Publié par le Comité dʼhistoire de la Cour des comptes, cet ouvrage a été rédigé par M. Jean-François Polton, historien et énarque. Lʼouvrage constitue une contribution à lʼétude dʼune grande institution et de ses membres pendant la seconde guerre mondiale, à la suite des travaux de Robert Paxton et de Marc-Olivier Baruch. Lʼauteur a ajouté à sa contribution une soixantaine de pages de documents. Créée en 1807, la Cour des comptes a pour mission essentielle de juger les comptes des comptables publics. Compte tenu de leurs compétences, de nombreux magistrats peuvent exercer des fonctions dans
des cabinets ministériels, ou de grands organismes publics comme la SNCF ou
lʼaudiovisuel ou dans des entreprises privées. En 1939, la Cour compte 145
magistrats et 78 agents. Les magistrats sont dans lʼ ensemble conservateurs et
traditionalistes, mais un certain nombre dʼentre eux sont de fervents républicains.
Le Premier président Emile Labeyrie (lui-même fils dʼun premier président, voilà qui aurait fait plaisir à Pierre Bourdieu), a été nommé gouverneur de la Banque de
France par le Front populaire.
Des magistrats révoqués
Il est de ce fait révoqué par Vichy (Labeyrie écrit du reste une très intéressante lettre à Pétain dans laquelle il ne renie pas son action passée, tout en protestant de sa fidélité à Pétain; on peut y voir un exemple dʼ”accomodement “ au nouveau régime), tout comme le sont lʼancien directeur de cabinet dʼAlbert Lebrun et un magistrat révoqué du fait du statut des juifs.
Les postes clés sont occupés par des hauts fonctionnaires vichystes, en particulier Yves Bouthillier,ministre des Finances de Pétain, “technocrate de droite,
antiparlementaire, maréchaliste et anglophobe”, qui est nommé Procureur général en 1942, au moment du retour de Laval. Le gouvernement de Vichy semble avoir songé à réformer la Cour des Comptes, en limitant son indépendance, mais il sʼen tint à des mesures techniques .En revanche, plusieurs magistrats participèrent à un Comité budgétaire créé par Vichy pour remplacer les commissions des finances des assemblées parlementaires.
Enfin, à partir de 1941, les magistrats durent prêter un serment de fidélité à la personne de Pétain. Ceux qui préparaient le concours dʼentrée devaient signer deux attestations selon lesquelles ils nʼétaient ni juifs, ni francs-maçons. Pour le reste, la Cour semble avoir poursuivi son activité habituelle de vérification des comptes publics. Le poids de la guerre et de lʼoccupation apparaissent cependant. La Cour fut amenée à vérifier les comptes des services départementaux des réquisitions allemandes, et la gestion des camps dʼinternement dans lesquels furent enfermés dès avant 1940, des républicains espagnols, puis des Allemands, puis surtout des Juifs avant leur déportation. C’est seulement après la guerre que la Cour porta une appréciation sur le caractère inhumain de ces internements.
Compte tenu des délais, de la faiblesse des effectifs, la Cour nʼa examiné que tardivement les comptabilités des années de guerre. Toutefois, le lecteur profane reste un peu sur sa faim. On aimerait parfois savoir si la Cour faisait des observations sur la guerre, lʼ Occupation, les réquisitions allemandes, la différence entre zone occupée et zone non occupée. En revanche, M.Polton consacre des pages très intéressantes aux membres de la Cour. Plusieurs dʼentre eux firent partie de cabinets ministériels, parfois à des postes importants comme chef de cabinet.
Lʼun des magistrats devint préfet régional de Marseille et un autre magistrat travailla pour la radiodiffusion. Inversement, seize magistrats participèrent à la Résistance, essentiellement dans les mouvements de Résistance gaulliste comme lʼOCM ( Organisation civile et militaire). Il sʼagissait avant tout de fournir une administration efficace à la France libérée. Lʼun des magistrats, François Walter, révoqué du fait du statut des juifs, joua un rôle important à Londres et à Alger auprès de Couve de Murville et de Mendès-France. Dʼautres participèrent à des réseaux de renseignements travaillèrent dans les instances du CNR ou du CFLN.
Épuration clémente
Lʼun deux était officier dʼune unité de FFI. Tous furent amenés à constituer les futurs cadres administratifs ( préfets, administrateurs ) à la Libération. Du reste, si lʼon en croit les témoignages de Michel Debré ou de Jacques Chaban-Delmas, les chefs de la Cour semblent avoir plus ou moins fermés les yeux sur ces activités. Lʼépuration fut relativement clémente pour les membres de la Cour, pour trois raisons : De Gaulle souhaitait disposer de cadres compétents ; dans lʼensemble, les magistrats de la Cour nʼavaient pas occupé de postes stratégiques. Enfin, lʼépuration fut confiée à un jury dʼhonneur, souvent assez indulgent.
Yves Bouthillier, ancien ministre de Vichy, et de ce fait justiciable de la Haute Cour, fut condamné à trois ans dʼemprisonnement, et Jean Rivalland, ancien préfet régional de Marseille (il avait malgré tout refusé de dresser une liste dʼotages après des attentats en 1943 et avait été relevé de ses fonctions), fut emprisonné quelques semaines, puis “blanchi” par le jury dʼhonneur. Dʼautres magistrats furent révoqués. Pour finir, on reprendra la vigoureuse conclusion de M.Polton (pp 93-96): “ les magistrats des comptes (…) se sont facilement accommodés de la disparition de la République, et certains ont pu trouver dans un régime autoritaire, débarrassé dʼun parlementarisme discrédité, un progrès pour la rationalité et lʼefficacité de la gestion publique. Ils nʼont contesté ni la légalité, ni la légitimité du régime du 10 juillet. Ils nʼont pas manifesté même discrètement de sensibilité particulière au sort des juifs, des francs-maçons et des autres exclus, y compris ceux issus de leur propre rang.(La Cour se trouvait en) accord profond avec la formule de Bouthillier, citée par Robert Paxton : ” Vichy, cʼest la primauté de lʼadministration sur la politique. Le tournant de 1942, symbolisé par lʼéviction de Bouthillier, marque la vanité de cette assertion aussi fausse quʼantidémocratique.(…)Comme le dit Robert Paxton à la fin de “la France de Vichy” la Cour nʼa pas seulement duré, elle a prospéré. Si elle a pu durer et prospérer, non seulement pendant les années noires, mais après la Libération, cʼest sans doute aussi comme le disait le Procureur général Collart-
Dutilleul en 1848, quʼelle a été protégée par lʼévidence de son utilité.”
© Laurent Bensaïd