« Une manie, une obsession, une récidive dans nos démocraties : la hantise de la décadence ». Voici comment Michel Winock choisit d’entamer son livre et on sent bien qu’il propose, en même temps, une réflexion sur notre époque. Historien bien connu, il est notamment l’auteur de nombreuses biographies dont une consacrée à François Mitterrand et une à Madame de Staël.

Il dresse ici une série de portraits, alternant personnages bien connus, comme Barbey d’Aurevilly, et d’autres tombés dans les oubliettes de l’histoire comme Péladan. Il brosse surtout un tableau vivant et coloré de la France de la fin du XIXème siècle. Le livre comprend en outre une chronologie, quelques éléments bibliographiques et un index des noms cités.

La décadence

Les funérailles nationales de Victor Hugo constituent le point d’entrée et Michel Winock invite à considérer l’évènement sous au moins deux angles : est-ce un moment qui témoignerait de la réussite de l’installation du régime républicain ou alors un moment permettant d’ « inventorier les manifestations d’un sentiment largement partagé d’abaissement inéluctable ? ». A l’époque se font entendre des voix comme celles de Jules Méline qui appelle à fermer les frontières. Michel Winock précise bien que la décadence « n’est pas un concept scientifique », elle peut être vue au pluriel. Elle constitue un état d’esprit de rejet, que ce soit contre la société démocratique et industrielle, contre la machine ou encore contre le poids grandissant du prolétariat.

Des moeurs décadentes

Léon Bloy est un bon révélateur de ce que pense alors toute une partie du milieu catholique de l’époque, à savoir que les temps seraient ceux de la déchéance de la religion et du dépérissement de la France. Michel Winock dresse un portrait de ce provincial monté à Paris, ami de Jules Barbey d’Aurevilly. Il poursuit avec un des évènements littéraires de 1884, la parution d’  « A rebours » de Joris-Karl Huysmans. Le livre devient « le bréviaire de la décadence ». Moins connu sans doute aujourd’hui sort la même année « Le vice suprême » de Péladan. Michel Winock montre l’importance de l’occultisme à cette époque. «  Crise de la foi, crise de la science, il fallait chercher à tâtons sur quel socle de certitude on pouvait encore vivre ». Les angoisses de l’époque portent aussi sur la question du genre. « Tout décade, tout est bouleversé ». La crainte de la décadence se porte donc aussi sur les moeurs.

Le spectre rouge

D’autres sources d’inquiétude se font jour à l’époque, en lien avec le développement de la société industrielle. Dans ce climat général, la parution de « Germinal » d’Emile Zola ne passe pas inaperçue. Si le monde ouvrier inquiète, c’est aussi une époque qui voit un retour de l’antisémitisme. Le nom de Rotschild est, comme le dit l’auteur, « offert à la vindicte populaire ». Il est assez surréaliste aujourd’hui de lire que La Croix « se proclame le journal le plus antijuif de France ». Michel Winock évoque évidemment Edouard Drumont car avec lui, et d’un seul coup, les préjugés, les clichés se diffusent. Il résume le tout d’une formule : «  1O ans avant l’affaire Dreyfus, la France est entrée en antisémitisme ». Parmi les autres obsessions de l’époque, celle de la défaite militaire tient un rôle important. Tout en évoquant le boulangisme, Michel Winock livre quelques formules piquantes : « Dans ce pays où la Vierge Marie multipliait les apparitions, il n’est pas surprenant qu’on attende le miracle politique ». La galerie de portraits se poursuit avec notamment Maurice Barrès, Barbey d’Aurevilly qualifié de « réactionnaire magnifique » et « d’ icône de la résistance à la modernité ». De façon plus générale, c’est également une époque qui s’interroge sur la science.

La babel de fer

La Tour Eiffel ne pouvait pas laisser indifférente et tel fut bien le cas. C’est un temps également marqué par la peur des masses car, vingt ans après la Commune, de nouveau certains craignent une guerre civile. C’est dans ce contexte que la sociologie se développe pour mieux comprendre qui est ce peuple. La foule effraie les conservateurs mais « elle se révèle aussi comme un défi pour la république démocratique ». C’est l’époque aussi du satanisme, de l’anarchisme. Au-delà de la figure de Vaillant, Michel Winock évoque Octave Mirbeau qui est convaincu de la destruction inévitable de la société bourgeoise et capitaliste. Michel Winock s’interroge tout de même pour savoir si la peur provoquée par l’anarchisme n’a pas été amplifiée par certains gens de lettres, un « anarchisme de salon » en quelque sorte. Le théâtre n’est pas à négliger pour comprendre cette époque avec la création de « Ubu roi ». A cette époque, on ressent l’influence du théâtre scandinave et de la place nouvelle et toujours plus importante de l’individu. « Le désordre était sur les planches comme il était dans la rue ».

Naissance du nationalisme

Michel Winock évoque des faits parfois aujourd’hui oubliés comme l’incendie du bazar de la Charité qui fit 120 morts. Cette institution fondée par des membres de la haute société catholique rassemblait chaque printemps un certain nombre d’oeuvres de charité et constituait une date essentielle du calendrier mondain. Cependant, l’atmosphère y était un peu particulière car, contre quelques pièces, les baronnes se laissaient « déposer sur la joue » des baisers pour récolter de l’argent pour leurs bonnes oeuvres. Ceci explique que beaucoup de femmes moururent lors de cette incendie. Plus que le nombre de victimes, c’est le sens que certains donnent à ce fait divers qui lui donne un écho important. « La rencontre imprévue de la Beauté (une assemblée de femmes du monde, élégantes) et de la Mort (soudaine, hasardeuse) fascine d’autant plus qu’elle est l’un des grands thèmes du romantisme qui dans les vingt dernières années de ce siècle s’est paré de toutes les obsessions du  ‘décadentisme ’ ».  Tous ces innocents morts avaient à voir avec une régénération à venir d’une France pécheresse. L’évènement agglomère d’autres tendances aperçues auparavant comme l’occultisme ou même l’antisémitisme.

En conclusion, Michel Winock dit qu’ « on s’imagine alors un âge d’or perdu, à tout le moins un monde d’autrefois qui était meilleur ». Il cite aussi cette phrase de Maurice Barrès : «  Ce qui bouge me gêne ». C’est donc un livre particulièrement intéressant, où l’on retrouve le style de Michel Winock, capable de résumer des situations en des formules ciselées. S’il nous parle d’hier, aujourd’hui n’est jamais très loin.

© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes.