Utilisons-nous toujours les bons mots et les bonnes catégories pour définir et comprendre le monde actuel ? C’est en quelque sorte l’interrogation initiale de l’auteur qui invite le lecteur à reconsidérer le vocabulaire communément employé. Il précise que le langage est lié à l’idéologie.

Pour une autre vision du monde

Gabriel Rockhill revisite donc trois concepts essentiels : la mondialisation, la technologie et, de façon plus détaillée, la démocratie. L’auteur est professeur de philosophie à l’Université Villanova et fondateur de l’Atelier de théorie critique à la Sorbonne. Il a également déjà publié « Logiques de l’histoire » en 2010. Gabriel Rockhill souhaite donc décrypter les éléments de langage mais il affiche également un autre objectif qui est de « forger des outils théoriques permettant d’aborder tout autrement la problématique de l’actualité ». L’auteur insiste pour dire qu’il n’y a pas qu’un présent qui serait partout le même pour tous. Il faut se méfier des mots qui auraient vocation à résumer toute une époque. Il faut reconnaitre à l’auteur la rigueur et le souci de ne pas basculer dans le systématisme.

La mondialisation existe-t-elle ?

Gabriel Rockhill insiste pour dire que la mondialisation n’est « ni un fait indéniable, ni une simple illusion trompeuse ». Tout dépend des points de vue et, pour ancrer cette idée, l’auteur cite deux extraits sans les dater d’abord. « Aujourd’hui que le commerce, les voyages …réunissent davantage les peuples divers, et que leurs manières de vivre se rapprochent sans cesse par la fréquente communication, on s’aperçoit que certaines différences nationales ont diminué ». Si la phrase sent bon la mondialisation, on s’aperçoit que l’auteur en est Jean-Jacques Rousseau en 1754. Gabriel Rockhill traque l’apparition du mot « globalization » dans les journaux et il veut montrer que ce mot n’est pas neutre, mais renvoie à tout un imaginaire politique libéral. Il se livre ensuite à une très intéressante analyse en lien avec le marxisme. En effet, pour lui, la mondialisation partage, d’une façon qui pourrait sembler paradoxale, trois caractéristiques majeures du système marxiste. Dans les deux cas, cela aboutit à une histoire réductionniste, téléologique et prétendument inévitable. L’auteur plaide aussi pour qu’on se défasse de « there is no alternative ». Même ceux qui sont contre la mondialisation reconnaissent son existence ce qui, d’une certaine façon, valide le bien fondé de son existence. « Le concept de mondialisation est plutôt une donnée de l’imaginaire politique dominant ». « L’histoire n’est pas le destin ».

Vivons-nous vraiment une ère technologique ?

Gabriel Rockhill envisage ensuite la technologie comme un autre concept explicatif du monde. « Un seul concept est-il vraiment susceptible de résumer tel ou tel aspect non trivial de la totalité de la population mondiale ? ». Il considère qu’il s’agit là d’un discours eschatologique, organisé autour d’une perfection technologique à venir. Peut-on parler d’une nouvelle ère technologique quand on sait que 43, 4 % de la population mondiale, seulement, a un accès régulier à Internet ? Il souligne que la technologie n’existe toujours que par rapport à une société. Pour faire comprendre cette idée, il s’appuie sur l’exemple du cinéma parlant, en insistant sur le fait qu’il ne fut nullement le résultat d’une évolution technologique inévitable. Le débat entre technophiles et technophobes n’a, pour l’auteur, aucun intérêt, tout comme les positions intermédiaires. L’auteur montre que la technologie n’est pas toute puissante malgré une certaine mythologie. Bref, il invite là aussi à reconsidérer cette centralité de la technologie.

A quoi sert la démocratie … ?

La troisième partie est la plus fournie de l’ouvrage. Gabriel Rockhill avance que la valorisation de la démocratie risque d’empêcher toute interrogation de fond. Il parle de vénération, ce qui bloque tout débat. L’auteur dit bien qu’il ne s’agit évidemment pas de remettre en cause l’idée démocratique. Il est nécessaire de se donner une profondeur historique et « d’aborder autrement le sujet du temps présent ». Ce qui est gênant selon lui, c’est que la démocratie reste « imperméable aux faits capables de la contrarier ». Gabriel Rockhill propose une approche de ce qu’il appelle les quatre phases de la démocratie. Il critique notamment la valorisation de la période athénienne antique car, à Athènes, 17 % des habitants étaient des citoyens. En plus seuls 6 000 pouvaient réellement assister à l’Assemblée. Bref, la démocratie athénienne est bien différente de la nôtre et pourtant on crée un continuum entre hier et aujourd’hui. Il souligne aussi que l’idée de démocratie n’a pas toujours été valorisée lorsqu’on relit certains textes de Rousseau, de Montesquieu ou de Kant. S’appuyant sur les travaux de Pierre Rosanvallon, l’auteur rappelle que la démocratie ne fut pas un des maitres mots de la Révolution française. Enfin, il étudie la démocratie américaine actuelle et pointe des faits qui, pour l’auteur, peuvent remettre en cause le qualificatif de démocratique pour la qualifier. Ainsi, que penser du fait que plus de 2 millions de personnes sont incarcérées dans le pays ? Que penser également du sort réservé aux lanceurs d’alerte ? Peut-on qualifier de démocratie une société où près d’un tiers des Américains d’âge adulte ne sont même pas inscrits sur les listes électorales ? Gabriel Rockhill parle aussi de façon critique de la politique étrangère américaine. Il s’appuie aussi sur les analyses de Castoriadis qui critique le fait que, dans la démocratie actuelle, les options sont définies d’avance. Il rappelle qu’on ne peut pas non plus résumer la politique à des organisations gouvernementales et à leurs activités.

En conclusion, Gabriel Rockhill rappelle plusieurs de ses idées fortes. Il n’ y a pas un concept qui pourrait rendre compte à lui seul de notre monde actuel. Il y a donc des imaginaires historiques. Il faut tenir compte de l’espace, du temps et de la société car le « présent » d’un espace social spécifique n’est pas nécessairement celui d’un autre espace social. Pour lui, la contre histoire vise « la création de nouveaux sens historiques ». C’est donc un livre stimulant. L’auteur réussit une approche critique mais qui ne se résume pas à une remise en cause stérile. Si l’on n’est pas obligé de partager toutes ses réponses, il est indéniable qu’il soulève en tout cas de très nombreuses interrogations intéressantes. Il n’est pas forcément question d’avoir toujours une posture purement critique mais « il est nécessaire de nager à contre courant ».

© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes.