Le Moyen Âge est quelque chose dans lequel nous vivons toujours. Sa présence constante, notamment dans les séries télévisées, traduit un goût collectif pour cette période et tout ce que l’on veut lui faire symboliser. Justine Breton est maître de conférence en littérature française à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, membre du CEREP et spécialiste du médiévalisme, qui désigne les usages créatifs du Moyen Âge aux siècles ultérieurs et l’étude de ces usages. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux séries télévisées, comme, par exemple, Le Roi qui fut et qui sera. Représentations du pouvoir arthurien sur petit et grand écrans. Avec Florian Besson, elle a publié Kaamelott, un livre d’histoire et Une histoire de feu et de sang. Le Moyen Âge de Game of Thrones.
Dans Un Moyen Âge en clair-obscur, Justine Breton analyse un corpus de 81 séries, diffusées entre 1949 et 2022, dont 70% datant du XXIe siècle. De Thierry la fronde à The Witcher, en passant par Vikings et Kaamelott, sa monographie très variée accueille aussi bien l’animation que les fictions en prises de vues réelles, les séries pour enfants et pour adultes. La notion de « clair-obscur » renvoie à l’art pictural, où elle désigne des œuvres qui reposent sur le contraste de zones d’ombre et de zones lumineuses. L’objectif est d’interroger l’image que les séries retiennent et entretiennent de la période médiévale, afin de montrer comment l’usage et l’évolution du format sériel contribuent à peindre un Moyen Âge en clair-obscur. Si l’on retient surtout une image noire du Moyen Âge, celle des « Âges sombres » empreints de violence, de saleté et de sang, les séries développent aussi l’image lumineuse associée à des valeurs courtoises et à des actions héroïques. C’est cet art du contraste que l’auteure a voulu montrer, en mettant en évidence que l’image du Moyen Âge peinte par les séries reposait sur des jeux de nuances, d’ombre et de lumière.
Plusieurs questions sont au cœur de la réflexion de Justine Breton dans Un Moyen Âge en clair-obscur. Pourquoi représente-t-on le Moyen Âge ainsi ? Qu’est-ce que cette vision du passé médiéval dit de notre conception de l’histoire, de nos centres d’intérêt et de nos attentes ?
Un difficile ancrage dans le temps et l’espace
La représentation proposée dans les séries médiévalistes repose sur un paradoxe constant entre la réalité historique (ou ce que le public estime être la réalité historique) et les enjeux contemporains. La représentation du Moyen Âge doit parvenir à concilier une image fidèle du passé et des attentes contemporaines, notamment du point de vue moral et éthique.
La mise en scène du Moyen Âge repose sur une incompatibilité fréquente entre la réalité historique – ce que l’on en sait – et ce que le public souhaite voir. Le spectateur attend une certaine image de cette période, largement inspirée des XIVe et XVe siècles, ainsi que des œuvres de fantasy.
Dans une série médiévaliste, il ne s’agit pas de reproduire l’histoire, ni de concevoir un documentaire à visée didactique, mais de proposer un récit sur une période pré-déterminée. Pour pouvoir être représenté, le matériau historique choisi doit donc être adapté à cette forme narrative et artistique qu’est la série télévisée.
Des séries qui reposent sur leurs héros
C’est le protagoniste de la série médiévaliste qui la définit. Ces séries ne se construisent pas sur la confrontation de deux périodes historiques mais proposent une fusion de l’une dans l’autre : c’est parce que le héros évolue dans un contexte médiéval violent, injuste et sale qu’il est amené à développer des qualités de combattant qu’il peut ensuite mettre au service de valeurs progressistes, symboles de la modernité. Dans cette perspective, le Moyen Âge, considéré comme inférieur dans les séries, se trouve tiré vers l’avenir. L’obscurité médiévale est éclairée par les lumières contemporaines, qui soulignent sa noirceur tout en en révélant les nuances. S’il correspond à une esthétique du clair-obscur, c’est aussi parce que le médiévalisme sériel repose sur un ensemble de contrastes, pour certaines caractéristiques de toutes les représentations médiévalistes, et pour d’autres propres au format de la série.
Par son étendue, la dimension sérielle entre aussi en opposition avec la représentation traditionnelle du Moyen Âge. Les séries médiévalistes doivent parvenir à concilier ce stéréotype attendu sur la période et le rythme nécessaire au dynamisme de l’intrigue, notamment en se focalisant sur l’évolution personnelle des protagonistes au sein d’un monde relativement figé.
Ce paradoxe de rythme met en évidence une dernière opposition, narrative cette fois. Alors que la narration sérielle repose sur l’intime, les sujets médiévalistes sont traditionnellement limités à de grands événements et personnages. L’art des séries médiévalistes repose sur l’inclusion de l’humain dans le cours de l’histoire médiévale, permettant une approche individualisée des événements mis en scène. Les séries privilégient un double mouvement en mettant en scène ce que les personnages font à l’histoire, mais aussi ce que l’histoire fait à ses acteurs.
Le personnel narratif mis en scène est étonnement limité. La noblesse est surreprésentée, alors que les autres catégories sociales n’occupent, souvent, que des fonctions ponctuelles et bien définies dans la narration. Le personnel religieux disparaît en grande partie des séries médiévalistes, tout comme les artisans, le personnel administratif, de nombreuses innovations technologiques et artistiques… Les séries font le choix de mettre de côté ces éléments inhérents au Moyen Âge, et font le choix de conserver d’autres aspects, comme le système féodal et la focalisation sur la noblesse.
Cependant, cette répartition déséquilibrée accorde de plus en plus d’importance aux figures des marginaux et des voyageurs, qui permettent aux séries d’explorer d’autres facettes du Moyen Âge.
La violence, au cœur des séries médiévalistes
Mis à part dans les séries d’animation à destination d’un jeune public, la plupart des séries médiévalistes sont destinées à un public averti. Le thème guerrier apparaît comme une constante dans les séries médiévalistes, avec des héros qui évoluent dans un monde où la violence et la guerre sont omniprésentes. Les séries médiévalistes sont, avant tout, construites sur une esthétique du combat.
Un exemple intéressant est développé avec le cas des violences sexuelles et de la représentation des femmes dans ces séries. Les femmes apparaissent souvent comme des victimes, fréquemment enlevées et violées, ou comme des sorcières perfides. Ainsi, ces violences apparaissent comme « normales » dans certaines séries médiévalistes.
Justine Breton dénonce le discours autour de ces violences. Les différentes formes de violence présentées comme faisant naturellement partie du panorama médiéval. Or, contrairement à des idées reçues, la période n’était pas plus violente que la nôtre, les rois et seigneurs n’avaient pas tous les droits sur leurs sujets et vassaux, et les actes criminels ne restaient pas impunis.
Conclusion : Pour (ne pas) en finir avec le Moyen Âge
Cet ouvrage, intelligemment illustré par de nombreuses photographies commentées, issues des 81 séries analysées, est indispensable pour tous les amateurs de séries médiévalistes et de fantasy. C’est un plaisir de découvrir ou de redécouvrir toutes ces séries au travers de ce qu’elles disent de nos sociétés contemporaines. Finalement, elles en disent plus sur nous que sur le Moyen Âge. En effet, comme toute œuvre historique, les séries médiévalistes sont, avant tout, un témoignage de l’époque qui les a vues naître plutôt qu’un reflet de l’époque qu’elles sont censées représenter. Les séries médiévalistes servent ainsi de reflet, pas tant du Moyen Âge lui-même, mais de notre époque contemporaine. Justine Breton propose une analyse très fine de la représentation du Moyen Âge dans les séries télévisées et des liens qu’elles entretiennent avec les sociétés contemporaines. Enfin, l’évolution des modalités de visionnage, l’augmentation exponentielle des budgets de production et les attentes, toujours plus exigeantes et contradictoires, du public font des séries médiévalistes un genre en expansion. En tant que concept temporel, le Moyen Âge des séries, apparemment figé, ne cesse d’être réinventé.
Le grand point fort, au-delà de l’argumentation fine et très solide, est l’immense corpus analysé. Par exemple, l’auteure montre comment la série didactique pour enfants 1001 Moyen Âge, au travers de l’humour et d’une simplification, propose une vision parfois ridicule du Moyen Âge, avec des populations naïves et simplettes. Certaines analyses peuvent être réutilisées en classe pour déconstruire la vision stéréotypée que nos élèves ont du Moyen Âge. Néanmoins, Un Moyen Âge en clair-obscur me paraît davantage adapté à une lecture pour le plaisir, pour les passionnés de séries et de Moyen Âge.