En cette fin d’année 2025, les livres des figures de l’extrême droite trustent les étals et les têtes de gondole. Ce que veulent les Français de Jordan Bardella promet de défendre le peuple contre les élites, La messe n’est pas dite d’Eric Zemmour exhorte à préserver les racines chrétiennes et culturelles de la France, et Populicide de Philippe de Villiers met en garde contre la disparition des traditions françaises.
Ces idées, loin d’être nouvelles, s’inscrivent dans une culture politique ancienne. Ces discours s’inscrivent dans une culture politique ancienne : nationalisme exacerbé, désignation d’ennemis en fonction des contextes flirtant avec le complotisme (juifs, étrangers, musulmans, UE, etc.), culte du chef, tentation autoritaire ou victimisation. Mais l’extrême droite s’est toujours recomposée au fil d’hybridations et de réorientations idéologiques, lui permettant de se présenter comme la seule voix des « invisibilisés » et des « oubliés » du moment, face à des « élites » décrites comme déconnectées ou complices du déclin.
Dirigé par l’historien Baptiste Roger-Lacan, cette Nouvelle histoire de l’extrême droite (Éditions du Seuil) en propose une analyse sérieuse, rigoureuse et renouvelée. Car l’extrême droite n’est pas seulement un sursaut soudain : c’est une grammaire, un imaginaire, une vision du monde, patiemment façonnés sur le temps long, au gré d’hybridations idéologiques et de réinventions stratégiques.
Pour en raconter la trajectoire, de l’aristocratie contre-révolutionnaire du XVIIIᵉ siècle aux influenceurs identitaires d’aujourd’hui, en passant par l’affaire Dreyfus, les tentations fascistes des années 1930, le régime de Vichy ou la création du Front national, Baptiste Roger-Lacan a réuni une nouvelle génération de chercheurs qui ont profondément renouvelé l’étude du phénomène. Organisé comme une fresque en six actes et quatorze chapitres, cet ouvrage explore sa construction politique et doctrinale, ses figures tutélaires, ses organisations militantes, ses mythes fondateurs, ses continuités et ses mutations, ainsi que ses circulations avec les mouvances étrangères.
Le temps long de l’extrême droite
Les premiers réfractaires
Cette première partie de Nouvelle histoire de l’extrême droite revient aux racines de l’extrême droite et de la contre-révolution, en remontant jusqu’au début et au milieu du XVIIIᵉ siècle, bien avant la Révolution française.
Clément Weiss analyse une aristocratie profondément attachée à ses privilèges, dont l’exemple le plus emblématique est l’édit de Ségur de 1781, qui réserve l’accès aux officiers de l’armée aux seuls enfants issus de familles nobles depuis quatre générations. Cette mesure illustre non seulement l’exclusivisme social de la noblesse, mais aussi son investissement dans la sacralisation de l’ordre ancien : pour elle, la hiérarchie sociale est naturelle, voire voulue par Dieu, et toute modernité libérale inspirée des Lumières représente une menace à cet ordre immuable. Avec le déclenchement de la Révolution, se cristallise le mythe des « chevaliers revenants » : ces nobles sont perçus comme prêts à mourir pour restaurer l’Ancien Régime et protéger le peuple contre le désordre révolutionnaire, à l’image du général Charette, héros de la guerre de Vendée. Cette vision se nourrit d’une mémoire de ce qui disparaît et d’une foi dans une société hiérarchique et ordonnée, générant un véritable culte martyrologique autour des figures emblématiques de la résistance royaliste et contre-révolutionnaire. Des héros vendéens aux figures tragiques comme le duc d’Enghien, les fusillés de Quiberon ou Louis XVI, la nostalgie de l’ordre ancien se mêle à une dimension quasi religieuse, transformant la mémoire de ces événements en une légende où le sacrifice et l’honneur aristocratique deviennent des valeurs centrales.
Andoni Artola complète ce panorama en s’intéressant aux ultraroyalistes, composés principalement d’émigrés ayant fui la Révolution française ou de partisans inconditionnels de la Restauration. Ces derniers se distinguent par leur attachement à une monarchie absolue et traditionnelle et, parmi eux, les plus rigides rejettent la Charte de 1814, qu’ils jugent trop libérale et insuffisamment respectueuse des anciennes hiérarchies sociales et politiques. Les Ultras, qui accèdent au pouvoir brièvement en 1815 puis plus durablement entre 1822 et 1828 sous la direction du comte de Villèle, cherchent à rétablir un ordre social fondé sur l’autorité monarchique et l’influence de l’Église. Leur projet s’inscrit dans une logique conservatrice et providentialiste, renforcée par la vision de Charles X, qui considère que le roi exerce sa fonction sous la guidance divine et doit restaurer les valeurs traditionnelles. Cependant, cette volonté de retour à un ordre ancien, trop rigide et en décalage avec les aspirations d’une société en mutation, contribue à l’impopularité de Charles X et à son abdication lors de la révolution de 1830.
Cette période trace les contours d’une première culture politique d’extrême droite, fondée sur un contre-récit historique nourri des défaites héroïques et sur le refus du monde nouveau. Parmi les figures emblématiques de cette contre-révolution se distinguent Joseph de Maistre, Louis de Bonald, Edmund Burke, l’abbé Barruel, l’abbé Maury, le vicomte de Mirabeau, le comte d’Artois et l’abbé Jean-Baptiste Thorel.
Les soldats de la réaction
La seconde partie explore la formation d’une extrême droite française au XIXᵉ siècle à travers deux pôles principaux : le légitimisme et le catholicisme intransigeant. Les deux articles montrent comment ces deux courants se structurent dans le creuset contre-révolutionnaire.
Pour Alexandre Dupont, le légitimisme s’oppose fermement aux transformations politiques survenues après 1830, défendant un retour à une monarchie traditionnelle, incarnée par le comte de Chambord, symbole de l’ordre ancien et des valeurs monarchiques. L’auteur souligne que ce mouvement n’est pas simplement idéologique, mais ponctué de moments concrets et marquants dans l’histoire politique française. Il cite notamment les « Trois Glorieuses du légitimisme » : le soulèvement de la duchesse de Berry en 1832, tentative de restauration de la dynastie ; la participation, bien que brève, des légitimistes au gouvernement en 1849, démontrant leur capacité à s’insérer dans le jeu politique ; et enfin l’année 1873, lorsque le comte de Chambord se trouve aux portes du pouvoir mais refuse de monter sur le trône faute de compromis sur le drapeau, illustrant le caractère intransigeant du mouvement. Ce refus obstiné de transiger, souligne Dupont, préfigure un trait durable de l’extrême droite française : l’attachement rigide à des principes et une résistance farouche aux compromis politiques.
Parallèlement, Arthur Hérisson propose une analyse du catholicisme intransigeant, qui se mobilise pour défendre l’Église et promouvoir l’instauration d’une société catholique intégrale. Ce courant se caractérise par une forte opposition aux transformations sociales, politiques et culturelles considérées comme contraires aux principes religieux. Des figures emblématiques comme Louis Veuillot incarnent cet engagement militant, notamment à travers la presse et l’édition, en défendant avec vigueur l’autorité papale et les valeurs traditionnelles. Des textes fondateurs tels que le Syllabus de Pie IX, publié en 1864, symbolisent cette intransigeance : il recense et condamne un ensemble d’erreurs modernes, allant du libéralisme politique à certaines tendances scientifiques et philosophiques, affirmant ainsi l’opposition de l’institution ecclésiale aux idéaux de progrès et de sécularisation. Ce document continue d’être une référence pour les mouvements traditionalistes contemporains, qui y puisent une légitimité doctrinale pour défendre une vision du monde strictement conforme à l’enseignement catholique classique.
Malgré leur fixation sur le passé, légitimistes et catholiques intransigeants partagent plusieurs traits : rejet de la Révolution et de l’individualisme moderne, recours à l’histoire et aux mythes comme instrument politique (par exemple le mythe vendéen), mobilisation des classes populaires et recours à une rhétorique violente contre un monde jugé décadent. Les deux groupes savent toutefois exploiter les outils de la modernité, qu’il s’agisse de la presse, des campagnes électorales ou des collectes populaires.
Les enragés de la nation
La troisième partie s’intéresse à la transformation de l’extrême droite française à la fin du XIXᵉ siècle, à un moment où la République, désormais établie, cesse d’être une simple parenthèse historique à effacer pour devenir un régime à affaiblir de l’intérieur. Face à une société démocratique et médiatisée, de nouvelles formes de mobilisation apparaissent.
Baptiste Roger-Lacan distingue quatre moments clés dans cette structuration :
- L’antisémitisme virulent d’Édouard Drumont : Dès 1885, avec la publication de La France juive et la création du journal La Libre Parole, Drumont forge un récit conspirationniste selon lequel les Juifs chercheraient à dominer la France. Son discours combine accusation économique, morale et politique, et se présente comme une défense de la nation contre un prétendu ennemi intérieur, jetant les bases d’un antisémitisme populaire structuré et médiatique.
- Le boulangisme : Le mouvement incarné par le général Boulanger révèle l’attrait pour un autoritarisme charismatique et populiste. Si le boulangisme ne propose pas de projet idéologique clair, il témoigne d’un désir de chef fort capable de transcender les institutions et d’incarner la nation. Il illustre ainsi l’attrait du public pour un pouvoir personnel et spectaculaire, capable de contourner les mécanismes de la République.
- L’antidreyfusisme radical : L’affaire Dreyfus devient un levier politique pour dénoncer la République et promouvoir un autoritarisme marqué par l’antisémitisme. Des figures comme Maurice Barrès exploitent le scandale pour cristalliser les tensions autour de l’identité nationale, valoriser la loyauté à la nation et stigmatiser des ennemis supposés. L’antidreyfusisme radical montre comment un événement judiciaire peut être transformé en un outil idéologique et mobilisateur.
- La refondation intellectuelle par Charles Maurras : Maurras structure une pensée nationaliste cohérente en définissant les « ennemis de la France » : juifs, protestants, francs-maçons et « métèques ». Cette démarche intellectuelle cherche à consolider l’identité nationale en mobilisant le peuple contre des menaces internes perçues et en légitimant une vision hiérarchisée et autoritaire de la société.
Ces évolutions successives dessinent les contours d’un nationalisme de combat, populiste et violent, fondé sur la dénonciation des élites, la stigmatisation de groupes identifiés comme ennemis et la mise en scène d’un peuple trahi, constamment menacé et à défendre.
Camille Cléret met en lumière le rôle à la fois essentiel et paradoxal des femmes dans l’extrême droite française, montrant comment elles ont su s’insérer dans des réseaux politiques traditionnellement masculins tout en exploitant les espaces qui leur étaient socialement assignés. Des salons antidreyfusards, où elles facilitaient les échanges d’idées et les alliances stratégiques, aux ligues féminines organisées autour d’un engagement monarchiste ou religieux, ces femmes participent activement aux mobilisations de l’extrême droite, tout en remettant en question les codes de genre de leur milieu social. Leur engagement ne se limite pas à un soutien passif : par leur visibilité, leurs réseaux et leurs initiatives, elles influencent directement la circulation des idées et la structuration des mouvements. Des figures telles que Marthe de Vogüe, la duchesse d’Uzès, la comtesse de Loynes ou Anne-Marie Jamet, proche de la nébuleuse du journal Je suis partout, illustrent cette présence féminine significative et parfois méconnue, qui révèle combien l’extrême droite, malgré son conservatisme affiché, a été traversée par des dynamiques de genre complexes et actives.
Les liquidateurs de la République
Dans cette quatrième partie, les auteurs analysent l’essor et la radicalisation de l’extrême droite entre les deux guerres et son poids dans les choix, les actions et les politiques menées sous le régime de Vichy.
Valeria Galimi souligne la continuité du combat contre l’« Anti-France », un concept issu de la fin du XIXᵉ siècle, qui repose sur la construction d’un ennemi intérieur désigné, articulé autour de la culpabilité supposée des juifs et des francs-maçons. Cette idée s’accompagne d’une obsession pour un complot « judéo-maçonnique » et de l’exigence d’une réaction vigoureuse pour défendre la nation contre ce qu’on présente comme une attaque insidieuse et permanente. La période de crise économique et de désordre social, notamment dans l’entre-deux-guerres, voit la diffusion et la généralisation de références aux Protocoles des Sages de Sion, texte fabriqué mais largement utilisé pour légitimer l’antisémitisme politique et social. Parallèlement, l’anticommunisme se combine au mythe du « judéo-bolchevisme », dans lequel la finance internationale, les francs-maçons et d’autres forces occultes sont intégrés dans un même fantasme d’influence malveillante et de subversion planifiée. À ces thèses se superpose la notion de « grande invasion », dénonçant l’immigration, principalement juive, et servant à alimenter un discours xénophobe et raciste. Ce discours s’inspire des théories de Gobineau sur l’inégalité des races et des travaux pseudo-scientifiques de Montandon, et il bénéficie du soutien actif de mouvements nationalistes et fascistes français, tels que l’Action française et des ligues comme le Parti franciste ou le PPF, qui voient dans la protection de l’identité nationale une justification de leur action politique.
Christophe Poupault souligne la fascination exercée par les régimes d’extrême droite européens : l’Italie fasciste, l’Espagne franquiste, le Portugal de Salazar ou l’Allemagne nazie. Cette attirance ne se limite pas à une simple curiosité politique, mais s’accompagne d’un véritable intérêt pour les modèles autoritaires, leurs structures organisationnelles et leurs méthodes de propagande. De nombreuses personnalités de l’extrême droite française ont effectué des voyages vers ces pays, parmi lesquelles l’historien Pierre Gaxotte, Pierre-Antoine Cousteau, Abel Bonnard, Maxime Real del Sarte ou Marcel Bucard, mais aussi des organisations telles que l’Action française, La Cagoule, Solidarité française ou le PPF de Doriot. Pour l’auteur, ces déplacements constituent un véritable « tourisme idéologique » des nouvelles extrêmes droites, mais ils sont également motivés par la recherche de financements et de soutiens politiques ou matériels. Christophe Poupault précise que « le voyage n’est jamais l’occasion d’une conversion aveugle », mais qu’il s’agit plutôt d’un processus d’apprentissage qui permet de confirmer des positions déjà acquises, de renforcer des fidélités, de contribuer à des radicalisations ou, au contraire, de mettre en évidence des failles et des limites dans les modèles observés.
Anne-Sophie Anglaret et Baptiste Roger-Lacan analysent la radicalisation de l’extrême droite dans les années 1930-1940. Les années 1930 sont marquées par une historiographie contre-révolutionnaire portée par des auteurs comme Jacques Bainville ou Pierre Gaxotte, et par des publications militantes telles que Je suis partout. Aussi, la violence devient un instrument politique assumé, visible lors du 6 février 1934, du lynchage de Léon Blum en 1936 et des menaces répétées de Charles Maurras. La défaite militaire de 1940 ouvre la voie à l’extrême droite, qui soutient les pleins pouvoirs accordés à Pétain et s’intègre dans le gouvernement de Vichy. Sous ce régime, un mélange de maurrassisme, de nationalisme révolutionnaire et de catholicisme structure la politique d’État : rejet de la démocratie parlementaire, antisémitisme institutionnalisé et lutte contre l’« Anti-France ». Juifs, francs-maçons et étrangers deviennent des cibles centrales : adoption du statut des Juifs, révision des naturalisations récentes, exclusion des fonctions publiques et révocation des enseignants jugés indésirables. L’extrême droite contrôle de nombreuses organisations, comme la Légion française des combattants, la Milice ou la LVF, et manifeste sa radicalité à travers les serments de la LVF et les assassinats de personnalités comme Jean Zay, Georges Mandel ou Victor Basch. Si certains individus, comme Daniel Cordier, rejoignent la Résistance, il s’agit d’exceptions. Après la Libération, l’épuration marginalise l’extrême droite, révèle l’ampleur de sa collaboration et contribue paradoxalement à alimenter un récit victimaire chez certains de ses membres.
Les militants de la relève
Dans la cinquième partie, les auteurs analysent les transformations des extrêmes droites françaises et européennes après 1945, montrant la continuité idéologique et les mutations stratégiques liées à l’après-guerre, à la guerre froide et à la décolonisation ou à la construction européenne.
Pauline Picco étudie les années 1945 à 1975, période marquée par les nostalgies vichystes et fascistes et la reconstruction d’une légitimité politique et intellectuelle via l’édition (notamment le journal Rivarol, créé en 1951 par François Brigneau) et les lois d’amnistie. Dans le climat anticommuniste de la guerre froide, l’extrême droite gagne en visibilité, avec l’élection de députés pétainistes dès 1951. Maurice Bardèche développe le négationnisme pour réhabiliter Vichy et les fascismes européens, renforcé par ses réseaux et la revue Défense de l’Occident. La défense de l’empire colonial, notamment en Indochine et en Algérie, devient un terrain d’activisme violent mêlant anticommunisme et racisme colonial, porté par des militaires et administrateurs comme Charles Lacheroy, Roger Trinquier ou Maurice Papon. Dans les années 1950, ces thèmes croisent le poujadisme, mouvement antifiscal et antiparlementaire, qui s’essouffle rapidement. Les années 1960 voient l’émergence d’une « nouvelle garde » plus idéologisée et européanisée (Europe-Action, racialisme, néopaganisme, peur de la « submersion migratoire »). Se multiplient les organisations militantes (Occident, GUD, Ordre nouveau), en lien avec le MSI italien. La tentative d’unification aboutit en 1972 à la création du Front national, associé à Jean-Marie Le Pen par François Brigneau. Pour approfondir, l’auteure cite Nicolas Lebourg, Joseph Beauregard et Valérie Igounet.
Baptiste Roger-Lacan analyse l’évolution du Front national sous Jean-Marie Le Pen, qui a fédéré nationalistes, identitaires, catholiques traditionalistes, néopaïens, nostalgiques de l’Algérie française et néofascistes. La montée du FN s’explique par plusieurs facteurs :
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Plasticité idéologique : Le Pen a su construire un « camp national » transcendant les clivages internes et les revirements économiques ou diplomatiques, faisant du FN le « carrefour des extrêmes droites françaises ». Sa ligne initiale mêlait populisme antifiscal, xénophobie, nostalgie impériale, pétainisme, hostilité envers la gauche et le libéralisme politique, avec un antisémitisme et un négationnisme affirmés (ex. épisode du « détail de l’histoire » en 1987). À partir des années 1980, l’influence du Club de l’Horloge introduit la « préférence nationale » et l’élément identitaire, séduisant les classes populaires et générant le vote ouvrier-lepéniste.
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Populisme charismatique et organisation clanique : Le parti est contrôlé par la famille Le Pen, mobilisant militants et doctrine via provocation, rhétorique et parfois violence. Le FN se présente comme l’expression authentique de la nation contre les élites corrompues, Jean-Marie Le Pen en incarnant le visage charismatique. Les médias jouent un rôle clé, comme en 1984 lors de L’Heure de vérité où il crée la polémique sur le Goulag pour gagner en visibilité.
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Professionnalisation et dédiabolisation : Le parti se structure grâce à des figures comme Barthélemy, Chiappe, Duprat, Stirbois et Mégret. Marine Le Pen amorce la « normalisation » à partir de 2010, mais des limites persistent, comme le montrent les propos racistes ou antisémites de certains candidats en 2024.
La structuration favorise un militantisme actif et un succès électoral notable : 11 % aux européennes de 1984, 35 députés en 1986, et le deuxième tour de la présidentielle en 2002.
Marta Lorimer analyse le rapport du Rassemblement national (RN) à l’Europe. Le parti adopte un discours eurosceptique, parfois europhobe, mais reste ambigu dans son positionnement. Initialement favorable à la construction européenne comme rempart face à l’URSS, il évolue dans les années 1980, notamment avec l’opposition à l’Acte unique européen. En 2002, Jean-Marie Le Pen propose la sortie de l’UE, et Marine Le Pen soutient le Frexit jusqu’en 2017, avant d’abandonner cette option jugée trop clivante au profit d’une stratégie visant à « changer l’Europe de l’intérieur » via une alliance européenne des nations pour protéger la civilisation européenne. Le RN critique les institutions tout en défendant la souveraineté nationale. Selon Marta Lorimer, « d’un point de vue idéologique, le parti défend aujourd’hui une position pro-européenne mais anti-UE, qui oppose la réalité (négative) de la construction politique européenne à une vision (positive) de la civilisation européenne ». Ce discours eurosceptique séduit certains électeurs et différencie le RN des partis favorables à l’intégration européenne. L’auteure souligne aussi que, malgré sa critique, le RN a su tirer parti des ressources électorales, idéologiques et symboliques de l’UE, profiter des fonds européens, faire élire ses cadres sur la thématique européenne et développer une nouvelle offre idéologique autour de sujets moins clivants.
Les nouveaux corps francs
La sixième et dernière partie s’intéresse à la frange d’extrême droite qui représente la partie la plus radicale, souvent marginale dans les urnes, et s’est toujours perçue comme une avant-garde, menant le combat avant que la majorité ne prenne conscience de la nécessité de la lutte. Elle assume l’intégralité de l’histoire de l’extrême droite, y compris sa dimension violente. Selon cette logique, avant de conquérir le pouvoir, il faut d’abord gagner les esprits : c’est la guerre culturelle. Ces groupes se présentent comme une contre-culture, particulièrement attractive pour les jeunes, à travers les vêtements, les chaussures, la musique, et d’autres signes identitaires.
Emmanuel Casajus décrit le développement de groupuscules et de formations « juvéniles » radicales issues de la Nouvelle Droite. Il souligne l’influence des skinheads, mouvement né en Angleterre et diffusé en France dans les années 1980, partageant le même patriotisme et l’idéologie néo-nazie, ainsi que le recours à la violence. Au tournant des années 1990, une nouvelle génération de militants radicaux émerge, imprégnée d’une synthèse entre suprémacisme blanc américain et culture skinhead, souvent issue de milieux populaires. L’auteur décrit la multitude de groupuscules nationalistes révolutionnaires, tels que Nouvelle Résistance ou Unité radicale. Parmi les figures marquantes : Serge Ayoub, Christian Bouchet, Philippe Vardon ou Fabrice Robert. Enfin, l’auteur souligne l’évolution de l’« underground au mainstream », avec des tendances récentes incarnées par la Génération identitaire, le renouveau du GUD, le Bastion social ou l’Action française. Ces mouvements entretiennent des liens étroits avec le Rassemblement national et Reconquête, et se caractérisent par leur obsession de l’islam, leur opposition aux évolutions sociétales (comme le mariage pour tous), un discours viriliste et proche du mouvement tradwife. Les réseaux sociaux sont activement utilisés pour diffuser cette contre-culture, avec des figures influentes telles que Baptiste Marchais (chaîne Bench and Cigare), Thaïs d’Escufon, Papacito ou Alice Kerviel (alias Alice Cordier).
Marion Jacquet-Vaillant analyse la stratégie identitaire, courant rejetant la citoyenneté contractuelle au profit d’une vision organique de la communauté, privilégiant la radicalité. Il vise à défendre l’identité européenne face aux menaces perçues et à enrayer le déclin de la civilisation, se traduisant par l’insécurité et la perte d’identité, attribuées à l’immigration, l’islamisation et la mondialisation. La « remigration » est proposée comme solution, tandis que le « grand remplacement » de Renaud Camus décrit un processus démographique et culturel menaçant l’Europe. Les premières organisations apparaissent au début des années 2000 et se font connaître par des événements symboliques (apéros saucisson-pinard) ou des actions médiatisées (toit de la mosquée de Poitiers). Parmi elles : Les Identitaires, le Bloc identitaire, les Jeunesses identitaires et Génération identitaire. Ces mouvements, indépendants des partis d’extrême droite mais parfois liés, comprennent aussi des structures régionalistes, publications et associations culturelles. La dissolution de Génération identitaire en 2021 n’a pas stoppé le mouvement, qui perdure via de nombreuses associations, partageant une proximité idéologique avec Éric Zemmour et Reconquête sur le « grand remplacement » et la « remigration ».
Conclusion et ouverture de l’ouvrage
Dans un chapitre conclusif, Laurent Jeanpierre précise tout l’intérêt de cette histoire sur le temps long non pas seulement de l’idéologie de l’extrême droite mais bien de sa culture politique au sens large qui prend en compte la base organisationnelle et sociale, ses mythes fondateurs, ses figures emblématiques, ses lieux de sociabilisation et de sociabilité, etc. Il met aussi en lumière un paradoxe fondateur : « alors que les conservateurs classiques cherchent en principe à préserver l’ordre sociopolitique, l’extrême droite proclame qu’elle va devoir le transformer. Dans la vie politique nationale, elle a longtemps agi simultanément comme une force de réaction et d’impulsion, une minorité active, à la fois antimoderne, notamment des ses références, et moderne dans ses modes d’expression, restauratrice dans ses horizons et, dans sa rhétorique, rebelle, sinon, parfois, révolutionnaire ».
Dans la présentation de la riche bibliographie, Baptiste Roger-Lacan revient sur les sources historiographiques, qualifiées de « matière noire » pour l’historien. Cette expression désigne les obstacles rencontrés par les chercheurs, qui relèvent de deux types de résistances : l’une commune aux sciences sociales, l’autre propre au travail historique.
- L’abondance des travaux disponibles est à la fois une richesse et une contrainte. Elle exige la maîtrise d’une bibliographie dense et l’inscription dans un champ marqué par de nombreuses controverses, révélatrices de son dynamisme. Les désaccords portent autant sur la définition de l’extrême droite que sur ses contours, toutes périodes confondues. À ces débats s’ajoutent les stratégies d’intellectuels d’extrême droite visant à en banaliser l’appellation.
- Une seconde difficulté concerne l’accès aux sources. De la contre-révolution du XIXᵉ siècle aux courants identitaires actuels, de nombreux documents demeurent inédits ou difficiles d’accès. Le chercheur doit alors s’adresser aux producteurs de ces sources ou à leurs descendants, une démarche délicate : les premiers se montrent souvent méfiants envers le monde académique, tandis que les seconds espèrent une mise à distance de l’engagement de leurs aïeux.
Un ouvrage d’histoire rigoureux et salutaire
Cet ouvrage constitue un véritable outil pour décrypter la culture politique de l’extrême droite. Baptiste Roger-Lacan s’est entouré de spécialistes pour chaque période, ce qui renforce la précision et la profondeur de l’analyse. L’intérêt de remonter jusqu’au XVIIIᵉ siècle est de montrer les racines plus anciennes de cette culture, contrairement à la tendance habituelle qui se limite souvent à la fin du XIXᵉ siècle alors que les derniers chapitres propose une analyse de la culture d’extrême droite contemporaine, notamment les enjeux identitaires et du rôle déterminant des médias contemporains. Le livre inscrit également l’histoire française de l’extrême droite dans un cadre européen plus large et en lien avec le contexte mondial, offrant ainsi une perspective comparée et enrichissante. Enfin, la place des femmes, des militants et des associations n’est pas négligée, car sans leur engagement, l’idéologie d’extrême droite n’aurait pas perduré à travers les siècles.
À travers quatorze chapitres captivants, il permet, sur le temps long de l’histoire, d’identifier certaines lignes de force de cette culture politique d’extrême droite, du XVIIIᵉ siècle à nos jours :
- Le pays / la nation sont envisagés comme un organisme homogène, sur le plan culturel et ethnique, qu’il faut protéger contre les menaces extérieures et intérieures.
- Le pays / la nation connaissent un déclin civilisationnel, moral, politique, etc.
- Les responsables du déclin sont la gauche, qui défend des valeurs d’égalité et de justice sociale, est souvent accusée de laxisme ainsi que d’autres groupes : Juifs, francs-maçons, étrangers, musulmans ou élites corrompues. Tous complotent contre l’intérêt du pays / nation.
- L’extrême droite se présente comme le seul défenseur du « peuple authentique » qui est invisibilisé.
- Le redressement ne pourra se faire qu’avec la mise en place d’un pouvoir central fort et charismatique.
- La violence est considérée comme un instrument légitime contre l’ennemi, qu’elle soit physique (milices, assassinats, affrontements) ou symbolique (propagande, intimidation).
- L’histoire est réinterprétée pour glorifier des figures héroïques, créer un martyrologe et justifier la résistance au changement.
- Si la modernité est condamnée ses outils sont utilisées par l’extrême droite afin de diffuser son idéologie : presse de masse, télévision, réseaux sociaux, etc.
Mais au fil des pages, on comprend que la particularité première de l’extrême droite réside dans sa plasticité, qui engendre de multiples hybridations idéologiques et réinventions stratégiques.
Cette Nouvelle Histoire de l’extrême droite dirigée par Baptiste Roger-Lacan constitue donc une étude à la fois sérieuse et rigoureuse, une lecture captivante et stimulante, ainsi qu’un outil précieux pour comprendre les permanences et les mutations de l’extrême droite française.


