François Hartog occupe la chaire d’historiographie antique et moderne à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ses travaux portent sur l’histoire intellectuelle de la Grèce antique (sa thèse, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre est parue chez Gallimard, dans la collection « Folio » en 2001), mais aussi sur l’historiographie (Le XIXe siècle et l’histoire. Le cas Fustel de Coulanges, nouvelle édition, Le Seuil, coll. « Points », 2001 ; Évidence de l’histoire. Historiographie ancienne et moderne, Gallimard, coll. « Folio », 2007) ; mais il est surtout connu aujourd’hui pour ses travaux les plus récents sur les formes historiques de temporalisation. Il est l’un des créateurs du concept de « régime d’historicité », explicité dans son livre majeur publié au Seuil en 2003, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps (édition augmentée publiée dans la collection « Points » en 2012, (compte rendu dans la revue « Temporalité » : http://temporalites.revues.org/794). Le concept de régime d’historicité a rencontré un réel succès et suscité de nombreux débats. Il s’est diffusé en France et à l’étranger et s’est trouvé mobilisé dans de nombreux champs disciplinaires autres que l’histoire.

L’ouvrage que François Hartog publie aujourd’hui se situe dans la continuité de sa pensée et de ses travaux sur les régimes d’historicité. Il est d’un abord difficile, compte tenu de l’immense érudition historiographique, historique, philosophique et littéraire de l’auteur et du fait que cet ouvrage prolonge les précédents, supposant du lecteur qu’il en connaisse les contenus. Il me semble donc nécessaire de commencer par rappeler ce qu’a été l’apport de François Hartog à l’historiographie et, plus globalement, à la pensée de notre époque. Je présenterai ensuite la structure de cet ouvrage, avant d’en aborder le contenu.

Le concept de « régime d’historicité »

Dans une société donnée, un régime d’historicité est la manière d’articuler le passé, le présent et l’avenir. François Hartog montre que leurs articulations ont varié selon les lieux et selon les époques. Pour définir les différents régimes d’historicité, François Hartog utilise les concepts élaborés par l’historien et philosophe allemand Reinhart Koselleck, « champ d’expérience » (qui résulte du passé) et « horizon d’attente » (qui concerne l’avenir) (in, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, éditions de l’EHESS, 1994). À l’état premier, une communauté ou une société a besoin de fonder son sentiment d’unité sur un passé qui informe totalement le présent : les dieux ou les héros qui ont fondé la société sont toujours présents pour défendre, sanctionner ou infléchir les actions du présent. Il n’y a pas de distinction entre le présent et le passé, pas plus qu’il n’existe une distinction claire entre l’action de la société sur elle-même et l’intervention des dieux et des héros. Seule la conscience prise d’une distance entre le présent et un passé révolu permet de sortir de ce premier régime d’historicité. À l’époque moderne, vers la fin du XVIIIe siècle, le passé selon Reinhart Koselleck commença à être considéré comme un « champ d’expérience » qui, au lieu de répéter ce qui était déjà connu, ouvrait sur la nouveauté et l’incertain : le futur avait un avenir est créait par la même un « horizon d’attente ».

François Hartog revient dans Croire en l’histoire sur le cas de Chateaubriand qu’il avait développé dans son ouvrage fondateur, et dont il montre qu’il illustre le régime moderne d’historicité. Chateaubriand a vécu l’effondrement du monde dans lequel il était né. Il a vu surgir des temps nouveaux. Il se situe sur une « brèche » du temps, entre deux rives, où il peut encore se souvenir d’un passé révolu, mais qui ne sert plus de guide au présent, et s’interroger sur les révolutions présentes qui rendent l’avenir imprévisible. Le passé n’éclaire plus le présent. C’est la génération suivante, celle des historiens de la période de la Restauration et de la Monarchie de juillet, qui reconstruisent un nouvel ordre du temps : le passé contient un destin (par exemple l’avènement du prolétariat) que le présent fait entrevoir et que l’avenir accomplira. Étudier le passé devient un moyen de dessiner un futur et par là même de fixer un but aux actions et aux décisions du présent. Le régime moderne d’historicité se définit par son caractère futuriste.

François Hartog étudie ensuite la crise du régime moderne d’historicité et l’entrée dans un nouveau régime, celui qu’il baptise du terme de « présentisme ». Dorénavant, le passé n’est plus considéré comme l’annonciation du progrès. Les choses du passé, tels que les souvenirs d’événements mémorables, les monuments et les personnages illustres sont à conserver, à préserver et à transmettre pour leur valeur intrinsèque en tant que trace du passé mais non pas en raison du message qu’elles seraient supposées délivrer. Un basculement s’est opéré de la conception futuriste vers la conception présentiste du passé. François Hartog montre que les Lieux de mémoire dirigés par Pierre Nora sont le symbole et le vecteur du présentisme. Ils ont analysé tous les événements, personnages, monuments et institutions venus du passé et encore présent dans la mémoire. La mémoire a servi de critères de sélection à l’historien. Celui-ci n’est plus un « pontife » construisant un pont entre le passé et l’avenir, mais un simple auditeur de la présence du passé. La lumière projetée depuis le passé vers notre futur est de plus en plus faible, considérée comme trompeuse ou vaine c’est de notre présent, via la mémoire, que nous choisissons les choses du passé qui sont dignes d’être remémorées. À la limite, le passé tout entier n’est plus conçu que comme un patrimoine.

Une enquête et une réflexion sur l’évolution du concept d’histoire

Croire en l’histoire est qualifié par son auteur comme une « enquête » et une « réflexion ». Il est désormais possible d’en présenter la problématique, sans craindre d’utiliser la quatrième de couverture. « L’histoire fut la grande puissance et la grande croyance des temps modernes. Véritable théologie, elle organisait le monde, lui donnait un sens. On se mit à son service, au point de s’aveugler, voire de commettre le pire en son nom. Juge suprême des conduites et des événements, elle enthousiasma et terrifia. Affaire des historiens, elle ambitionna d’être une science, tandis que les romanciers s’attachèrent à dire ce monde saisi par l’Histoire. » C’était au temps du régime moderne d’historicité. Qu’en est-il au temps du présentisme ? Peut-on encore croire en l’histoire ? Y croire implique-t-il de croire qu’elle a un sens ? Qui fait l’histoire et qu’est-ce qu’écrire l’histoire ? Le concept moderne est-il définitivement dépassé ? François Hartog montre comment l’évolution du concept d’histoire est significative du basculement progressif de notre rapport au temps : on assiste à une fermeture du futur et à l’essor d’un présent omniprésent, mais aussi à la montée de la mémoire.

L’ouvrage est composé de quatre chapitres, que sépare un « intermède » emprunté à l’histoire de l’art. Sous le titre « La montée des doutes », le premier chapitre analyse la conjoncture contemporaine, plus particulièrement la montée du présent et la poussée de la mémoire. Reprenant du philosophe Paul Ricoeur l’expression « l’inquiétante étrangeté de l’histoire », le second chapitre, « un peu plus technique » selon l’auteur, « rouvre le débat proche encore, sur histoire, rhétorique et politique ». Je l’ai trouvé très difficile. L’intermède est une incursion dans le monde de l’art, il donne à voir trois allégories de l’histoire qui permettent à l’auteur une lumineuse démonstration sur « la trajectoire du concept moderne d’histoire » entre le début du XIXe siècle et la fin du XXe siècle. Les deux derniers chapitres intitulés « Du côté des écrivains : les temps du roman » et « Du côté des historiens : les avatars du régime moderne d’historicité» ont pour objectif de « scruter le concept moderne d’histoire et les croyances qu’il a suscitées en interrogeant le traitement respectif du temps par les romanciers et par les historiens, ou, pour le dire autrement, d’examiner comment historiens et romanciers se positionnent par rapport au régime moderne d’historicité ».

L’émergence du phénomène mémoriel caractérise le présentisme

François Hartog part du constat que quelques mots sont devenus omniprésents dans toutes de les formes de discours, « les prononcer suffit désormais, sans plus avoir à les expliquer » : mémoire, commémoration, patrimoine, identité, crimes contre l’humanité, victime, témoin. « Formant plus ou moins système, ces mots, qui n’ont ni la même histoire ni la même portée, renvoient les uns aux autres sont devenus des repères tout à la fois puissants et vagues, des supports pour l’action, des slogans pour faire valoir des revendications, demander des réparations (…) Si l’historien, moins que quiconque, ne peut les ignorer, il doit, plus que quiconque, les questionner : en saisir l’histoire, en tracer les usages et les mésusages, avant de les reprendre dans son questionnaire. »

Le milieu des années 1980 a coïncidé avec la pleine émergence du phénomène mémoriel dans l’espace public : littérature, philosophie, sciences sociales, discours politiques lui ont fait une place de plus en plus grande. L’auteur estime que « ce glissement de l’histoire à la mémoire indiquait (…) un changement d’époque. » Alors que pendant longtemps l’histoire à imposé sa loi, « tournée vers le futur, portée par le progrès », la mémoire est désormais « devenue ce maître mot qui dispense d’en dire plus : elle est un droit, un devoir, une arme. » En même temps, « le patrimoine a surgi, s’est rapidement imposé, avant de s’installer. Il s’est diffusé dans tous les recoins de la société, du territoire, à mobilisé, a été porté et à porté des associations multiples, à innervé le tissu associatif, a été institutionnalisé. » Le concept moderne d’histoire incorporait la dimension du futur, établissait que le passé était du passé et que le patrimoine était un dépôt à transmettre alors que la conception récente du patrimoine lui donne pour fonction de rendre plus habitable le présent, sans que le futur ne soit au rendez-vous.

L’historien a cédé la place au journaliste, au juge, au témoin, à l’expert et à la victime

L’historien n’est plus un acteur majeur du présent : il a cédé la place au journaliste, au juge, au témoin, à l’expert et à la victime. Les témoins ont pris une place grandissante, au point que l’historienne Annette Wieviorka a pu retracer la montée de ce qu’elle a nommé « l’ère du témoin », qui s’est ouverte en 1961, avec la tenue du procès Eichmann à Jérusalem. Le témoin est alors devenu la voix et le visage de la victime. François Hartog analyse « la mutation de la victime » : longtemps la victime apparaissait comme se sacrifiant, aux dieux puis à la patrie et la guerre de 1914-1918 a été « grande consommatrice de sacrifice ». Mais après 1945, cette figure de la victime n’est plus acceptable face a des dizaines de millions de morts et de disparus « à qui nul n’avait jamais songé à demander leur avis sur la question ». La victime n’est plus un héros et, « pour une victime, le seul temps disponible risque fort d’être le présent : celui du drame qui vient de survenir ou, tout aussi bien, qui a eu lieu il y a longtemps, mais qui, pour elle, est toujours demeuré au présent ». François Hartog exerce ensuite sa réflexion critique sur les lois mémorielles et le « devoir de mémoire », « qui est d’abord un droit, pour moi, à ma mémoire et à sa reconnaissance publique ». Il observe aussi que le développement du « principe de précaution » témoigne de la transformation de notre rapport au futur : « recourir au principe de précaution, c’est, dit-on, se projeter dans un futur potentiellement dangereux et l’empêcher de devenir ou, au moins, retarder son advenue. On peut aussi l’envisager comme une opération d’extension du présent et d’arrêt du temps : demain est déjà aujourd’hui ». Le futur devient une menace, un « fardeau dont personne (…) ne veut plus se charger » et le présent est un horizon indépassable.

La majorité des historiens continue « jour après jour, et selon leurs spécialités, à faire de l’histoire, sans trop se prononcer sur ce que pourrait être la tâche de l’historien dans un monde présentiste. » Ils devraient cependant « chercher à comprendre (en historien) de quelle façon et, si possible, pourquoi le contemporain en est venu à s’imposer à ce point » et pourquoi le concept moderne d’histoire en est ainsi venu à s’effriter tandis qu’une série de termes, la mémoire au premier plan, « sont venus occuper les premiers rôles dans nos sociétés et dans nos têtes ».

L’histoire est-elle ou n’est-elle pas un genre à part entière ?

Pour tenter de comprendre pourquoi la mémoire se trouve investie, dans nos sociétés, d’une charge si lourde et si multiforme, l’auteur estime nécessaire « de repartir de plus loin et de débats, à première vue assez éloignés, qui se sont noués, dans les années 1960, autour des termes d’histoire, de rhétorique, de poétique, ou autour du couple de notions « histoire » et « fiction » ». ». Cette étude est l’objet du second chapitre, dont le contenu essentiellement historiographique et philosophique est d’un abord difficile. Je me limiterai à en reprendre la présentation qu’en fait l’auteur dans son introduction : « Le deuxième chapitre (…) met au jour les enjeux à travers les interventions de deux protagonistes majeurs, Paul Ricoeur et Carlo Ginzburg, en se concentrant sur leurs usages respectifs d’Aristote : la Poétique pour le premier, la Rhétorique pour le second. Ce passage par Aristote souvent recommençé au fil du temps, pose, au fond, la très ancienne question de l’histoire comme genre : est-elle ou n’est-elle pas un genre à part entière (…) Cette récurrente question fut tranchée, définitivement pensa-t-on, avec l’émergence, puis le triomphe du concept moderne d’histoire, qui devait faire enfin aborder la discipline aux rivages austères mais sûrs de la science. »

L’art comme révélateur de l’évolution du concept d’Histoire

Avec un intermède de quelques pages, François Hartog fait une incursion dans le monde de l’art. Trois allégories de l’histoire sont reproduites en couleur et le commentaire qui en est fait démontre l’évolution du concept d’histoire entre le début du XIXe et la fin du XXe siècle. Exécuté par Alexandre Véron-Bellecourt, un peintre académique, le tableau intitulé Allégorie à la gloire de Napoléon Ier. Clio montre aux nations les faits mémorables de son règne fut présenté au salon de 1806. On voit Clio montrant une grande stèle sur laquelle elle vient d’inscrire les hauts faits de Napoléon à un groupe d’hommes en costumes plus ou moins exotiques, Indiens d’Amérique, Orientaux, Chinois. A l’arrière plan, le Louvre. Napoléon est représenté par son buste en empereur romain. « Napoléon est une incarnation de l’Histoire (…) En lui, deviennent manifestes des traits de l’Histoire moderne : son emprise sur le sort des pays et des hommes et sa vitesse d’exécution (…) Ces années sont celles d’un sentiment, largement partagé, d’une accélération de l’histoire. Le régime moderne d’historicité galope. »

La seconde représentation est celle d’une aquarelle peinte en 1920 par Paul Klee et intitulée Angelus Novus, dans laquelle Walter Benjamin voulut voir l’ange de l’histoire. « Avec cet ange là, on passe du génie conquérant au regard d’aigle à l’ange impuissant, contemplant l’accumulation des ruines ». Walter Benjamin décrit ainsi le tableau en 1940 : « L’ange de l’histoire a le visage tourné vers le passé. Où se présente à nous une chaîne d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe (…) Mais du paradis souffle une tempête (…) Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès ». Dans les années 1960 cet ange est devenu une figure familière de la mise en question de l’histoire : « Quand la figure du progrès n’était pas contestée l’histoire qu’écrivaient les historiens éclairait l’histoire que les hommes faisaient, en donnant à voir celle qu’ils avaient faite. Désormais, ou pour l’heure, c’en est fini de ce régime historiographique (…) : il a perdu de son évidence et de l’efficace que naguère encore on s’accordait à lui reconnaître (avant que ne s’impose la mémoire). »

La troisième représentation est celle d’une sculpture créée par Anselm Kiefer en 1989, nommée Pavot et mémoire et Ange de l’Histoire. « Cette sculpture fait référence, en particulier, à Paul Celan et à Benjamin. D’ange, il n’est plus question que sous la forme d’un lourd bombardier, en plomb (…) De grande taille, l’avion, carlingue et ailes froissées, semble plutôt exhumé d’une fouille archéologique que prêt à prendre son envol. L’histoire dont il était le porteur, celle de morts et de destructions, a eu lieu. Sur les ailes, à gauche et à droite, sont disposés des livres, également en plomb, d’où émergent des fleurs de pavot. D’où le titre de l’oeuvre qui renvoie au recueil de Paul Celan, Pavot et mémoire, publié en 1952, où il s’agit, à propos de la Shoah, de mémoire et d’oubli. L’ange ne reprendra plus son vol, un silence de mort flotte sur le temps arrêté. »

Le roman comme révélateur de l’évolution du régime moderne d’historicité

Estimant que « seul le roman est à même d’approcher la réalité de l’histoire », convaincu que « la littérature peut saisir, plus vivement et plus finement, ce qui est en train de se passer, et dire ce qui n’a pas encore été dit », François Hartog, dans le troisième chapitre, analyse l’évolution du régime moderne d’historicité à travers les oeuvres de quelques écrivains et romanciers : Chateaubriand (Mémoires d’outre-tombe), Balzac (Le colonel Chabert), Léon Tolstoï (La guerre et la paix), Robert Musil (L’H’omme sans qualités), Jean-Paul Sartre (La Nausée et Le Sursis), W.G. Sebald (Austerlitz, roman publié en 2001), Olivier Rolin (Port-Soudan, roman publié en 1994 et Méroé, roman publié en 1998) et enfin La Route de Cormac McCarthy, publié en 2008 et rapidement porté à l’écran. Dans ce roman, un monde en ruines, d’où toute vie a disparu après une catastrophe qu’on suppose nucléaire, achève lentement de mourir. « Sur cette terre de désolation, d’épaves et de cadavres, marchent en direction du Sud, un père et son jeune fils alors qu’errent quelques misérables, isolés ou en bande, qui ont abdiqué toute humanité ». Dans ce temps après la catastrophe, il n’y a plus ni passé ni futur, et le présent est terrifiant. L’auteur observe que cinquante ans séparent la « route » de Cormac McCarthy de celle de Jack Kérouac et que la proximité des titres souligne le fossé qui les sépare : « Celle de Kérouac est appel et ouvre sur un horizon neuf, elle célèbre le mouvement, la vitesse, les rencontres (…) Celle de McCarthy est désolation, la mer vers laquelle marchent ses routards n’ouvre sur rien, elle n’est qu’une limite où se brisent des vagues froides et grises (…) Les routards de Kérouac (…) ont une certitude de l’avenir, n’ont du leur, mais de l’avenir comme tel. Le présent des seconds n’est pas le même que celui des premiers. D’une « route » à l’autre, le futur s’est éclipsé. »

Les historiens et le régime moderne d’historicité

Le dernier chapitre analyse l’évolution du régime moderne d’historicité à travers le travail des historiens, Tocqueville, Spengler, Toynbee, Lucien Febvre, Marc Bloch, Fernand Braudel, Huntington, Romain Bertrand.

Les historiens de la IIIe République croient en l’Histoire et à l’histoire et croient aussi que les hommes font l’histoire. Du futur vient la lumière qui éclaire le passé et le chemin de l’action. Progrès et Révolution marchent de concert. Pour Marx, les révolutions sont les « locomotives » de l’histoire. L’image du train du temps, du train de l’histoire est très utilisée et la révolution est conçue comme l’accomplissement de l’histoire. Alors même que le futur se trouve au coeur du concept moderne d’histoire, en se professionnalisant et en mettant l’accent sur la méthode, en optant pour une histoire scientifique, les historiens sont amenés à mettre l’accent sur le passé et à insister sur la nécessaire coupure préalable apposée entre le passé et le présent : « Pour faire de l’histoire, l’historien doit commencer par s’absenter de lui-même, c’est-à-dire s’abstraire du présent. ». En obligeant certains d’entre eux à sortir de leur cabinet de travail pour prendre publiquement position, l’affaire Dreyfus fit voler en éclats la sacro-sainte coupure entre passé et présent. De plus, intervenant dans la presse et signant des pétitions, les historiens deviennent des personnages publics et vont jusqu’à témoigner en justice. L’Affaire montre aussi qu’on peut écrire de l’histoire immédiate et qu’elle n’est pas réservée aux seuls professionnels. La Grande guerre anéantit la croyance dans un progrès linéaire et continu qui justifiait la civilisation occidentale.

La dernière réflexion de l’auteur porte sur l’évolution de quelques grands concepts et notions : la longue durée, la civilisation, la modernisation, la modernité. Civilisation et modernisation étaient des concepts futuristes (on marche vers elles) et normatifs (il y a des degrés dans la civilisation et dans la modernisation). Ces concepts qui s’ouvrent vers le futur sont téléologiques. Le concept de postmodernisme commença comme une critique du moderne et une mise à jour de ce qu’avait été le vrai visage de la modernité et de ses méfaits, dans la colonisation par exemple. Le concept de globalisation, à la différence des concepts précédents, « n’emporte avec lui aucune charge temporelle spécifique : il est spatial, et non temporel ou, mieux, détemporalisé ». La globalisation se déploie dans une sorte de présent permanent.

Crise de la pensée historique

Pour conclure, François Hartog cite d’abord Marcel Gauchet : « Avec la possibilité de se représenter l’avenir, ce qui entré en crise, c’est la capacité de la pensée de l’histoire de rendre intelligible la nature de nos sociétés sur la base de l’analyse de leur devenir, et sa capacité à leur fournir des guides pour leur action transformatrice sur elles-mêmes, au titre de la prévision et du projet. » Puis il quitte le lecteur sur cette réflexion : « Foncièrement futuriste, le concept moderne d’histoire n’est plus suffisamment opératoire pour saisir le devenir de sociétés qui, tendant à s’absorber entièrement dans le seul présent, ne savent plus comment régler leurs rapports avec un futur de plus en plus communément perçu, en Europe du moins, sur le mode de la menace, voire de la catastrophe qui vient (…) S’il y a une vie pour l’histoire après le concept moderne d’histoire, elle passe à la fois par la capacité de nos sociétés à articuler à nouveau les catégories du passé, du présent et du futur, sans que vienne à s’instaurer le monopole ou la tyrannie d’aucune d’entre elles, et par la volonté de comprendre notre présent. Les deux démarches sont intimement liées. ». Ici s’inscrit le rôle de l’historien : penser le temps pour mieux éclairer et orienter. S’il est difficile de croire encore en l’Histoire il est possible de croire à l’histoire.

Entretien avec François Hartog : http://www.vacarme.org/article1953.html

François Hartog publie simultanément un livre d’entretiens avec Felipe Brandi et Thomas Hirsch intitulé La Chambre de veille (Flammarion, 220 pages, 19 €). L’image de la chambre de veille est empruntée à la marine : c’est une pièce, dans les bateaux et les phares où sont entreposés les cartes et les carnets de bord. Lieu fermé, et informé ; c’est là où ce que l’on a vu, où ce que l’on va voir trouve son nom. « L’historien s’efforce d’être un guetteur du temps. »

Le n° 117 de la revue XXe Siècle (janvier-mars 2013) est un numéro spécial qui rassemble quinze articles sur le thème des Historicités du XXe siècle et dont François Hartog a rédigé la conclusion. La Cliothèque propose également un compte rendu de ce numéro spécial. http://clio-cr.clionautes.org/spip.php?article4468#.UV-4gco7gWA

© Joël Drogland