Des campagnes oubliées
De nombreux carnets de guerre et lettres de poilus de la guerre de 14-18 ont été édités. Et certains, tels les Carnets de guerre de Louis Barthas, sont devenus des succès de librairie. Il n’en est pas de même pour la Seconde guerre mondiale. Si des témoignages de généraux, de déportés, de résistants ou de civils ont été publiés, les carnets de guerre de soldats engagés dans les campagnes de Tunisie, d’Italie ou de Provence l’ont été plus rarement. Ces campagnes ont permis à l’armée française de se reconstituer, de se distinguer et de faire prendre à la France sa place parmi les vainqueurs. Le siège permanent de la France au Conseil de sécurité de l’ONU en est l’une des conséquences. Pourtant, la mémoire et l’histoire de ces campagnes et des hommes qui l’ont faite, restent largement éclipsées par d’autres évènements tels le débarquement américain en Normandie ou les actions de la Résistance. Les commémorations et publications autour de ces campagnes sont restées plutôt confidentielles et limitées. Seule exception, le récent film « Indigènes », qui a fait connaître du grand public le rôle de l’armée française d’Afrique, majoritairement composée de maghrébins, dans la libération de la France et de l’Europe. Rappelons que ce film met en scène un groupe de soldats du 7e RTA (Régiment de Tirailleurs Algériens) de l’Afrique du Nord à l’Alsace en passant par l’Italie et la Provence. Ce film aurait pu s’inspirer des Carnets de Jean Lapouge, officier du 7e RTA, qui a vécu toutes ces campagnes.
Un témoignage précieux
Jean Lapouge est issu d’une famille d’officiers affectés en Afrique du Nord. Il sort de Saint-Cyr en 1942 pour être affecté comme sous-lieutenant au 7e RTA, stationné à Sétif (Algérie). Il y dirige une section de mitrailleuses composée d’une trentaine d’hommes, tous musulmans à l’exception de quelques sous-officiers. Quelques jours après son arrivée, le 8 novembre 1942, le débarquement anglo-américain place l’Algérie sous le contrôle de la France libre et des alliés. Son régiment est alors immédiatement intégré aux forces alliées qui luttent contre les forces de l’axe en Tunisie. C’est à partir de ce moment que Jean Lapouge commence à tenir ses carnets dans le seul but, dit-il 65 ans après, de s’imposer un effort quotidien, de lutter contre l’atonie intellectuelle qui le guettait. Ces carnets n’ont pas été écrits dans la perspective d’être publiés et il a fallu l’insistance de ses proches pour leur auteur consente à publier ce qu’il considérait comme strictement intime. Ils n’en sont que plus précieux.
Ces carnets ne sont pas un récit historique de la guerre. Jean Lapouge ne disposait pas des informations nécessaires pour avoir une vision générale du conflit. C’est même le manque d’informations fiables parvenant au front qui frappe à leur lecture. Ces carnets sont un journal intime où Lapouge confie au jour le jour le récit des évènements qu’il vit, mais aussi ses réflexions, ses émotions (joies, peines, angoisses…), ses lectures. Il y décrit les rapports avec les hommes et femmes qu’il rencontre, les paysages qu’il traverse. Jean Lapouge tient ses carnets jusqu’à la fin de la guerre mais seuls les premiers, correspondant aux campagnes de Tunisie, d’Italie et de Provence ont résisté au temps et sont publiés ici.
Le baptême du feu en Tunisie
La campagne de Tunisie où Lapouge fait son baptême du feu apparaît à la lecture comme une alternance de marches épuisantes et d’attentes ennuyeuses. Les successions d’ordre et contre-ordres montrent des hommes ballotés par l’état major, sans connaître la raison de leurs déplacements. Lapouge note aussi le matériel impressionnant des Américains qui contraste avec le dénuement des tirailleurs. Tirailleurs dont il partage la vie et avec lesquels il se montre d’abord trop proche, ce qui lui vaut quelques ennuis et la réflexion intime de se montrer à l’avenir plus distant face à ses subordonnés. Cela ne l’empêche de se faire aimer de ses hommes, en témoigne le soin qu’ils mettent à préparer ses repas ou son bivouac. Et grâce à cela il mène brillamment sa section pour son premier baroud. Seul officier rescapé de sa compagnie, il reçoit pour sa première action une citation et le commandement provisoire de la compagnie. Confronté à la mort il ne craint pas de mourir si son sacrifice est utile au redressement de la France.
Pendant les moments d’inaction Lapouge se raccroche à tout ce qui peut soutenir son moral. Ses souvenirs familiaux, et plus particulièrement le souvenir de sa mère qu’il imagine fière et inquiète. Les rares lettres qu’il peut recevoir de ses proches sont pour lui un réconfort. Il évoque aussi les souvenirs des camps de scout qu’il encadrait en Provence et se lie d’amitié avec un jeune scout rencontré dans une ville du front. Il admire les paysages tunisiens dont certains lui rappellent la Provence, et de magnifiques oiseaux. Il voit dans cette nature des merveilles de la création divine. Car Jean Lapouge est un catholique sincère et pieux, optimiste sur l’homme et sur l’avenir. Il n’approuve pas l’esprit désabusé de certains officiers.
La campagne de Tunisie s’achève par la victoire des alliés en mai 1943. Mais pour Jean Lapouge, cette victoire est ternie par une altercation mortelle entre l’un de ses sous-officiers et un tirailleur. Il a cependant la joie et la fierté de porter le drapeau lors du défilé du régiment de retour à Sétif.
L’enfer de Cassino
Après avoir été réorganisé et équipé avec du matériel américain, le régiment de Jean Lapouge est intégré au Corps expéditionnaire français destiné à participer à la campagne d’Italie. Ses carnets reprennent en décembre avec la description de son départ de Sétif, la honte qu’il ressent de mendier du matériel aux américains de Bizerte « installés comme dans la 5e avenue », mais la joie de repartir servir la France et la certitude qu’elle reprendra sa place.
Après une courte traversée il débarque à Naples. Sa première impression de l’Italie est mitigée. Les maisons sont pittoresques mais la population est pauvre et sale. Il est surpris par le désordre qui règne à la messe (dont la description évoque une ambiance comparable à celle de Cinéma paradisio). Il est choqué par le racolage dans les rues de Naples. Affecté près de Cassino, il découvre le front qui se révèle vite comme pire qu’en Tunisie. Il doit faire face sur un terrain très escarpé, dans le froid, la boue et la neige, à un ennemi aguerri et suréquipé. Il s’agit de déloger les Allemands qui se sont solidement implantés sur les pitons, barrant la route de Rome. Les pertes sont effroyables, y compris chez les cadres dont il énumère les noms régulièrement. En quelques mois c’est plus de 85 % des hommes de son régiment qui disparaissent pour quelques maigres progrès. Quant aux conditions de vie qu’il décrit, elles n’ont rien à envier à celle des poilus de 14-18. Aussi les sentiments de Jean Lapouge sont partagés. « Que maudite soit la guerre ! » écrit-il. Les survivants sont à bout de force et la relève se fait attendre.
Le front et l’arrière
Quand elle survient enfin, le déplacement du régiment vers l’arrière est l’occasion pour Jean Lapouge de souligner le contraste entre le front et l’arrière. Il ironise sur ceux qui se croient des combattants tels les chauffeurs ou les plantons de la régulation routière « qui se considèrent comme des héros par rapport à leurs camarades de PC de la division, lesquels sont persuadés que le cantonnement est un enfer lorsqu’ils songent aux gens de l’État major ». Au chaos du front répond l’organisation impeccable de l’arrière décrit comme une énorme machine. Une « guerre plus proche d’une entreprise commerciale ou industrielle que de la guerre traditionnelle mais où le rôle du fantassin demeure entier, en dépit des chars, de l’artillerie, des avions qui l’appuient ». Il a raison car l’attaque de Cassino par les troupes motorisées et l’aviation américaine qu’il décrit plus haut s’est révélé un échec. Et c’est l’infanterie du Corps expéditionnaire français qui finit par percer les lignes allemandes en mai. Car cette infanterie est composée de paysans magrébins habitués à la vie dure en montagne. Avec leurs mulets, ils arrivent à passer par des sentiers escarpés, non sans difficultés que Lapouge souligne à plusieurs reprises. La percée coïncide pour Jean Lapouge au retour au combat après une période de repos méritée. « La vie est belle » note-t-il. La guerre de position se transforme alors en une guerre de mouvement. Jean Lapouge participe à la marche sur Rome puis à la conquête de Sienne, non sans de nouvelles pertes dans son unité. C’est avec fierté qu’il défile devant le drapeau français et ses chefs dans la ville de Sienne conquise par les français. L’honneur de la France est retrouvé.
Tourisme et vie de château
Pendant la campagne d’Italie Jean Lapouge met à profit ses moments de repos pour découvrir le pays et ses habitants. C’est l’occasion d’une vie de seigneurs très différente de celle du front mais souvent fugitive. Il tombe amoureux d’une jeune napolitaine, se lie d’amitié avec ses voisins ou ses hôtes et leurs enfants auxquels il distribue argent et friandises. Il mène une vie de château dans un hôtel de la baie de Naples peuplé d’officiers français et américains, d’où il part en excursion touristique avec ses camarades. Une permission lui permet de visiter Rome à la manière du Guide bleu, et même de rencontrer le pape.
La France retrouvée
Dans la dernière partie Jean Lapouge décrit son engagement dans le débarquement de Provence. L’arrivée sur le sol français, l’accueil de la population : « tout le pays est au bord de la route pour nous accueillir » sont pour lui des moments d’intense émotion. Après une marche rapide il arrive à Marseille où il découvre une nouvelle forme de combat, le combat de rue face à des allemands qui résistent. Après la reddition de la garnison allemande, il a la joie d’être à nouveau le porte drapeau du régiment (voir photo couverture) comme un an plus tôt à Sétif, et de retrouver bientôt ses parents.
En conclusion ces carnets sont une riche source d’information pour les historiens et un témoignage passionnant, vivant et émouvant pour tout public.
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