Depuis l’émergence de la vague Hallyu, la culture coréenne a su se frayer un chemin en Occident. Mais, bon nombre de ces aspects nous restent encore très largement méconnus, et en premier lieu son histoire, ses valeurs et ses ressorts culturels les plus profonds. C’est à ce titre que les éditions l’Atelier des cahiers sont une aide précieuse pour quiconque souhaite aborder et explorer ces aspects essentiels de la culture coréenne. Isabelle Sancho, historienne au centre national de la recherche scientifique (CNRS) nous propose Confucianisme, la voix coréenne. D’emblée, son ouvrage se pose comme une référence incontournable sur le sujet, inédit en France, dans une version abordable, comme l’explique dans la préface Alain Delissen (EHESS).
En six chapitres chacun composé de cinq parties, Isabelle Sancho nous propose donc d’aller au-delà de la superficialité pour aller au cœur de l’une des problématiques centrales de la culture et de l’identité coréenne : la place et le rôle de la culture confucéenne, héritée de l’influence chinoise.
Qu’est-ce que le confucianisme ?
La première partie intitulée « Fondamentaux : confucianisme » nous propose d’abord de revenir sur ce que signifie ce terme, largement méconnu. En effet, le terme de confucianisme est avant tout un néologisme formé en langue occidentale par les missionnaires jésuites européens envoyés en Chine à partir du XVIe siècle, à partir du nom latinisé Kong Qiu. Pourtant, ce dernier ne fut pas à l’origine le fondateur d’une religion, d’un culte ou d’une institution sociale structurée et fondée sur des dogmes. Confucius, est né à Kufu dans une famille appauvrie de la petite aristocratie locale, élevé par sa mère. Il s’assigne une mission : raviver et transmettre la culture créée et façonnée par les premiers souverains, qu’il considère comme étant insurpassable et qui doit, si elle est correctement comprise et appliquée, aboutir à la forme la plus aboutie de la civilisation. Pour autant, est-ce seulement du conservatisme ? Pas tout à fait, et c’est ce qu’explique l’auteur qui souligne cependant que la pensée de Confucius, ainsi que sa démarche morale, n’est pas dénuée de sensibilité religieuse et spirituelle dans la mesure où elle prend en compte les esprits, et plus largement la nature qui régit l’ordre du monde.
Ce que l’on appelle l’école de Confucius, ou « école des lettrés » est une tradition savante et intellectuelle caractérisée par une double expertise qui porte sur les textes de référence et sur des pratiques rituelles. Son héritage intellectuel s’est ensuite enrichi de deux grandes lignées d’interprétation principale, ces deux courants se concentrent autour de Mencius (392-289), puis de Xunzi (310-238) qui furent tous deux des conseillers politiques et experts en persuasion à l’époque des Royaumes combattants, chacun mettant l’accent sur des aspects distincts de l’enseignement du maître et sous des formes différentes. Mais les deux partagent le même souci moral et politique, même s’ils finissent par diverger notamment sur la question de la nature humaine, bonne ou mauvaise (ce qui ne manquera pas de rappeler certains débats occidentaux sur le même thème).
Importance des rites et de la tradition
Le confucianisme puise son inspiration dans un corpus de textes fondamentaux appelés classiques ou livres que les lettrés confucéens commentent abondamment et utilisent comme référence. Mais, en 213 av. J.-C., le premier empereur de Chine ordonna un autodafé qui aboutit à la destruction des textes anciens, dont ceux de Confucius, preuve que ces enseignements ne furent pas forcément complètement acceptés au départ. Confucius est pourtant considéré comme le premier compilateur, éditeur exégète des textes classiques constitués du Livre des poèmes, du Livre de documents, du Livre des mutations, du Livre des rites et les Annales des printemps et des automnes. Enfin, la notion de rythme est déterminante pour comprendre le confucianisme. Elle relève à la fois d’une réflexion politique s’enracinant dans la morale tout en étant liée à une vision cosmologique complexe qui allie à la fois esthétique et éthique.
Le terme de rite désigne tout d’abord des pratiques rituelles à connotation religieuse ou du moins à forte dimension spirituelle dans le cadre du deuil ou des sacrifices à effectuer, en particulier aux ancêtres. Il désigne également les rites de passage comme le mariage et il se rapporte enfin à des règles de conduite et de prescription assimilable à une forme d’étiquette. Mais le terme de rite désigne aussi l’esprit qui préside à toutes ces règles. Les rites produisent ainsi des normes sociales tout autant attrayantes que les textes de loi, et elles sont jugées nécessaires au maintien de l’ordre social et politique en raison de la nature spécifique des hommes. Pour l’individu, les rites constituent un travail intellectuel et moral sur la nature humaine et ses émotions, ce travail devant aboutir à la Concorde. Vivre en société implique de vivre ensemble avec les autres, ce qui affecte les émotions et l’intelligence. Les rites doivent permettre in fine, de vivre de la manière la plus juste ce qui s’appelle les cinq relations : celle entre souverains et ministres, celle entre père et enfant, puis entre époux et épouse, entre frère aîné et frère cadet et enfin entre compagnon et ami. Dans ce cadre, les arts, dont la musique, ont un rôle à jouer. Enfin, l’auteur revient sur l’importance du Livre des mutations, un des textes les plus connus du monde qui aurait pour auteur quatre héros civilisateurs de l’Antiquité : Fu Xi créateur de l’écriture et de la médecine, le roi Wen fondateur de la dynastie de Zhou, le duc de Zhou oncle et frère de ces derniers et, enfin, Confucius.
La deuxième partie « Fondamentaux : néo confucianisme » explore les évolutions historiques du confucianisme avec son institutionnalisation aux différentes époques impériales qui se succèdent en Chine. De même, l’arrivée du bouddhisme via les routes de la soie enrichit les réflexions et remodèle les pratiques sociales et culturelles et institutionnelles. Or justement un certain nombre de néo confucéens ont souvent considéré que le bouddhisme constitue une erreur intellectuelle et humaine, et serait une menace pour leur modèle politique et social. Le renouveau confucéen porte divers noms : la voix, le principe, par exemple, et les mouvements ont été très divers.
Confucianisme et encadrement de la société
La troisième partie intitulée « Acclimatation coréenne : cadrage » nous fait donc entrer de pleinpied dans le sujet après la présentation, nécessaire, des origines et du contenu de la pensée confucéenne. Le confucianisme est introduit en Corée au cours du premier millénaire, probablement à partir du milieu du 8 av. J.-C. lorsque des unités militaires chinoises s’installent au nord de la péninsule sur le site de l’actuelle capitale de la Corée du Nord. Alors que le confucianisme est conçu comme un instrument politique utile au maintien de l’ordre social et à l’organisation des institutions administratives éducatives, le bouddhisme propose une morale religieuse et sociale consensuelle et, dans un premier temps, les deux s’harmonisent. La piété filiale par exemple est considérée comme une valeur commune aux deux enseignements. C’est ainsi que les premiers Coréens considérés comme confucéens correspondent à des personnages éminents de la période du Silla unifié (676 – 935 après J.-C.) tels que le fondateur du Koryŏ, Wang Kon, qui devient par la suite le roi T’ae-jo en 941 qui est représentatif de cette symbiose entre bouddhisme et confucianisme.
Isabelle Sancho revient également sur le poids et le rôle significatifs des belles-lettres en général. La poésie véritable pilier des épreuves décisives des concours, tenait une part très importante dans la formation des élites coréennes et la définition de l’homme de qualité. La maîtrise du beau langage poétique est en effet un critère de distinction sociale à l’instar d’une bonne connaissance de la culture et de la pensée bouddhiste.
À partir du XIe siècle la situation du royaume change. Il fait face à plusieurs tentatives d’invasion tandis que la dynastie des Song du Nord est instaurée.
Les menaces d’invasion mongole, au XIIe siècle, sont marquées par l’engagement politique de nombreux néo confucéens mais aussi par une critique du bouddhisme qui est lui-même alors en pleine mutation. Le confucianisme devient alors seulement une partie de la culture aristocratique élitiste et raffinée, mais elle tend à être perçue comme désormais la voix unique qui réclame un engagement total vers un objectif précis : réformer l’État et sauver le pays.
Le XIVe siècle représente un moment historique singulier marqué par une accélération décisive. A la fin du XIVème siècle, une rupture décisive s’opère : la période du Koryŏ correspondant à un royaume bouddhiste, laisse la place au Chosŏn , royaume marqué par la pensée néo-confucéenne.
Le lettré coréen, un profil à l’équilibre spécifique
Le chapitre quatre intitulé « acclimatation coréenne : variation » revient sur le royaume du Koryŏ et son souci constant de légitimer la dynastie régnante aux yeux de tous. À ce titre la notion des trois royaumes, présente aussi en Chine centrale est mise en valeur ainsi que Confucius à qui on attribue ces termes classiques. Les mythes anciens jouent un rôle décisif dans la constitution de l’histoire de la Corée. En premier ils sont fixés oralement avant d’être fixé par écrit beaucoup plus tard. Plusieurs récits se sont développés mettant en scène trois ancêtres fondateurs dont Tangun qui, après avoir été longtemps oublié est devenu finalement au XXe siècle le père de la nation coréenne, Kija, personnage-clé pour les confucéens coréens du Chosŏn et, enfin, Tongmyŏng.
Le concept de civilisation prôné par les confucéens repose sur une tradition qu’il faut transmettre et cultiver. Ainsi, elle est censée transformer les hommes par l’éducation. Mais, loin d’être figée par une tradition qui n’évoluerait pas, elle est perçue en même temps comme un processus vivant car actualisé par les lois et les techniques et l’évolution globale de la société. Si elle décline, c’est le signe d’un mauvais gouvernement. A terme, la civilisation peut mourir. A une autre échelle, pour les confucéens, les actions humaines et l’activité de l’univers sont liées et les unes reflètent les autres.
Isabelle Sancho développe la question de la place majeure accordée à l’écrit. Ce dernier relève du sacré contrairement à la parole jugée beaucoup moins fiable, jugement issu de la pensée de Confucius. En effet, ce dernier estimait que l’on pouvait se passer de la parole, à l’instar du Ciel qui lui, ne parle pas. Mais dans le même temps, une suspicion s’exprime vis-à-vis des belles-lettres. L’écrit relève donc d’un équilibre subtil, d’où l’importance centrale accordée à la connaissance des classiques sur les compétences littéraires lors des concours de recrutement de fonctionnaires que l’auteur développe.
Le confucianisme à l’épreuve de la colonisation japonaise
Le chapitre 6 « sensibilités – Regards des modernes » couvre la période contemporaine au sens occidental du terme. Le XIXème siècle est marqué par une lente dégénération : avec la fin de la période du Chosŏn, l’État perd sa souveraineté. En 1905, le Japon impose son protectorat à la Corée avant de la coloniser à proprement parler à partir de 1910, créant au passage un traumatisme commun aux deux Corées actuelles.
Le chapitre nous propose alors une approche épistémologique de l’histoire nationale coréenne dans le contexte de la colonisation puis de la libération après la Seconde Guerre mondiale. Quelles furent donc la place, le rôle et l’influence du confucianisme dans cette histoire du XXe siècle particulièrement bousculée en Corée ?
En 1922, une commission pour la compilation de l’histoire de la Corée est créée, commission qui devient en 1946 l’institut de compilation de l’histoire nationale de Corée-du-Sud. Dès le départ, elle dispose de moyens humains et financiers certains, pour la plupart en provenance du Japon. D’emblée, pour écrire l’histoire, elle écarte les sources du Chosŏn considérées comme étant peu fiables. Des fouilles et des collectes sont également entreprises afin d’écrire cette histoire. Le but est alors très clairement affiché : il s’agit de changer l’âme coréenne tout en nourrissant la réflexion sur l’histoire de la péninsule. Un glissement sémantique s’opère, puisque de l’histoire du Chosŏn on passe à « l’histoire du nous », à « l’histoire nationale » ou de la nation ethnique coréenne. La thèse développée est alors la suivante : la soumission de la Corée à la Chine, produit de l’adhésion des Coréens au confucianisme explique qu’elle soit restée finalement au stade féodal. En parallèle, tout un discours sur le Japon qui réfléchit à sa mission civilisatrice et au rôle du shintoïsme et du bouddhisme, se structure, l’ensemble étant censé faciliter le projet colonial en Corée.
Face à cette attaque, des historiens Coréens décident dès le début du XXe siècle de réinvestir histoire de la Corée à leur tour mais leur motivation reste source de débats. Ainsi par exemple, Isabelle Sancho développe le cas de plusieurs historiens de la période comme par exemple Sin Ch’aeho auteur d’une Histoire douloureuse de la Corée publiée en 1915 : il y développe une tendance essentialiste qui vise à faire de l’histoire le vecteur de l’esprit du peuple coréen, le peuple portant une forme de génie national en lui. Cette idée de mentalité coréenne propre, est reprise par d’autres auteurs tels que Chong Inho par exemple. Dans le même temps, le confucianisme est assimilé aussi au sinocentrisme et à l’antimodernisme. Mais, paradoxe : de l’autre côté, le confucianisme, incarné par le lettré coréen, est aussi vu comme une ressource spirituelle majeure capable d’opposer un modèle à celui du colonisateur incarné par la figure du samouraï.
Le confucianisme, source de tous les maux de la Corée ?
Le confucianisme est donc à la fois un facteur explicatif du malheur du peuple coréen dont les victimes auraient été nombreuses à l’époque du Chosŏn : la langue, les religions populaires reposant essentiellement sur le chamanisme, le bouddhisme, mais aussi plus curieusement les activités missionnaires et le protestantisme, plus largement le peuple et enfin les femmes coréennes, victimes auxquelles Isabelle Sancho consacre de longs développements. En particulier au sujet de l’écriture, et le rapport entre le coréen et le chinois, langue coréenne qui n’a été fixée finalement qu’au XXe siècle alors que l’alphabet en lui-même remonte au XVe siècle. Pour les femmes, l’auteur revient notamment sur la personne de Na Hyesŏk (1896-1948), artiste peintre qui illustre le concept de la nouvelle femme qui se développe dans les années 20 et 30 dans la Corée colonisée, en opposition à l’autre modèle concurrent : celui de la « mère avisée et bonne épouse » selon une expression créée en 1875 par un samouraï d’éducation confucéenne, Nakamura Masanao. Ce dernier modèle rentre alors en opposition avec l’idée développée à la fin de la période du Chosŏn que l’éducation était une affaire exclusivement laissée aux hommes, tandis que la femme se devait de faire particulièrement attention à sa vertu et à sa pureté, à tel point que la question du remariage des divorcés et des veuves était une problématique majeure dès le XVe siècle dans la péninsule coréenne.
Pour conclure, l’auteur précise bien qu’elle ne tient pas compte de la période datée après 1945, la partition de la Corée en deux États ayant modifié la donne. Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage qui est particulièrement dense éclairera sans nul doute le lecteur avide de connaître un pays dont l’histoire, les valeurs philosophiques lui restent encore très largement méconnues. N’oubliez pas de parcourir les pages finales : en annexes, le lecteur trouvera en plus d’une bibliographie une carte très utile des différentes académies confucéennes implantées en Corée, mais aussi un index des notions historiographiques et philosophiques en français et en coréen ainsi qu’un schéma particulièrement utile des écoles et différentes factions qui ont existé en Corée du XIVe siècle au XXe siècle.