Spécialiste des Droits de l’Homme et consultant pour l’ONU, l’Union Européenne et le Conseil de l’Europe, Gérard Fellous propose une synthèse sur l’État islamique autrement connu sous le nom de Daech. L’ouvrage est fondé sur une compilation de nombreuses sources journalistiques, en particulier francophones et anglophones mais parfois autres (russes par exemple), et universitaires (de nombreux sociologues, anthropologues et historiens ou géographes sont cités). La force de l’étude repose sur son caractère de synthèse bien organisée ; le livre a été arrêté au 15 janvier 2015 et traite d’un sujet où l’information se périme particulièrement rapidement (du moins pour les chiffres, mais pas nécessairement pour les raisonnements). Cette spécificité explique sans doute quelques défauts du livre comme une relecture qui reste défaillante (beaucoup de coquilles) et l’absence de productions graphiques (quelques tableaux de chiffres ou graphiques n’auraient pas été de trop parfois et une carte, au moins de situation avec la Syrie et l’Irak à défaut des territoires sous contrôle de Daech, manque cruellement dans l’ouvrage).
Malgré tout l’ouvrage reste clair, bien écrit et dispose d’une table des matières précise, qui permet au lecteur de retrouver rapidement ce qu’il cherche. L’ouvrage comprend trois parties, la première étant de loin la plus longue. De fait c’est elle qui présente l’État islamique sous tous ses angles, de son idéologie à sa structuration. Le but de l’auteur, réussi, est de montrer ici la spécificité de l’organisation en question : Daech est différent d’Al Qaïda et des autres organisations terroristes islamistes en ce qu’il a un projet politique bien plus élaboré, avec notamment un ancrage territorial. Le nom-même d’État islamique renvoie bien à l’idée d’une construction étatique, un peu sur le modèle des talibans. Si l’État islamique n’est reconnu d’aucun État, il a su prendre le contrôle d’une zone transfrontalière entre Iraq et Syrie, profitant de la guerre civile dans le second État et de l’opposition entre sunnites et chiites (voire Kurdes) dans le premier. Daech contrôle une zone vaste comme le Royaume-Uni et prélève des impôts afin de faire fonctionner une armée lourde et professionnelle et ses tribunaux et sa police. Une partie importante de ses revenus provient de la contrebande de pétrole puisque l’organisation a pris le contrôle d’importantes zones de production. Ses conquêtes, comme la prise de Mossoul avec le pillage des banques qui lui a apporté 750 millions de dollars, font de Daech l’organisation terroriste islamiste la plus riche du monde, loin devant les talibans par exemple. L’État islamique, qui joue aussi sur la traite humaine et la vente d’otages, envisage aussi la création d’une monnaie et entretient des relations « diplomatiques » avec d’autres organisations djihadistes. Gérard Fellous souligne bien le nettoyage ethno-religieux dont sont victimes toutes les minorités, en particulier les chiites, les chrétiens et les Yézidis, communauté dont les croyances puisent dans le zoroastrisme manichéen d’il y a quatre millénaires. L’auteur met bien en avant le paradoxe principal de l’État islamique : tout en ayant une idéologie éminemment rigoriste et rétrograde avec la volonté de revenir à un islam originel (celui de l’Hégire, avant la séparation de la branche chiite), l’État islamique utilise une communication millimétrée pour se mettre en scène et recruter en Occident, grâce notamment à Internet et aux réseaux sociaux, à des organes de presse efficaces et à un recours à des parodies de films hollywoodiens. Daech profite ainsi des compétences de djihadistes venus non seulement d’Occident mais aussi du Caucase Nord ; les Tchétchènes sont notamment recherchés par l’organisation car bien formés pour des raisons de proximité avec l’armée rouge ou russe dans certains cas.
Face au danger que fait peser l’État islamique sur le Moyen-Orient et le monde, une vaste coalition internationale (62 États) s’est dressée (c’est l’objet de la deuxième partie), sous l’égide des États-Unis. Cette coalition est elle-même empreinte de paradoxes à cause des intérêts divergents de ses membres. Sauf exception (par exemple avec des forces spéciales britanniques et des instructeurs militaires états-unien), la coalition n’intervient pas au sol mais s’appuie sur la maîtrise des airs. Cette technique a permis aux Kurdes et à l’armée iraquienne de reprendre du territoire à l’État islamique ; en Syrie cependant l’opposition modérée n’a plus le pouvoir de profiter des frappes aériennes et c’est Bachar Al-Assad éventuellement qui bénéficie des opérations de la coalition. L’Arabie saoudite et les pays du Golfe, qui ont financé Daech, participent désormais à la lutte contre l’organisation. L’Iran, qui reste largement ostracisé sur la scène internationale, collabore sans le reconnaître avec les États-Unis et l’Arabie Saoudite pour s’opposer à Daech qui entend écraser ceux qu’ils considèrent comme des hérétiques avant toute autre chose. Israël craint Daech mais n’a guère envie de partager des renseignements avec l’Iran qui veut sa perte. La Turquie reste très timorée, même si elle a officiellement rejoint la coalition anti-Daech ; elle craint un renforcement des Kurdes (avec le PKK) et ne tient pas à sortir perdante de la défaite de l’État islamique. La Russie s’oppose fermement à Daech et soutient à bout de bras le régime syrien, empêchant toute sanction à son encontre. Les grands États de la région (Egypte, Arabie Saoudite, Turquie et Iran) rivalisent pour le leadership du Moyen-Orient. Ce dernier est profondément déstabilisé par Daech, qui réactive la fracture entre le monde sunnite et le monde chiite ; au-delà de la Syrie et de l’Irak, Daech entend effacer les frontières issues de la ligne Sykes-Picot (Première Guerre Mondiale) ; l’affrontement entre chiites et sunnites déstabilise le Liban et a fait sombrer le Yémen. La Jordanie, pays arabe dont Israël est le plus proche, craint pour sa sécurité et le Maghreb est également concerné par le départ de djihadistes et les ralliements à Daech. Derna en Libye a fait allégeance à des envoyés du calife autoproclamé de l’État islamique.
La troisième partie, de loin la plus courte, revient sur le droit international et son inadéquation ou ses blocages face à l’Etat islamique. L’auteur est ici sur son terrain de spécialité puisqu’il est question de l’universalité des droits de l’Homme et de la « Responsabilité de protéger », prolongement du droit d’ingérence humanitaire devenu un devoir. La communauté internationale a en théorie les moyens d’intervenir mais la Russie use de son véto au Conseil de Sécurité des Nations Unies et pour l’heure il ne peut être contourné. Daech joue sur le choc des civilisations, en opposant sa conception au reste du monde ; les appels à la paix des responsables religieux chrétiens, juifs et bien sûr musulmans, n’ont guère d’efficacité. L’auteur, qui évoque aussi le difficile forcement de l’arsenal préventif (blocage de sites) et curatif (désembrigadement des djihadistes de retour) face à la question des libertés, souligne que l’État islamique ne pourra guère être vaincu que par le monde arabo-musulman lui-même ; car le monde musulman, parfaitement compatible avec la démocratie comme le montrent les réformistes, est le plus à même, sur le plan de la légitimité religieuse notamment, de démonter la propagande de Daech.