salon où elle recevait les philosophes. Les époux Favart étaient célèbres dans toute lʼEurope. Le livre était également un moyen de diffusion des Lumières,à la fois en France et en Europe. LʼEncyclopédie fut imprimée à 25000 exemplaires, les éditions pirates imprimées en France et à lʼétranger étaient nombreuses et la culture française se diffusait dans lʼEurope entière, jusquʼen Russie. Les philosophes des Lumières parvinrent, non sans mal, à accroître leur influence dans des institutions culturelles comme lʼAcadémie Française. Dans la première moitié du XVIIIème siècle, la plupart des Académiciens était nobles ou appartenaient au parti dévot, et leur talent littéraire était mince.

Pouvoir et philosophes

Malgré tout, Montesquieu fut élu en 1727. Surtout, en 1746, lʼélection de Voltaire, grâce au soutien de Mme de Pompadour, modifia la situation. Les philosophes occupèrent des places importantes à lʼAcadémie, DʼAlembert ( qui devint secrétaire perpétuel de lʼAcadémie) ou Buffon furent élus.

Les relations entre les pouvoirs et les philosophes étaient, on le sait, complexes. Louis XV nʼaimait guère les philosophes, et, en théorie, le pouvoir royal disposait dʼun vaste arsenal répressif : embastillement, livres condamnés ou brûlés Dans les faits, le pouvoir royal fit dans lʼensemble un usage modéré de la répression ; plusieurs écrivains furent embastillés, mais pour de courtes périodes et dans des conditions convenables. Mais des libraires ou des colporteurs furent condamnés plus durement. Lʼentourage royal (Madame de Pompadour, Malesherbes ) était souvent favorable aux philosophes. Malesherbes protégea Diderot lorsque lʼEncyclopédie fut condamnée. Le danger venait plutôt du parti dévot et des Parlements ( citons à titre dʼexemple le Procureur général Séguier) très hostiles aux Philosophes dans lesquels ils voyaient les agents dʼun complot diabolique
destiné à détruire la religion et la monarchie. A plusieurs reprises, les ouvrages des philosophes furent condamnés. Les philosophes connurent deux alertes sérieuses.
En1757, le chevalier de La Barre qui nʼavait que 19 ans, fut exécuté parcequʼil ne sʼétait pas découvert au passage dʼune procession, et ses restes furent brûlés avec un exemplaire du “ Dictionnaire Philosophique”. Cette exécution provoqua la colère de Voltaire qui tonnait contre les parlementaires, et sʼexila en Allemagne. Quelques années plus tard,la publication du “Système de la nature”(publié anonymement, il était lʼœuvre du baron dʼHolbach) qui défendait le droit de déposer un souverain devenu despotique, provoqua un énorme scandale. Le Parlement condamna lʼouvrage au bûcher. Il sʼagissait de sauver lʼordre moral et les institutions monarchiques. Enfin, certains écrivains, comme Fréron ou Palissot,attaquaient violemment les philosophes des Lumières.

Au fond, à lʼimage de lʼépoque des Lumières, il y a deux livres dans lʼessai de Chaussinand-Nogaret. On y trouve des aperçus amusants sur la conversation, les intrigues des salons, les cafés, la “ conquête” de lʼAcadémie. Mais lʼauteur ne perd jamais de vue le fait que le triomphe des Lumières fut difficile et que les philosophes se heurtèrent à de féroces attaques du pouvoir politique, religieux et judiciaire. Surtout, lʼauteur se livre à un plaidoyer pour les combats ( en faveur de Calas, du chevalier de La Barre) et les idéaux des Lumières : lutte contre le fanatisme et le despotisme, primauté accordée à la raison,à la tolérance, à la justice, au mérite.
En quelque sorte, les philosophes des Lumières, ont annoncé la Déclaration des Droits de lʼHomme et la tentative de monarchie constitutionnelle de 1789, mais ils ne sont en rien responsables de la Terreur. ” En dépit des dictateurs, écrit lʼauteur, des faux prophètes, des fondamentalistes qui ne cessent de cracher sur lʼesprit des Lumières et de le violenter, il demeure lʼespoir des peuples opprimés. Malgré la volonté de revanche de tous les prédateurs accrochés à leurs privilèges et intérêts et qui méprisent les valeurs de justice et de fraternité, la promesse des Lumières ne cesse dʼ obséder les consciences éprises dʼun idéal de bonheur universel : une société raisonnable, une félicité raisonnable, une humanité raisonnable.(…)

Les espoirs quʼelles ont réveillés, à travers les avatars dʼune histoire tourmentée et cynique, restent un rempart incontournable contre la barbarie, le fanatisme et lʼégoïsme, et justifient les aspirations légitimes de peuples trop souvent victimes du discours pervers des mystificateurs et des marchands dʼorviétan. Les Lumières, on peut les moquer, mais aucun honnête homme ne peut les démentir à moins de rompre avec le genre humain ”. On ne peut que souscrire à cet éloge de la tolérance, de la raison et à cette critique de tout pouvoir despotique. A travers lʼexemple des philosophes des Lumières, lʼauteur permet de réfléchir sur la situation des intellectuels et des débats dʼidées dans les sociétés contemporaines.

© Laurent Bensaïd