L’auteur le fait dans une optique résolument polémique destinée à mettre en garde contre toute généralisation sur la guerre et les soldats qui pourrait donner naissance à un « soldat universel ». Il réfute la conception d’un « modèle occidental de la guerre » défendue par Victor Davis Hanson qui explique la supériorité militaire occidentale par l’existence d’armées de soldats citoyens responsables.
Lynn tente de définir un modèle, distinguant ainsi le discours tenu sur la guerre par la société, de la réalité de celle-ci. Le discours tient compte des réalités de la guerre, mais il les adapte et les idéalise afin de la rendre plus acceptable. Les interactions entre le discours et la réalité sont au cœur de l’ouvrage.
Pour cela il se livre à différentes études de cas balayant les continents et les époques : la Grèce ancienne, l’antiquité chinoise et indienne, la chevalerie occidentale, les affrontements linéaires du XVIII° siècle européen, le succès des cipayes indiens dans les guerres coloniales, la guerre napoléonienne, la férocité des affrontements entre américains et japonais dans le pacifique lors de la Deuxième Guerre mondiale, le face à face israélo-égyptien lors de la guerre du Kippour, la lutte actuelle contre le terrorisme.
La guerre à toutes les époques
En Lettres de sang va au-delà de la présentation des pratiques guerrières des Grecs et des liens entre le service militaire et la citoyenneté. Dans la Grèce classique, le discours influe sur la réalité de la guerre à travers un certain nombre de conventions qui régissent les combats. C’est un des éléments de la thèse de Hanson sur le modèle occidental de la guerre et son militarisme citoyen. Une thèse qui est ici critiquée et contestée. Quelle permanence du citoyen soldat entre la Rome antique et la révolution française ? L’Occident a t-il connu des conquérants plus grands que Gengis Khan ou Tamerlan ?
Une critique poursuivie dans Violence subtile. La diversité des discours chinois et indiens sur la guerre est étudiée à partir des sources littéraires, réfutant ainsi l’existence d’un comportement « oriental » (par opposition au modèle occidental). L’étude porte davantage sur le discours que sur la réalité, en raison du manque de sources. La subtilité chinoise provient non de la fuite devant l’ennemi mais de l’effort fait pour le surprendre afin de mieux le vaincre. Elle fait appel à des armées de fantassins disciplinés et entraînés, qui ne sont pas si éloignées de celles de l’empire romain. L’attitude indienne est pragmatique, tout voisin étant un ennemi potentiel, il faut donc s’adapter au rapport de force en pratiquant selon les cas, la diplomatie, la guerre ouverte ou cachée, voire la guerre secrète (corruption ou assassinat). Il n’y a pas une mais des attitudes possibles.
Chevalerie et chevauchée nous permet de comprendre quel peut être l’écart entre un discours sur la guerre et la réalité de celle-ci. L’auteur présente le discours courtois sur la chevalerie, ses valeurs, ses pratiques, s’étendant sur la fonction militaire et sociale du tournoi Mais il nous rappelle qu’il ne faut pas oublier que la guerre médiévale c’est aussi la terrible réalité des chevauchées qui ravagent les campagnes. Celles-ci sont peu présentes dans les discours sur la guerre car ceux-ci sont produits pour la noblesse qui constitue la catégorie dominante.
Des cipayes au soleil d’Austerlitz
La guerre linéaire (fin XVII° et XVIII° siècle) permet à l’auteur de nous montrer comment les goûts et idées d’une époque peuvent modeler la pratique du combat. Comment expliquer une pratique du combat si différente de celle des époques révolutionnaires et impériales alors que les armements sont les mêmes ? La force du discours sur la guerre de l’époque des Lumières tend à modifier la réalité des combats par l’exploration scientifique et raisonnée des opérations et tactiques militaires à laquelle il procède. Les batailles étant meurtrières et incertaines, on leur préfère le siège de places fortes dont l’aspect scientifique permet de connaître l’issue dés le début des opérations, laissant peu de place au hasard. La réflexion s’étend également sur la définition d’une guerre juste, ce n’est pas uniquement la cause, c’est aussi la manière dont elle est menée : elle doit suivre des codes. Enfin, la puissance de l’esthétisme et la recherche de la perfection expliquent le développement d’armées aux uniformes chatoyants, évoluant en lignes majestueuses lors des batailles, ou assiégeant des forteresses aussi remarquables par la beauté de leur architecture que par leurs qualités militaires.
En quoi les cipayes sont-ils la fusion réussie des discours européens et indiens sur la guerre ? C’est les victoires des conquis. La conquête de l’Inde n’est pas due à une quelconque supériorité technologique occidentale, elle est le résultat de la création des cipayes, ces troupes indigènes qui formèrent l’ossature des forces anglaises. Plus que l’importation des tactiques européennes, c’est la capacité des anglais à jouer du système social des castes pour se forger un outil militaire qui explique leur succès. Ils recrutèrent majoritairement dans les hautes castes au dharma (sens du devoir) développé. Ces soldats vivaient en autonomie avec leurs familles dans le respect de leurs valeurs religieuses. Ainsi le sentiment hindou d’appartenance à une même communauté était renforcé, venant s’ajouter à l’esprit de corps régimentaire occidental pour donner naissance à des unités d’une grande cohésion. Les cipayes constituent dés lors un groupe considéré dans la société indienne. Un statut très différent de celui du soldat dans l’Europe des XVI° et XVII° siècle et non une simple copie.
Le soleil d’Austerlitz veut nous montrer que l’œuvre de Clausewitz est le produit des changements dans l’art de la guerre mais aussi le résultat d’un regard influencé par le romantisme naissant. La réalité des combats est modifiée par le développement d’armées de masses motivées par un sentiment national ou idéologique. La masse des combattants permet de s’affranchir du souci des pertes et donc de rechercher la bataille. Leur moral permet la mise en œuvre de nouvelles tactiques comme la colonne et les tirailleurs. Mais la nouveauté vient de la présentation de ce romantisme militaire qui étudie les combats avec un regard très différent de celui des Lumières. Il met l’accent sur la psychologie et la volonté, la part du génie créateur et du hasard dans la conduite des opérations autant de facteurs qui jouent lors des batailles. Un romantisme militaire dont l’ouvrage de Clausewitz serait l’œuvre majeure avec ses concepts de guerre absolue et réelle. Les degrés de lecture du discours de Clausewitz permettent à Lynn d’étayer sa thèse. Clausewitz a été lu par beaucoup, au début du XX° siècle il est présenté comme le théoricien de la guerre totale, alors que depuis la guerre du Vietnam l’armée américaine retient de lui la théorie de la guerre limitée.
Que se passe-t-il quand s’affrontent deux nations dont les discours sur la guerre sont radicalement différents ? Elles nient à l’autre le respect des règles conventionnelles de la guerre .C’est un combat sans merci. J. Lynn s’attaque ici à un sujet sensible,celui du racisme lors des affrontements entre américains et japonais dans le Pacifique, du rôle que cela a pu jouer dans l’utilisation de l’arme atomique. L’auteur ne nie pas la réalité des comportements racistes chez les soldats américains. Il distingue cependant l’expérience de la guerre (la pratique de la guerre sur le terrain) marquée par des actes racistes, de la conduite de la guerre exercée par les politiques et les états-majors pour laquelle le racisme n’a pas joué. Il nous démontre surtout que l’existence d’actes racistes est le produit de la rencontre et de l’incompréhension entre deux cultures militaires différentes. Les Japonais n’ayant que mépris pour des adversaires qui acceptaient de se rendre, les Américains ne comprenant pas la détermination des Japonais à se battre jusqu’au bout et par tous les moyens.
De Suez au terrorisme
La traversée du canal permet à l’auteur de montrer l’importance du rôle des hommes et des cultures militaires nationales dans le déroulement des combats car il n’y a pas de « soldat universel ». La supériorité numérique et technologique ne suffit pas à garantir la victoire, elle dépend des guerriers. L’étude des opérations de l’armée égyptienne montre comment l’état-major égyptien a su adapter ses stratégies aux points forts et aux points faibles du comportement du soldat égyptien. Celui-ci fait preuve d’une obéissance stricte aux ordres qui en fait un parfait exécutant mais empêche toute prise d’initiative ou manoeuvre. Mais il a étonnante capacité à s’accrocher au terrain conquis. D’où le recours à une offensive planifiée et limitée débouchant sur une défense destinée à user les Israéliens. L’échec final venant d’un excès de confiance qui a entraîné une poursuite de l’offensive hors du cadre de la planification ce qui a mis en difficulté les officiers subalternes égyptiens.
C’est aussi mettre en évidence un paradoxe. La recherche d’un choc frontal par l’armée égyptienne,même si elle a été inspirée en partie des doctrines soviétiques, est l’attitude qui se rapproche le plus du « modèle occidental de la guerre » de Hanson. Alors que l’attitude israélienne, toute en manœuvre, proche de la doctrine opérationnelle des marines américains, emprunte davantage à la culture militaire chinoise de Sun Tzu.
Un nouveau discours militaire sur le terrorisme est nécessaire. Le terrorisme est une nouvelle forme de guerre, mais une guerre qui n’appelle pas une réponse idéologique qui en ferait le mal absolu mais une réponse stratégique pour le combattre.
L’auteur présente ici les caractéristiques du terrorisme en général et du terrorisme islamique en particulier mais sans se rallier à la thèse d’un choc des civilisations. Le combat d’une démocratie contre le terrorisme est difficile à mener. Une démocratie doit préparer ses citoyens à vivre avec cette menace. En effet, le combat sera long et difficile, il faut donc apprendre à vivre avec sans céder. Il faut aussi faire preuve de retenue et de discernement, ne pas renoncer aux respects des droits fondamentaux de tous. Or les terroristes, quels qu’ils soient, s’affranchissent de toutes ces préoccupations. Ils cherchent au contraire à provoquer une réaction violente qui ne pourrait que renforcer leurs rangs et les faire apparaître comme victimes.
Lynn se livre à une analyse des raisons de l’échec de l’armée américaine en Irak. Les militaires sont persuadés d’avoir gagné la guerre, car pour eux la guerre s’est terminée avec la chute de Saddam Hussein. Ils ne considèrent pas que les évènements actuels soient une vraie guerre. Or c’en est une, mais une guerre qui ne correspond pas à leur discours sur la guerre. Les armées doivent apprendre à adapter leur manière de combattre aux conflits et non l’inverse. Elles doivent savoir vaincre les forces adverses mais aussi gérer l’après combat : à savoir le maintien de la paix pour gagner la confiance et rebâtir un état stable. Cela implique une redéfinition du discours sur la guerre qui doit être le produit de la réflexion des militaires, mais aussi des gouvernements et de la société civile. C’est la condition du succès et du respect des droits.
L’approche de l’historien spécialiste croise celle du citoyen soucieux d’éclairer le citoyen sur les évènements du monde actuel. Un ouvrage dense et riche qui présente une approche originale du lien entre guerre et société. La variété des thèmes fait regretter une bibliographie essentiellement en anglais.
François Trebosc