Le 20 mai 1498, les Portugais atteignent pour la première fois Calicut, sur la côte sud-ouest de l’Inde, ouvrant ainsi une route directe au marché asiatique en passant par le cap de Bonne-Espérance. Cet évènement marque le début d’une longue période d’échanges entre les Européens et les régions asiatiques. Pendant près d’un siècle, et ce malgré quelques tentatives infructueuses des autres puissances, les Portugais sont les seuls Européens à se rendre aux Indes orientales en empruntant cette nouvelle route. Les Européens exclus du traité de Tordesillas « utilisent comme arme de contestation et d’écrasement de l’Estado portugais, une compagnie des Indes orientales formatée sur le modèle de la Vereenigde Oost-Indische Compagnie (VOC) ». Cette histoire est l’objet du livre de Philippe Haudrère, Les Compagnies des Indes Orientales. Trois siècles de rencontres entre Orientaux et Occidentaux (1600-1858) publié aux Éditions Desjonquères en 2024. Philippe Haudrère (1940-2021), historien moderniste qui, durant sa carrière de chercheur, a été un spécialiste reconnu de l’histoire du XVIIIe siècle et plus particulièrement de la Compagnie française des Indes, avait initialement publié ce livre en 2006. Le présent ouvrage est donc une réédition augmentée d’une préface de Gérard Le BouëdecHistorien, professeur émérite d’histoire maritime à l’Université Bretagne Sud et spécialiste de l’histoire des ports et des arsenaux français aux XVIIIe et XIXe siècles..

Ce travail de Philippe Haudrère constitue une synthèse portant sur l’ensemble des compagnies des Indes européennes qui ont été créées entre le XVIe et le XVIIIe siècles pour le contrôle du commerce asiatique. Comme le précise Gérard Le Bouëdec, il est nécessaire que des compagnies des Indes soient créées et régulées par les États pour permettre l’existence de ce commerce avec l’Asie. Le poids des investissements étant trop important, cela entraînerait l’échec de toute tentative de formes classiques d’investissements et d’ouverture à la concurrence entre les entreprises de commerce. Ainsi, les États ont imposé une compagnie unique à monopole par pays et parfois, ont même été les initiateurs et financeurs de ces compagnies, tout en faisant appel de façon plus large à l’investissement privé.

Philippe Haudrère distingue trois grandes périodes dans la création des Compagnies des Indes orientales : la première au début du XVIIe siècle, au cours de laquelle les Hollandais puis les Anglais mettent au point le modèle de la compagnie unique après avoir écarté les Portugais ; la seconde, de 1660 à 1680, avec l’apparition de nouvelles compagnies créées à l’initiative des souverains de France et de Danemark ; enfin la dernière au début du XVIIIe siècle avec l’apparition des compagnies à capitaux internationaux plus marquées comme la compagnie d’Ostende, la compagnie suédoise, la compagnie prussienne et la compagnie impériale de Trieste.

 

L’extension de l’autorité des États aux échanges commerciaux au long cours

Dans la première partie, Philippe Haudrère met en lumière les motivations économiques et politiques derrière la création des compagnies, ainsi que les défis initiaux qu’elles ont rencontrés. Il souligne l’importance des monopoles commerciaux accordés par les États et les investissements massifs nécessaires pour ces entreprises.

L’historien commence par décrire les différentes entreprises maritimes des Portugais qui ont ouvert la route vers l’Asie en 1498. Pour parvenir à prendre le contrôle des ressources de l’Afrique et de l’Asie, la couronne portugaise a dirigé et assuré « le financement des premières expéditions, le contrôle du trafic, la protection des vaisseaux et des hommes, puis de la commercialisation d’une partie des produits ». Le roi du Portugal a de multiples attentes quant à la réussite du contrôle de la route des Indes. D’une part, il souhaite augmenter ses revenus fiscaux et donc sa puissance militaire, et d’autre part il a la volonté de réinvestir les profits pour augmenter l’influence de son royaume, en colonisant le Brésil ou encore en développant sa flotte de guerre en Atlantique.

Au début du XVIIe siècle, les Provinces-Unies se lancent à leur tour dans l’aventure et mettent en place un système commercial original. Elles font appel à des capitaux privés de manière systématique et établissent une compagnie puissante, la VOC (Vereenigde Oost-Indische Compagnie). La puissance publique intervient uniquement pour organiser le marché afin de protéger les entreprises de navigation et ainsi garantir l’économie du pays.

Au XVIIe siècle, la Grande Bretagne, le Danemark, la France et la Suède s’inspirent du modèle hollandais en mêlant les capitaux privés et le monopole commercial accordé par l’État. L’East India Company britannique est une initiative conjointe des armateurs de Londres et de la Couronne. Dans les autres monarchies, les représentants du roi siègent au sein des conseils de direction. Ainsi, sous des formes variées, l’État est toujours en relation avec les Compagnies des Indes.

 

La mise au point de technique de navigation perfectionnées

La deuxième partie se concentre sur la supériorité navale des Européens, qui a été un facteur clé de leur succès en Asie. Philippe Haudrère analyse les innovations techniques et les stratégies militaires qui ont permis aux compagnies européennes de dominer les routes maritimes. Ce sont tout d’abord les navires qui ont bénéficié des dernières avancées techniques. En effet, les différentes compagnies ont utilisé des vaisseaux de 600 tonneaux, des bâtiments hybrides entre un navire de guerre par sa taille et sa construction et un navire de commerce par sa mâture, sa carène et ses aménagements intérieurs. L’objectif d’un tel navire est d’assurer dans les meilleures conditions le transport de précieuses cargaisons, grâce à la présence d’une artillerie importante équivalente à un tiers d’un bâtiment de guerre comparable, afin de repousser les attaques des pirates des mers d’Asie.

La formation du personnel navigant est également un enjeu de première importance. Les matelots étaient recrutés à proximité de ports spécialisés comme Londres, Saint-Malo et Lorient. Les officiers, essentiels au bon déroulement des voyages, suivaient une formation pratique rigoureuse incluant un apprentissage d’environ sept ans avec plusieurs voyages en Asie. Les officiers bénéficiaient non seulement de salaires élevés mais aussi d’un « port-permis » (autorisation de transporter et vendre des marchandises pour leur compte) et pouvaient pratiquer la « pacotille » (commerce personnel toléré), multipliant ainsi leurs revenus.

Enfin, l’historien explique les relations entre les États et ces compagnies. Les gouvernements accordaient des monopoles commerciaux, assuraient la protection des routes maritimes et conféraient des pouvoirs régaliens comme celui de battre monnaie ou de rendre justice. Ces compagnies étaient cependant contestées par des associations « interlopes », moins liées aux États et donc plus vulnérables, démontrant qu’une Compagnie des Indes ne pouvait prospérer sans le soutien étatique.

 

L’élargissement de la souveraineté territoriale des Européens

Enfin, Philippe Haudrère examine la transition des compagnies des Indes d’entités commerciales à des puissances coloniales. Il décrit comment les compagnies ont progressivement étendu leur influence politique et territoriale en Asie, souvent par la force. Cette partie aborde également les impacts de la domination coloniale sur les sociétés locales et les transformations économiques qui en ont résulté.

Le commerce entre l’Europe et l’Asie du XVIe au XVIIIe siècles révèle une réalité économique contraignante pour les Compagnies des Indes. Ces entités se heurtent à un déséquilibre commercial fondamental, les Orientaux manifestant peu d’intérêt pour les produits occidentaux, jugés trop onéreux. Cette situation oblige les compagnies à exporter d’importantes quantités de métaux précieux, principalement de l’argent, représentant 70 à 80% de la valeur des cargaisons envoyées. Seuls les Hollandais échappent partiellement à cette contrainte grâce aux profits générés par le commerce intra-asiatique.

L’évolution de ce commerce traverse plusieurs phases. Si aux XVIe et XVIIe siècles, les Européens achètent à bas prix en Orient et vendent à prix élevés en Europe, le XVIIIe siècle voit cette dynamique s’inverser. La demande croissante en Orient fait augmenter les prix tandis que la concurrence en Occident les fait baisser. Face à cette difficulté, certains directeurs envisagent d’obtenir des ressources fiscales sur les populations de quelques régions d’Asie, mais cette politique implique un renforcement militaire, afin de contraindre les contribuables récalcitrants, ce qui est également coûteux. Dans les établissements français de l’Inde, le gouverneur Dupleix est rappelé en 1753 pour avoir ignoré les instructions limitant les dépenses militaires. Pourtant, sa stratégie reprise cinq ans plus tard par le Britannique Clive, ce qui lui permet d’établir une perception des impôts au Bengale, la plus riche région de l’Inde.

La nature des échanges évolue également. Au XVIIIe siècle, la demande d’épices stagne tandis que celle des cotonnades explose, suivie plus tard par celles du thé et du café. Les Français et surtout les Britanniques, bien positionnés en Inde et en Chine, deviennent les principaux bénéficiaires de ces transformations. Pour soutenir ce commerce, les Européens installent en Asie différents types d’établissements : des factoreries (simples maisons de commerce), des loges et comptoirs, ces derniers pouvant être fortifiés. À Canton, seul port chinois ouvert au commerce maritime, seules les factoreries sont autorisées. La présence européenne reste modeste, généralement entre 30 et 40 employés par comptoir, exerçant des fonctions administratives et commerciales. Leurs emplois, bien que médiocrement rémunérés, sont recherchés pour les profits annexes qu’ils procurent, notamment via le commerce privé « d’Inde en Inde ». Ces comptoirs disposent également de petites garnisons militaires européennes, avec à peine 400 hommes chez les Britanniques à la fin du XVIIe siècle, et moins encore chez les Français. Malgré leur nombre limité, ces forces présentent une supériorité qualitative sur les armées orientales grâce à leur équipement, notamment l’artillerie, et leur commandement par d’anciens officiers royaux. Cette présence militaire européenne attise les convoitises des princes locaux, qui sollicitent leur aide pour renforcer leur pouvoir.

Dans une perspective historique, la Compagnie anglaise des Indes orientales, après avoir éliminé ses rivales européennes, est finalement dissoute en 1858. Ces compagnies apparaissent comme une étape décisive dans le processus d’hégémonie européenne mondiale, préparant l’expansion des puissances industrielles en assurant successivement la maîtrise des marchés, des flux financiers et la domination militaire, préfigurant la mainmise coloniale complète de la seconde moitié du XIXe siècle.

 

En conclusion, Les compagnies des Indes orientales est une œuvre riche et bien documentée qui offre une vue d’ensemble précieuse sur trois siècles de commerce et de colonisation entre l’Europe et l’Asie. Les points forts de l’ouvrage incluent la profondeur de la recherche et la clarté de l’exposition. Philippe Haudrère réussit à rendre accessible un sujet complexe grâce à une écriture fluide et des explications détaillées. Cependant, certains lecteurs pourraient trouver que l’ouvrage manque de perspectives non européennes et d’analyses plus approfondies des impacts locaux en Asie. Malgré cela, l’ouvrage reste une référence incontournable pour comprendre l’histoire des compagnies des Indes. Seul bémol : plusieurs pages sont mélangées malgré une pagination correcte, certainement suite à une erreur de mise en page.