La satellisation de la Calabre par le Premier Empire débute en apparence sous de bons auspices. En 1806, le roi Ferdinand Ier de Bourbon-Siciles, imprudemment rallié à la Troisième Coalition, est aisément chassé de la portion continentale de son royaume. Réfugiée en Sicile sous la protection des Britanniques, la dynastie déchue observe avec amertume, depuis ce perchoir, la prise en main de ses anciennes possessions par Joseph Bonaparte nouvellement installé sur le trône de Naples. Or, si l’occupation est rapide, les moyens militaires engagés par la France sur ce théâtre d’intérêt secondaire sont limités. Les particularités du milieu géographique, la société traditionnelle et brutale, le modèle économique et culturel archaïque du pied de la botte, sont une découverte dépaysante pour les nouveaux venus. Le débarquement audacieux sur le continent d’un petit corps d’armée anglais ébranle l’acclimatation précaire des Français. Venue à sa rencontre, la division Reynier est mise en déroute le 4 juillet 1806 lors du combat de Maida. Les conséquences de cet accrochage sanglant dépassent de beaucoup les modestes effectifs impliqués. Car son résultat déclenche un soulèvement général du peuple calabrais contre l’occupation française. Attentif aux causes plurifactorielles qui attisent la rébellion, l’auteur formule une instructive sociographie des révoltés et de leurs chefs. Il faudra une année d’efforts brutaux aux Français pour parvenir à réprimer l’insurrection.
Cet embrasement inaugure une confrontation armée impitoyable dont Nicolas Cadet décrit toute la complexité avec une grande sûreté de méthode. L’armée d’occupation est exposée à un soulèvement populaire que l’auteur analyse comme « l’invention de la guerilla ». Le modèle militaire impérial encore dominant s’y trouve confronté à ses limites : difficultés du terrain, défaillances de la logistique, mais aussi atouts guerriers propres à ses adversaires (modernité britannique et archaïsme calabrais). Tout à la fois opération de police, lutte asymétrique et guerre coloniale, la campagne de Calabre a aussi une dimension de guerre civile, mettant aux prises comme en Vendée et en Espagne les forces de progrès de la bourgeoisie éduquée avec les masses paysannes et les élites traditionnelles. Prenant la dimension d’un laboratoire des pratiques de la contre-insurrection, elle s’inscrit dans une généalogie suivie de conflits. En effet, Nicolas Cadet souligne avec justesse la continuité évolutive des méthodes d’action initiées en Vendée et en Égypte, puis approfondies en Calabre et Espagne, avant d’être appliquées par la suite aux guerres coloniales en Afrique et en Asie. Malgré tout, on restera peut-être plus réservé sur l’insertion de l’expédition de Saint-Domingue dans ce tableau de référence, l’anéantissement ou la capture de l’essentiel du corps expéditionnaire ayant très probablement réduit la portée de son atroce retour d’expérience.
L’intérêt certain de cette fine synthèse stratégique et tactique de la campagne de Calabre n’est pas la seule richesse de l’étude de Nicolas Cadet. Sa portée est redoublée par l’approche culturelle et anthropologique de la guerre qui l’accompagne. Dans la lignée de Keegan, l’auteur applique ainsi les principes de l’anthropologie de la bataille au combat de Maida, analysé comme la « première bataille moderne du siècle » en raison des ravages dus à la puissance du feu dirigé par les Anglais. On osera néanmoins une discrète nuance concernant l’étude typologique des blessures présentée p.143. Tout en adhérant sans réserve à ses conclusions, il n’est peut-être pas absolument superflu d’observer que la série examinée ne répertorie par définition que celles dont on survivait, dans les conditions sanitaires et médicales de l’époque. Par-delà les modalités de la guerre réelle, une attention plurielle est également accordée aux guerres de représentation et à la guerre du vocabulaire. L’auteur décrypte avec soin la fabrication des représentations de l’ennemi, fondée sur la déshumanisation et l’animalisation mutuelle des adversaires. Il démontre comment la culture de la guerre régulière des militaires -et cela ne concerne pas seulement les Français mais également les Britanniques- est déréglée et exacerbée par sa confrontation avec la culture de la guerre insurrectionnelle pratiquée par les rebelles immergés au sein de la population civile. Les sévices et mutilations infligés au corps de l’ennemi sont analysés à la lumière des représentations religieuses, des pulsions collectives et des rituels anthropologiques selon les perspectives ouvertes par Denis Crouzet et Alain Corbin. Pour autant, on peut rester perplexe face à l’extrapolation audacieuse (p.309) jusqu’à laquelle est poussée une certaine analogie avec la guerre antique !
L’absence d’index et l’aspect chétif de la bibliographie indicative inspirent un léger regret d’ordre pratique. Mais ce tableau très fouillé de la guerre sans honneur livrée en Calabre est tout à l’honneur de Nicolas Cadet. L’anatomie de cette sale guerre approfondit la réflexion autour du thème à la mode de la « brutalisation », et constitue assurément une contribution d’histoire militaire marquante à l’étude de la guerre napoléonienne et à celle des guerres asymétriques. Souhaitons donc vivement qu’elle soit complétée un jour par une évocation d’aussi belle facture, et sous la même signature, du laborieux siège de Gaëte, événement contemporain et complémentaire de la révolte calabraise.
© Guillaume Lévêque