Cette nouvelle livraison du Mouvement social est entièrement consacrée à un dossier intitulé « Défendre l’ennemi public. »
L’ensemble des articles porte sur les avocats qui, dans le cadre d’une démocratie libérale, au XXe siècle et principalement après 1945, que ce soit en France, en Italie, en Allemagne de l’Ouest, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, ont été chargés de défendre des militants communistes, gauchistes, anarchistes ou nationalistes. La plupart de ces militants sont jugés parce qu’ils ont fait le choix de la lutte armée, de l’attentat ou encore de l’assassinat politique pour défendre leur cause. Sont ainsi évoqués, par une sociologue, une politiste et des historiens, la défense de militants communistes français pendant la guerre froide, le procès des huit de Chicago, les avocats dans le conflit nord-irlandais entre 1970 et 2000, l’affaire Croissant, les avocats mêlés aux procès des brigades rouges dans l’Italie des années de plomb, la figure du défenseur des « oustachis » croates ayant assassiné le ministre des affaires étrangères Louis Barthou et le roi Alexandre Ier de Yougoslavie en 1934 à Marseille, la défense des nationalistes algériens pendant la guerre d’Algériens . Dans la présentation du dossier, intitulée « La défense à l’épreuve. Se faire l’avocat de causes illégitimes au XXe siècle », Maria Malatesta et Liora Israël exposent les trois axes problématiques abordés à travers les différents articles : la « figure classique du procès politique » qu’il s’agit d’aborder par le biais du processus judiciaire et plus particulièrement de l’organisation de la défense des accusés, « la sociohistoire de la profession d’avocat » et enfin « la manière dont le prisme de l’analyse de la sphère judiciaire, et plus particulièrement du rôle des avocats, aide à comprendre les mobilisations politiques et sociales. »
La profession d’avocat et l’engagement
Pour tous les avocats qui acceptent de se charger de défendre un ou des « ennemis publics » se posent la question de l’engagement à deux niveaux : acceptent-ils de participer au processus de transformation du procès pénal en procès politique, estimant qu’ils défendent des militants d’une cause politique face à un Etat liberticide ou à une justice illégitime ? Partagent-ils les convictions de leurs « clients » et/ou appartiennent-ils à la même organisation ? L’ensemble des articles réunis dans ce numéro du Mouvement social permet d’aborder les deux cas.
Frédéric Monnier explique ainsi que Georges Desbons, avocat des « oustachis croates », fut choisi et payé par les « organisations nationalistes de la diaspora croate » (p.109) parce qu’il était proche des nationalistes bulgares et hongrois. C’est donc son soutien aux causes nationalistes d’Europe de l’Est en général qui lui valut d’être sollicité ; il n’était pas pour autant un militant de longue date de l’indépendance croate ce qui renvoie premier cas de figure envisagé. Vanessa Codaccioni, quant à elle, à partir des travaux menés pour sa thèse soutenue en 2011 et intitulée Punir les opposants. Une sociologie historique des « procès politiques » en temps de crise : les interactions répressives entre le PCF et l’Etat (1947-1962), développe un exemple qui entre plutôt dans le deuxième cas de figure. En effet, elle explique comment les militants communistes sont défendus pendant la guerre froide par un groupe d’avocats membres du PCF au sein duquel deux générations se côtoient : les « pionniers » [de la défense des militants communistes devant les tribunaux] et les résistants » qui sont connus alors comme étant « les grands avocats communistes » et les « novices », c’est-à-dire de jeunes avocats qui ont adhéré au PCF après la libération et qui apprennent au contact de leurs aînés les stratégies à employer et les chemins à emprunter pour transformer un procès pénal « classique » en procès politique : « Outre les fréquentations politico-professionnelles avec des confrères plus âgés qui socialisent les plus jeunes aux manières d’être et de se faire l’avocat défenseur d’une cause politique – notamment au sein du Palais où existent trois cellules communistes -, ils [les « novices »] peuvent, pour se former, bénéficier des « cours » de Marcel Willard au moment de la réédition de La défense accuse en 1951. » Marcel Willard est à cette époque la figure même du « grand avocat communiste », notamment parce qu’il fut un des défenseurs de Dimitrov en 1933.
La proximité idéologique avec leurs « clients » ou un militantisme commun peuvent conduire certains avocats dans le box des accusés. C’est le cas en particulier en Italie pour un certain nombre des défenseurs des brigades rouges, accusés de complicité avec les brigadistes emprisonnés, comme le montre Maria Malatesta, ou de Klaus Croissant, avocat lui de la « bande à Baader » et auquel s’intéresse Liora Israël dans son article : « Défendre l’ennemi public. L’affaire Croissant. »
Les avocats de la défense dans les procès politiques
Qu’il soit proche des convictions politiques de « leurs clients », ce qui est souvent le cas comme on l’aura compris, ou pas, les avocats de la défense dans les procès politiques peuvent choisir deux sortes de stratégies : s’en tenir au terrain juridique en cherchant par exemple à déceler des erreurs de procédure ou porter l’affaire sur le terrain politique dans le but de transformer un procès pénal en procès politique. En général, les deux stratégies sont utilisées parallèlement ou conjointement. Vanessa Coddaccioni, dans son article sur « Les avocats communistes français dans « lutte contre la répression » de guerre froide » prend ainsi l’exemple du procès de Roanne. « L’affaire de Roanne commence le matin du 23 mars 1950 lorsque des affiches de la CGT et un article du quotidien communiste Le Patriote de Saint-Etienne appellent à une manifestation le jour même pour s’opposer au départ d’un train de l’armée. » (page 20). A travers cette manifestation, les communistes entendent lutter contre la guerre d’Indochine, montrer leur anticolonialisme et afficher leur pacifisme. A son issue, ou quelques jours plus tard, plusieurs militants communistes sont arrêtés et déférés devant le tribunal militaire de Lyon. Lors de leur procès, leurs avocats se partagent le travail : tandis que les « représentants des barreaux locaux » (page 21) « assurent une défense strictement juridique mettant principalement en avant l’absence d’intention de s’en prendre au train et l’incompétence du tribunal militaire dans ce type d’affaire » (page 21), les avocats parisiens dépêchés par le Parti Communiste, des « « grands noms » communistes du barreau de Paris », se chargent plus particulièrement de la défense des accusés les plus engagés dans le parti communiste et qui occupent de responsabilités au sein de celui-ci. Ils « mettent en œuvre une défense politique ». Dans ce cadre, les plaidoiries et plus largement la stratégie de défense se fondent sur « trois cadres d’interprétation des affaires d’atteinte à la sûreté de l’Etat que l’on retrouve dans tous les procès d’envergure de la période : l’exaltation de la participation des accusés à la Résistance, la dénonciation de la répression politique dont ils sont victimes et la justesse de leur engagement contre la guerre d’Indochine. » (page 24).
Même Jacques Vergès, comme l’explique Sylvie Thénault, théoricien et praticien de la « défense de rupture » ne se prive pas des armes de la défense juridique qui devient dans son vocabulaire et dans son livre De la stratégie judiciaire, publié en 1968, la « défense de connivence » : « Pierre Kaldor souligne que « Jacques Vergès et ses défenseurs étaient extrêmement habiles en matière de procédure, très fouilleurs, très attentifs aussi », et Jacques Vergès reconnaît qu’il ne se privait pas de chercher les fautes de procédure afin d’enrayer le fonctionnement de la machine judiciaire. » (page 128). Un des intérêts de l’article de Sylvie Thénault, « Défendre les nationalistes algériens en lutte pour l’indépendance. La « défense de rupture » en question », est par ailleurs de déconstruire ou du moins d’analyser un pan de la mémoire de la guerre d’Algérie. Elle montre que la défense des nationalistes algériens ne fut pas le seul fait du collectif de la Fédération de France du FLN dont Jacques Vergès reste, dans la mémoire collective, la figure emblématique. D’autres collectifs d’avocats, composés de communistes en particulier, existèrent avant la création de celui-ci en 1958 ; en Algérie, des avocats locaux, sans engagement politique, accomplirent cette tâche mais aussi des officiers défenseurs commis d’office qui assurèrent une « défense de pure forme » (page 135). Par ailleurs, la notion de « défense de rupture » n’est pas née directement et immédiatement de l’expérience accumulée par Jacques Vergès et le collectif de la Fédération de France du FLN pendant la guerre d’Algérie. Elle a été théorisée plus tard et formalisée seulement dans De la stratégie judiciaire publié en 1968 par Jacques Vergès.
Procès et mobilisations politiques ou sociales
Les grands procès où sont jugés les militants politiques, quel que soit le contexte, entraînent des mobilisations dans le monde des avocats et dans la société toute entière à travers leur écho médiatique. Ces procès, dans la plupart des cas, amènent à juger un nombre important d’accusés et peuvent, à cet égard, être considérés comme des procès collectifs. De ce fait, et aussi parce qu’il s’agit, comme on l’a vu, de promouvoir une cause politique à travers un procès, la défense mobilise un nombre important d’avocats qui sont le plus souvent organisés en collectifs. C’est le cas pendant la guerre d’Algérie, c’est le cas bien sûr des avocats communistes qui défendent des membres de leur parti, c’est aussi le cas des avocats des brigades rouges en Italie. Une partie de l’article de Maria Malatesta est consacrée à « L’associationnisme juridique militant » qui débouche en particulier sur la formation du « Secours rouge (Soccorso rosso) » créé spécialement pour défendre le brigadistes. Ces collectifs d’avocats constituent une première forme de mobilisation collective engendrée par les procès qui nous intéressent.
Les avocats de la défense sont aussi au cœur des mobilisations plus larges qui se développent en périphérie de ces procès. Ce sont eux qui peuvent utiliser les médias comme caisses de résonance de la cause qu’ils défendent au sein des prétoires. C’est ce que montre particulièrement bien le volet français de « L’affaire Croissant » étudiée par Liora Israël. Karl Croissant, avocat de la « bande à Baader », s’exile en France pour fuir la justice ouest-allemande en 1977. Il est immédiatement l’objet d’une demande d’extradition qui finira par aboutir. Celle-ci engendre une intense mobilisation en France. Avocats, intellectuels et organisations de gauche se mobilisent en effet pour empêcher cette extradition ; cette mobilisation passe notamment par une intense campagne de presse qui donne un très large écho à l’ « affaire Croissant », pourtant bien oubliée aujourd’hui, et en fait le vecteur d’un large débat public sur les droits de la défense : « La France n’étant pas confrontée à un terrorisme d’extrême gauche à la même époque, le débat put y porter avec acuité sur la question des droits de la défense et du respect des libertés publiques » (page 84).
Le dossier étant centré sur la figure des avocats, les auteurs des articles n’insistent pas sur les conditions qui permettent la tenue de ces procès politiques, en dehors de la stratégie des défenseurs qui peut être de transformer un procès pénal en procès politique comme nous l’avons vu. On est frappé tout de même de constater que beaucoup de ces procès, qui se déroulent pourtant dans des démocraties libérales, sont liés à des législations spécifiques pour ne pas dire à des lois d’exception ou à des politiques particulièrement répressives. Vanessa Codaccioni cite longuement et commente et la « circulaire secrète » de 1950 adressée par le ministre de l’intérieur aux préfets et dont l’objet est la « répression des attentats à la sûreté intérieure et extérieure de l’Etat. » Elle montre que cette circulaire est au cœur d’un « processus de construction d’une cible pénale et policière prioritaire par l’étiquetage et la catégorisation des pratiques militantes communistes comme « atteintes à la sûreté de l’Etat. » » (pages 17-18).
Aucun article de ce numéro spécial du Mouvement social n’est, à priori, directement utilisable en cours, que ce soit en lycée ou en collège. Il n’empêche qu’il permet de compléter et d’approfondir ses connaissances sur le fonctionnement des démocraties libérales et sur l’Etat de droit. Or, il s’agit bien là de questions ou de notions qui sont au cœur de notre enseignement, en particulier en ECJS.