Si depuis plusieurs années de nombreux coups de butoirs se sont attaqués à la pertinence de la périodisation en histoire, il restait néanmoins un chantier à explorer : celui sur la façon de nommer tel ou tel moment de l’histoire. C’est donc à ce travail de relecture que se consacre cet ouvrage collectif qui regroupe quatorze contributions. Un exemple peut suffire à poser le problème : l’expression « Second Empire » n’a jamais été utilisée à l’époque, on parlait simplement d’Empire.
Dénommer l’histoire : approche méthodologique
L’ouvrage entend se consacrer à traiter des termes connus, mais cherche tout de même à s’ouvrir géographiquement au niveau européen. Pour approcher les choses de façon méthodologique, Dominique Kalifa distingue quatre éléments. Il y a les « toponymes évènementiels » comme Tchernobyl, Auschwitz, les « héméronymes » comme le 14 juillet, les « praxonymes » comme la grande Guerre et les « chrononymes » comme les Trente Glorieuses ou les Sixties. On peut introduire d’autres distinctions comme le fait que l’expression ait été forgée ou non par les contemporains. C’est d’ailleurs autour de cette division que le livre est organisé en deux temps avec chacun sept entrées. Ce livre se veut un début qui fournit « des coups de sonde ». Le but n’est pas de décerner des satisfecit sur la pertinence de telle ou telle expression, mais de « saisir quand, comment et pourquoi des moments historiques ont choisi de se nommer, …suivre leurs usages… »
Nommer son temps
Le premier article revient sur la genèse du mot « Restauration ». Plusieurs autres mots étaient en concurrence comme « rétablissement » ou « relèvement ». Consacré par l’usage, le terme de « Restauration » n’a pas été remis en cause par l’historiographie républicaine. On voit aussi que les mots peuvent être piégés car le terme n’a pas du tout le même sens du côté britannique. En tout cas, « Restauration et révolution sont à penser ensemble ». Côté italien, on porte ensuite l’attention sur « Risorgimento ». Carlotta Sorba précise que l’ « indétermination sémantique du terme permet de le décliner de façon très diverse ». C’est seulement à partir des années 1880 que le mot désigne la période pré-unitaire. Il fait donc partie du roman national « périodiquement réactualisé, le Risorgimento réémerge en permanence dans le discours public ». Aujourd’hui, on est davantage dans une lecture « non finaliste et non nationaliste d’une période qu’une longue trajectoire historique commune ». L’ère victorienne constitue un des chrononymes les plus célèbres et, en même temps, un des plus problématiques. On s’aperçoit que la période est difficile à cerner, qu’on l’a très souvent liée à la notion de modernité et qu’il est fondamental de se demander comment les Victoriens se voyaient eux-mêmes. Il faut, par exemple, se méfier de rapprochements entre hier et aujourd’hui : à l’époque par exemple, la photographie était une forme d’art, pas un support pour l’information ou la publicité. Parmi les autres termes examinés, signalons celui de « Gilded Age » qui désigne la fin du XIXème siècle aux Etats-Unis, une période marquée par « la cupidité et la collusion de l’argent et du pouvoir ». Les évènements autour de la crise économique de 2008 ont redonné une nouvelle vigueur à l’expression. Cette première partie aborde également l’expression de « fin de siècle » puis se déplace en Espagne avec le double « transicion et movida ». Ces deux termes marquent la séparation avec la période de Franco mais, en même temps, cela coupe aussi tous les ponts avec l’histoire de l’Espagne du début du XXème siècle. La récente bataille autour de la sépulture de Franco montre en tout cas combien un passé non soldé resurgit régulièrement. Isabelle Sommier s’occupe des « années de plomb » et montre que si on associe ce chrononyme à l’Italie, c’est bien en Allemagne qu’il est né. L’expression a ensuite connu de multiples déclinaisons dans de nombreux pays.
Remémorer, réinventer le temps
Le premier chrononyme examiné est le célèbre « Printemps des peuples ». L’article peut servir à enrichir le cours de première. Il y a beaucoup à interroger dans cette expression et notamment la référence aux peuples. Là encore, il est nécessaire de s’interroger sur les emplois postérieurs d’une telle expression. On la doit à l’historien François Fejtö sans que jamais il ne l’explicite réellement, même si on comprend que les évènements de l’année 1948 pesèrent dans son choix. On voit également qu’en 1848 cette fois le printemps fut essentiellement allemand. Le regard se déplace ensuite vers la Russie avec l’expressiond’ « âge d’argent ». Celle-ci s’avère redoutable à pister quand on veut retrouver son origine. Contrairement à ce qu’on a longtemps cru, l’origine de l’expression n’est pas à chercher dans la Russie de l’émigration mais bien en Russie soviétique. Emmanuelle Retaillaud s’est focalisée sur la façon de nommer « les années vingt ». L’expression existe dans presque toutes les langues occidentales. En France, il faut attendre la fin des années cinquante pour voir apparaitre l’expression. L’idée d’ « entre-deux-guerres » » a connu elle une grande réussite dans notre pays mais on mesure une fois encore combien il faut considérer les limites de telle ou telle expression : « l’histoire de l’Algérie ou de l’Inde durant l’entre-deux-guerres peut-elle faire sens hors d’une périodisation brutalement imposée par le colonisateur ? ». La partie se termine par une approche sur « Les Trente Glorieuses » et revient sur le succès de cette formule. Un des paradoxes du livre de Jean Fourastié, c’est qu’il porte sur la France mais que l’auteur en a profité pour élargir sa perspective à l’Occident. Ce terme a ensuite subi une relecture critique.
Cet ouvrage stimulant propose donc à travers quatorze approches de s’interroger sur des expressions utilisées sans forcément avoir réfléchi à leur pertinence. Il s’agit d’un chantier passionnant qui connaîtra sans doute d’autres développements.
© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes