Le rigoureux travail de Chantal Prévot s’inscrit dans une période très courte, de 1800 à 1815, du Consulat à l’Empire souvent identifiée comme une période qui marque la fin des idéaux révolutionnaires et où les femmes ne peuvent trouver leur place entre guerres interminables et pouvoir dictatorial. S’appuyant sur de vastes archives et effectuant une lecture historienne des ouvrages aussi bien scientifiques que romancés de l’époque, l’historienne dresse le portrait des femmes qui évoluent dans un monde d’hommes, d’intrigues et de désirs. S’affranchissant parfois des carcans, elles demeurent cependant bien souvent reléguées sur les côtés de l’histoire qui s’écrit.
Le partage sexué du monde
Les acteurs principaux de la Révolution française sont les enfants des Lumières qui n’ont jamais placé les femmes au centre de leur réflexion et de leurs débats. Logiquement lorsqu’ils s’installent au pouvoir dans la France née de la Révolution française, les institutions et les textes législatifs assurent l’égalité entre tous les hommes. La division des sexes étant naturelle, rationnelle et fonctionnelle il est impossible pour un quelconque pouvoir de rectifier cette donnée. La femme est plus que jamais une mère à la maison en charge d’élever les enfants.
Les hommes de science – même proches de Condorcet – accentuent encore cette perception : à partir de la ménopause, l’infécondité est perçue comme une mort sociale ainsi que l’écrit Chantal Prévot d’autant qu’un décret daté du 10 mars 1803 définit qui peut porter le titre d’officier de médecine créant ainsi une élite écoutée et respectée même lorsqu’elle sort de son champ d’action. L’éducation prolonge ce qui était en cours sous l’Ancien Régime, la loi générale sur l’instruction publique du 29 frimaire an III (19 décembre 1793) prévoyait des écoles primaires publiques, gratuites et obligatoires durant au moins 6 ans pour les garçons et les filles … et pas au-delà. Dès 1795, un coup d’arrêt brutal est marqué, car désormais les parents doivent contribuer aux salaires des enseignants et les filles sont alors moins nombreuses sur les bancs des écoles devenues mixtes. Au niveau secondaire, sont scolarisées 6 000 jeunes filles à titre gratuit (1806) contre 75 000 jeunes hommes (1807). La création en 1805 des Maisons de la Légion d’honneur est un trompe l’oeil. En effet, si Napoléon en fixe lui-même le programme en tenant compte du fait que » la faiblesse du cerveau des femmes, la mobilité de leurs idées (…) » ainsi qu’il l’écrit dans une lettre en 1807, ses ambitions pour les femmes sont modestes : raccommoder les vêtements de son mari, être une bonne garde-malade (…). Par chance, Henriette Campan (directrice de la maison d’Écouen (1805-1814) et y ajoute les langues vivantes, l’histoire et la géographie, la littérature et le piano. Pour les plus modestes, les emplois de domesticité et le travail en atelier sont les seuls accessibles mais avec des salaires 2 à 3 fois élevés que ceux des hommes. Pour les autres, travailler n’est pas un idéal de vie cependant, certaines en aidant avec leur mari dans des boutiques ou à la ferme jouant ainsi, discrètement, un rôle essentiel dans la bonne marche de l’économie familiale. Des autrices n’hésitent pas à consacrer leurs textes à cette émancipation à bas bruit nécessaire qui ne peut s’appuyer que sur une éducation adaptée qui reste encore à créer.
Les moeurs et le regard qui est porté sur elles sont révélateurs du climat général pour une génération née dans l’Ancien Régime, épanouie à l’époque révolutionnaire et qui, devenue élite tente de se forger une morale. La date du 15 décembre 1809 est présentée par Chantal Prévot comme un temps pivot : la dissolution du mariage entre Napoléon et la populaire Joséphine pour cause d’infertilité renvoie la femme à ce qu’elle doit être, une mère. Avec 2 millions d’hommes qui passent sous les drapeaux entre 1792 et 1815, les femmes se muent en veuves, mères orphelines de fils devant faire face aux difficultés économiques. Le mariage des Rosières né sous l’Ancien Régime est pris en main par l’État le 2 décembre 1804, 5 ans plus tard les unions entre » une jeune fille pauvre et sage » et » un homme ayant fait la guerre » font partie intégrante des célébrations impériales. Des certificats de vertu sont délivrés aux futures épouses, la préfecture valide – ou non – la possibilité de cette union. Le 31 mars 1810, jour du mariage entre l’empereur et Marie-Louise d’Autriche, 6 000 mariages de militaires retraités et de filles de bonne conduite et de bonne réputation ont lieu dans le pays. À travers les archives, les quotas ne semblent pas avoir été atteints, est-ce un problème d’âge ? La question de la vertu attendue et à prouver ?
Le sort des femmes
Chantal Prévot qualifie le mariage » de la plus grande affaire de leur vie, leur destinée première « . Le célibat, la virginité sont des marqueurs d’exclusion des femmes de leurs fonctions – épouse et mère – dans la société. Le Code Civil (article 148) autorise le mariage à 18 ans pour les hommes et dès 15 ans pour les filles. Le consentement des parents est obligatoire pour les mineurs et s’il ne l’est plus pour les enfants devenus majeurs, difficile cependant de passer outre. Les jeunes filles s’obligent donc à accepter un fiancé choisi par leurs parents et surtout par la mère qui oeuvre tôt pour marier sa progéniture même s’il s’agit de » fumer la terre « en épousant un noble ruiné pour gagner un nom ou un nouveau riche pour retrouver une fortune disparue dans les affres de l’histoire. Au delà de la moralité et du « qu’en dira t’on « , l’âge accroît la pression sur la jeune femme qui à partir de 30 ans est déjà flétrie. C’est à travers la littérature romanesque de l’époque que l’intimité se dévoile : l’écart d’âge parfois de plusieurs dizaines d’années n’est pas sans poser problème bien évidemment. Adélaïde Filleul connaît un succès avec » Adèle de Senange » car tout n’y est pas fictionnel : l’autrice a 36 ans de moins que son premier époux alors que Sophie Cottin dans son roman évoque un couple avec 55 ans d’écart ce qui a été sa réalité. Une femme qui passe sa vie avec un époux qu’elle n’apprécie pas – on n’en est pas encore à parler d’aimer – est un modèle en charge de la gestion du foyer familial : le destin de chaque jeune fille. Pourtant dans les cahiers de doléances des femmes de Franche-Comté déposé aux États-Généraux, il est revendiqué que » les mariages soient arrangés par l’inclination des parties » et cette idée fait son lent chemin dans la bourgeoisie.
C’est le corps qui impose le rythme des grossesses et avec elles les risques inhérents à cet état au début du XIXe siècle. La classe sociale seule permet aux unes de se poser alors que la très grande majorité des femmes est dans l’obligation de continuer à travailler. Il faut attendre les années 1820 pour que des écrits médicaux permettent de comprendre le fonctionnement de l’appareil reproducteur féminin mais la fécondation 10 ans plus tard… Le Code pénal de 1791 repris dans celui de 1810 condamne l’avortement : le premier vise uniquement les avorteurs, le second y ajoute les femmes qui ont tenté elles-mêmes de mettre un terme à leur grossesse. Le préservatif masculin est encore associé à la débauche et moralement condamné, les préservatifs féminins sont réservés aux prostitués : reste le petit lit ( l’abstinence ) et le coït interrompu pour éviter ces grossesses qui s’enchaînent d’année en année. Malgré les campagnes menées avant même 1789, la pratique de la mise en nourrice demeure et l’échec de l’allaitement maternel reste une spécificité française en Europe montrant que, dans les couches les plus élevées de la société, certaines mères résistent à l’emprise complète de leur corps. Cependant, en 1813 encore, Germaine de Staël écrit : « La femme cesse d’exister pour son espèce, et entre dans la classe des vieillards » scellant ainsi le sort de celles qui, avec l’arrêt de leurs règles, basculent dans un autre monde.
Les facettes de la vie
Au XVIIIe siècle, 62 grands salons sont disséminés dans Paris, tenus par des femmes ambitieuses entourées d’hommes. Dissipés pendant la Révolution, ils se reconstituent sous le Directoire et plus encore sous le Consulat. C’est dans l’orbite de Germaine de Staël que gravitent les esprits les plus ouverts jusqu’à son exil. Celui de Juliette Récamier traverse toute la période de 1799 à 1849 (année de son décès). Les artistes trouvent une place en ce début de XIXe mais elles ne doivent pas trop attirer à elles la lumière : en 1800, 20% des livres publiés ont une signature féminine aujourd’hui oubliée. La peinture permet aux femmes d’affirmer leur présence dans les salons, bien formées dans des cours mixtes, des expositions récentes en témoignent. Les musiciennes sortent aussi de l’oubli.
L’époque est au combat, Chantal Prévot recouvre totalement le champ des femmes en guerre en proposant 3 entrées : celle au coeur des troupes, les suiveuses et enfin celles de l’arrière. Force est de constater que les combattantes sont peu nombreuses, ce n’est toujours pas aux femmes de porter les armes mais elles vont être aisément intégrées comme blanchisseuses dont le nombre est fixé par décret. Les mères et les épouses, les coureuses d’armée : maîtresses, prostituées accompagnent parfois les troupes à travers l’Europe… Cependant, les mariages blancs se mesurent au nombre de divorce après 1815 : nombre d’hommes ont été exemptés grâce une femme. Nulle n’est à l’abri des violences de guerre, viols (bien qu’interdit par l’état-major) et humiliations : les victimes demeurent les plus nombreuses, aujourd’hui encore. L’autrice consacre un chapitre spécifique aux prostituées, les filles soumises, dont le nombre augmente logiquement dans les villes de garnison. Depuis la Révolution et les démarches hygiénistes, les autorités parisiennes elles luttent contre le racolage en s’appuyant sur le décret préfectoral de l’an X qui rend obligatoire un examen médical : les policiers pourchassant les récalcitrantes qui peu à peu sont contraintes à l’enfermement dans les maisons closes.
Second sexe et législation
Héritage des volontés révolutionnaires, le 21 mars 1804 le Code civil des français met en place une législation pour tous les habitants, en 1807 une seconde version légèrement remodelée survivra à la chute de l’empereur. Les juristes rédacteurs en font un garde-fou au-dessus des brouhahas de la société : égalité entre tous (en supprimant par exemple le droit d’ainesse), sécularisation de l’État (le mariage civil) sont parmi les piliers du texte sur la vie des femmes et des hommes.
Chantal Prévot consacre une entrée à La trilogie financière du mariage : dot, veuvage, héritage car elle est encore incontournable dans une très grande partie de la société au début du XIXe siècle. La transmission du patrimoine via les femmes est un élément clé du mariage et d’un accord entre familles des époux. L’article 1540 précise qu’il s’agit du bien que la femme apporte au mari pour supporter les charges du mariage. L’article 1421 précise que c’est le mari [ qui ] administre seul les biens de la communauté. Au décès de l’époux, l’héritage est partagé entre les enfants et héritiers lointains laissant alors les veuves – nombre au regard de l’écart d’âge entre les époux – dans un potentiel dénuement économique mais leur permettant de retrouver une forme de liberté si elle est sans enfant.
En retardant l’âge au mariage et en fixant la majorité à 21 ans, les mariages arrangés sont mis à mal bien que l’accord paternel demeure incontournable et la famille légitime et solide occupe la place centrale des réformes. Pas de principe d’égalité dans le couple, pas de notion d’amour (envisagé pourtant dans le Traité du contrat de mariage de Roger-Joseph Pothier en 1798) : le mari doit protection et la femme obéissance de par leur nature même. Mise sous tutelle financière, ne pouvant apposer sa signature que sur un seul document (l’acte de naissance depuis 1792), ayant obligation de vivre où son époux le souhaite des interstices permettent à certaines femmes de se sortir de ce carcan législatif. Pour les plus volontaires, avec l’appui d’un juge ou d’un notaire et d’un mari conciliant, il devient possible de gérer la fortune familiale, la dot apportée et d’obtenir en héritage une part au dernier des vivants : que d’efforts en perspective…
Si le divorce, héritage révolutionnaire demeure, les restrictions qui l’accompagnent mettent les femmes dans des dispositions bien peu propices à son accessibilité. Le motif d’adultère fait son apparition mais il condamne plus lourdement l’épouse sous-entendant le fait qu’elle puisse avoir donné naissance à un enfant illégitime. L’article 324 du Code Pénal, l’article rouge rend excusable le meurtre de l’épouse et de son complice par l’époux en cas de flagrant délit d’adultère accordant ainsi des circonstances atténuantes au meurtrier. Alors qu’en 1792, l’allégation d’incompatibilité d’humeur était un motif de divorce, ce n’est plus le cas dans le Code Civil.
Ainsi que le rappelle Chantal Prévot, le Consultat-Empire est une époque singulière, un » entre-temps « bref dans l’histoire dont certaines traces sont longues à effacer. Il faut attendre la loi du 13 juillet 1965 pour que l’incapacité juridique de la femme mariée soit supprimée et 2006 pour la modification de l’article 212 du Code civil : » Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance. » . Durant cette période, les femmes ont cherché à occuper une place nouvelle dans la société française marquée par l’héritage révolutionnaire et le temps des guerres napoléoniennes. Encore victimes de l’idée d’un sexe faible et dépendant, c’est, comme l’écrit en excipit Chantal Prévot, par le travail né de l’industrialisation, l’éducation et l’urbanisation que les femmes obtiendront par elles-mêmes ce que les hommes n’ont souhaité leur accorder.